Dans une interview accordée à Dernière Heure, Générations Nouvelles et Bélier Intrépide, le professeur Prao Yao Séraphin dresse un diagnostic précis de l’économie ivoirienne et propose des pistes pour une croissance réellement inclusive.
Une économie robuste mais inégalement répartie
La Côte d’Ivoire consolide sa place de locomotive économique régionale avec un produit intérieur brut (PIB) nominal estimé à 47 790,9 milliards de FCFA en 2023, en hausse de 9,2 % par rapport à 2022. Selon le FMI, le PIB atteindrait environ 86,9 milliards de dollars en 2024, soit une multiplication par 2,5 depuis 2011. La croissance reste soutenue, à 6,5 % en 2023 contre 6,2 % en 2022, selon la Banque africaine de développement.
Cette performance repose sur la vitalité du secteur privé et les investissements publics massifs. Le secteur tertiaire (télécommunications, transports, finances) représente 56 % du PIB, le secteur secondaire (industrie, énergie, agroalimentaire, BTP) environ 22 %, tandis que le secteur primaire, dominé par l’agriculture, contribue également pour 22 %.
Des investissements massifs dans les infrastructures et l’énergie
Le taux d’investissement public est passé de 2,6 % en 2011 à 7,2 % en 2022, avant de se stabiliser à 5,7 % en 2023, tandis que le taux d’investissement total atteignait 26,2 % du PIB en 2024. Ces progrès reposent sur une stratégie volontariste d’infrastructures financées par la dette extérieure.
Entre 2011 et 2022, plus de 3 000 milliards de FCFA ont été investis dans les routes : 3 000 km de routes neuves, 300 km d’autoroutes et 2 500 km de routes réhabilitées. Le port d’Abidjan, moteur des recettes douanières (76 % du total national), a bénéficié de 1 500 milliards de FCFA d’investissements, consolidant son rôle de hub sous-régional, même si la congestion demeure un frein à sa compétitivité.
Dans le domaine énergétique, la Côte d’Ivoire s’illustre avec des projets phares comme la Centrale solaire de Boundiali — la plus grande d’Afrique de l’Ouest à terme — inaugurée en 2024 pour un coût de 50 milliards FCFA, et la Centrale biomasse d’Ayebo à Aboisso, alimentée par des résidus de palmier à huile, capable de fournir de l’électricité à 1,7 million de personnes.
Une croissance peu ressentie par la population
Malgré ces succès, le Pr Prao relève de fortes disparités sociales et géographiques. En 2024, la Côte d’Ivoire compte 32 millions d’habitants, dont 22 % d’étrangers, et se situe au 159ᵉ rang mondial à l’indice de développement humain (IDH 0,582). Le taux de pauvreté, estimé à 37 %, reste préoccupant, tout comme la précarité de l’emploi (73 %).
La croissance n’a donc pas été inclusive : Abidjan concentre 80 % de l’activité économique, plus de la moitié du PIB et 55 % des agences bancaires du pays. Les zones rurales, où le taux de pauvreté atteint 54 % contre 22 % en milieu urbain, demeurent marginalisées.
Le secteur informel, qui pèse près de 40 % du PIB et 90 % des emplois, illustre cette dualité économique : « Le formel ne représente que 10 % de l’activité », rappelle l’économiste. À cela s’ajoute la flambée du coût de la vie, qui fait de la Côte d’Ivoire l’un des pays les plus chers d’Afrique selon les indices internationaux.
Quelles solutions pour une croissance inclusive ?
Pour le Pr Prao Yao Séraphin, il est urgent de « transformer la croissance économique en bien-être partagé ». Il avance plusieurs leviers d’action.
1. Stimuler le secteur privé et l’entrepreneuriat.
Le gouvernement doit améliorer l’environnement des affaires, faciliter l’accès au financement, notamment pour les PME et les entrepreneures, et promouvoir la culture entrepreneuriale dès le plus jeune âge.
2. Investir dans le capital humain.
Une croissance inclusive passe par l’éducation, la santé et la formation. Les dépenses publiques doivent cibler les secteurs sociaux, tout en garantissant l’efficacité et la transparence des dépenses.
3. Développer les chaînes de valeur locales.
Le pays doit renforcer les filières stratégiques — cacao, riz, manioc, coton — en soutenant la transformation locale et en développant l’agro-industrie, afin de créer des emplois et réduire la dépendance aux exportations brutes.
4. Réduire le poids du secteur informel.
Chaque année, près de 20 000 milliards de FCFA échappent à l’État. Le Pr Prao recommande une stratégie de formalisation souple : enregistrement simplifié, incitations fiscales, formation et accompagnement des acteurs. Selon lui, « un apport de seulement 0,5 point de ce secteur au PIB représenterait 200 milliards FCFA supplémentaires pour l’État ».
5. Revaloriser la ruralité.
Enfin, il appelle à un rééquilibrage des politiques publiques : développement des routes rurales, accès aux services sociaux et amélioration des conditions de vie des producteurs agricoles, afin que les campagnes participent pleinement à la prospérité nationale.
« Croissance sans équité n’est pas développement »
Pour le professeur Prao, l’enjeu majeur des prochaines années est de passer d’une croissance de chiffres à une croissance de vies. « Les routes et les ponts ne suffisent pas. Il faut que chaque Ivoirien, du planteur à l’entrepreneur, ressente les fruits du progrès. C’est à ce prix que la croissance deviendra vraiment inclusive », conclut-il.
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