On nous a appris que l’élection est l’apothéose de la démocratie. On nous a dit, manuels scolaires à l’appui, discours officiels en renfort, que le jour du scrutin, le peuple devient roi, que sa voix vaut autant que celle du plus riche, que son choix détermine l’avenir de la nation. Ce récit, répété de génération en génération, est devenu une sorte de catéchisme moderne : l’urne serait le sanctuaire de la souveraineté populaire. Mais en Côte d’Ivoire, quelle est la réalité ?
Chaque élection en Côte d’Ivoire se transforme en une pièce de théâtre aux acteurs mal choisis, aux répliques fausses, au décor fragile. Les campagnes se parent de couleurs et de slogans ; les promesses pleuvent comme pour endormir la vigilance collective. Pourtant, derrière ces apparences de fête, se cache une mécanique redoutable : celle de la manipulation et de la confiscation du pouvoir.
1.Un piège sans fin : quelle tragédie
Depuis plus de deux décennies, chaque échéance présidentielle ressemble moins à une célébration démocratique qu’à une épreuve nationale. L’histoire récente est marquée au fer rouge : 2010 et ses violences fratricides, sa crise post-électorale qui a laissé des milliers de morts, 2020 et son cortège de tensions, de morts et d’exilés. L’élection, censée être un moment d’apaisement, est devenue une période de terreur. Chaque fois que le pays s’approche des urnes, les cœurs s’emballent, les familles prient, les marchés ralentissent, les frontières intérieures se ferment dans la peur du basculement. La mémoire collective, saturée de sang et de larmes, retient son souffle à chaque scrutin.
Pourquoi en est-on arrivé là ?
Parce que les règles du jeu ne cessent de changer selon les intérêts de l’arbitre. La Constitution, censée être la boussole de la nation, devient un chiffon que l’on déchire et que l’on réécrit à volonté selon sa volonté. L’âge limite du candidat, tantôt maintenu, tantôt supprimé. La limitation des mandats, tantôt sacrée, tantôt effacée. Les critères d’éligibilité, tantôt stricts, tantôt assouplis. À force de révisions opportunistes, la loi fondamentale n’a plus rien de fondamental : elle est l’instrument docile des ambitions personnelles. Les institutions censées garantir la transparence ne sont guère plus crédibles. La Commission électorale indépendante n’a d’indépendant que le nom : elle reflète la volonté du pouvoir en place. Le Conseil constitutionnel n’est plus un juge impartial, mais un notaire zélé qui appose sa signature sur des décisions déjà dictées au palais présidentiel. L’exclusion d’opposants majeurs, sous prétexte de condamnations judiciaires opportunes ou de procédures arbitraires, achève de fausser le jeu. Le peuple n’a plus la liberté de choisir : il est réduit à avaliser une offre électorale soigneusement filtrée par le pouvoir. Ainsi, les présidents s’accrochent au fauteuil comme à une propriété privée. L’âge, la lassitude, la santé ne comptent plus : la nation entière devient un héritage familial que l’on transmet ou que l’on confisque. La souveraineté populaire, loin d’être une réalité, n’est plus qu’un slogan.
Alors, posons la question : dans quel monde vivons-nous, si l’élection, censée libérer la voix du peuple, devient l’instrument suprême de la confiscation du pouvoir ? Dans quel monde vivons-nous, si le bulletin de vote, au lieu de délivrer, enchaîne davantage ?
2.Un monde globalisÉ qui valide l’inacceptable
La crise ivoirienne n’est pas qu’une affaire intérieure. Elle s’inscrit dans un contexte mondial où les puissances occidentales ferment les yeux. Car nos dirigeants, si prompts à tricher, savent qu’au-delà de nos frontières, leurs fraudes seront tolérées, parfois même applaudies. La duplicité internationale occidentale nourrit les abus locaux.
Le regard extérieur, celui des chancelleries occidentales, des institutions financières, des organisations internationales, est décisif. Mais ce regard n’est pas neutre. Ce que ces puissances protègent, ce n’est pas la démocratie, encore moins la dignité du peuple ivoirien. C’est la continuité de leurs affaires.
L’Occident aime parler de démocratie dans ses discours. Mais il chérit davantage ce qu’il appelle la « stabilité ». Et peu importe que cette stabilité repose sur des élections truquées, sur des opposants exilés, emprisonnés, réduits au silence. Peu importe que les rues se couvrent de cadavres ou que des quartiers entiers vivent dans la peur. Tant que le cacao quitte les plantations pour atteindre les ports européens, tant que le pétrole coule vers les raffineries, tant que les contrats miniers sont garantis, la voix du peuple peut être étouffée sans scrupule.
Voilà la grande hypocrisie : la démocratie est traitée comme une marchandise à exporter. On la vend aux pays africains comme un label prêt-à-porter, que l’on distribue ou retire selon les convenances. Mais une fois livrée, elle est vidée de sa substance. À Abidjan, combien de scrutins ont été validés par des observateurs internationaux malgré des irrégularités criantes ? Les rapports sont rédigés dans un langage technocratique, soulignant quelques « améliorations » logistiques, pour conclure invariablement : « élections globalement satisfaisantes ».
Pendant ce temps, la rue hurle sa faim, ses frustrations, ses rêves brisés. Mais ces cris se perdent dans le silence complice des chancelleries. Car pour elles, mieux vaut un dictateur stable qu’un peuple libre. Mieux vaut une élite soumise qu’une démocratie imprévisible. La démocratie africaine devient un théâtre où les acteurs sont choisis, mais où le peuple n’a pas droit au rôle principal.
Alors demandons-nous : dans quel monde vivons-nous, si la démocratie se réduit à un produit d’exportation creux, livré à l’Afrique comme une imitation bon marché, tandis que la véritable souveraineté populaire reste confisquée ?
3. Un monde africain et plus spécifiquement ivoirien pris au piège
La Côte d’Ivoire n’est pas un cas isolé. Elle est un miroir dans lequel se reflète le sort de tout un continent. Du Sahel au golfe de Guinée, de l’Afrique centrale aux Grands Lacs, la même pièce se rejoue, encore et encore.
Partout, les peuples se lèvent. Les étudiants marchent, les syndicats appellent à la grève, les femmes sortent dans les rues avec une détermination inébranlable. Les jeunes, armés de leurs téléphones portables, filment les exactions, diffusent en direct sur les réseaux sociaux, brisent le mur du silence. L’Afrique moderne documente ses blessures en temps réel.
Mais face à cette vitalité populaire, les régimes répondent par la brutalité. Les cortèges sont dispersés par des gaz lacrymogènes. Les prisons se remplissent d’opposants, de journalistes, de simples manifestants. Les balles réelles s’abattent sur des foules désarmées. Chaque contestation est écrasée avant de devenir révolution.
Et le scénario qui suit est tristement connu. La communauté internationale appelle au « dialogue ». Les élites locales s’asseyent autour de tables rondes, promettent des réformes, puis mettent en place quand elles veulent des « gouvernements d’union nationale ». Le business reprend, les affaires continuent, et le peuple, une fois de plus, reste au bord de la route.
Voilà le cercle vicieux : constitutions violées, élections truquées, répressions sanglantes, statu quo restauré. C’est l’éternel recommencement africain, où chaque espoir de changement est étouffé avant de devenir réalité.
Ainsi se referme le piège. D’un côté, des régimes autoritaires qui refusent de lâcher prise. De l’autre, une communauté internationale qui préfère l’ordre établi. Entre les deux, les peuples africains sont enfermés, condamnés à tourner en rond, prisonniers d’un double verrou : la tyrannie interne et l’indifférence externe.
Alors posons la question : dans quel monde vivons-nous, si l’Afrique, et ici la Côte d’Ivoire, reste prise au piège de cette alliance mortifère entre dictature et complicité internationale ?
4. Et pourtant : un autre monde possible mais dans quel monde vit-on en cote d’Ivoire.
Mais poser la question « Dans quel monde vivons-nous ? » n’est pas seulement un cri de désespoir. C’est aussi une brèche, une ouverture, une promesse. Car malgré la confiscation des pouvoirs, malgré les complicités internationales, malgré les violences, un autre monde se dessine déjà dans les marges.
Il se dessine dans la jeunesse, d’abord. Une jeunesse qui n’a plus peur, qui ne croit plus aux discours creux, qui ose dire non. Une jeunesse qui proteste avec des pancartes, des chansons, des vidéos virales. Elle sait que la peur change de camp le jour où elle cesse de trembler.
Il se dessine dans les artistes, qui transforment leur art en tribune. Les rappeurs font rimer la colère et l’espérance. Les écrivains dévoilent les hypocrisies du pouvoir. Les blogueurs, les vidéastes, les caricaturistes brisent le monopole des médias officiels. La créativité devient une arme, et chaque vers, chaque dessin, chaque vidéo est une étincelle.
Il se dessine dans les femmes, souvent en première ligne. Celles qui refusent que leurs enfants meurent pour des causes qui ne sont pas les leurs. Celles qui portent la mémoire des luttes, qui organisent, qui refusent de se taire. Leur courage est la colonne vertébrale de la résistance.
Il se dessine dans les diasporas, dispersées mais reliées. Elles relaient la voix des leurs, interpellent les institutions internationales, rappellent aux consciences endormies que la mémoire ne s’efface pas.
Et surtout, il se dessine dans une vérité simple : la démocratie ne se donne pas, elle se prend. Elle n’est pas une faveur accordée par les puissants, elle est une conquête arrachée par les peuples. Chaque fois qu’un peuple comprend sa force collective, chaque fois qu’il refuse d’avaler de nouvelles humiliations, le système vacille.
Voilà pourquoi poser la question « Dans quel monde vivons-nous ? » n’est pas une plainte stérile. C’est un miroir tendu à tous. Et ce miroir révèle trois mondes :
• Le monde des élites que le pays a accueilli, qui confisquent l’avenir.
• Le monde des puissances étrangères, qui protègent leurs intérêts au détriment de la liberté.
• Mais aussi le monde des peuples, qui, malgré tout, malgré les épreuves, cherchent à écrire une autre histoire.
Conclusion
La vraie question est donc : dans lequel de ces mondes voulons-nous vivre ? Et surtout : lequel avons-nous le courage de bâtir ?
DR KOCK OBHUSU
Économiste – Ingénieur
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