Une fabrique de leaders… et d’égos: Quand l’héritage de la FESCI fragmente le camp progressiste en Côte-d’Ivoire

La gauche ivoirienne, prisonnière de ses chefs ? 

Pourquoi les anciens leaders de la FESCI en Côte d’Ivoire finissent-ils presque toujours par fonder leur propre parti politique ? Pourquoi la gauche ivoirienne, qui se revendique progressiste, pluraliste, populaire, s’éparpille-t-elle en une multitude de courants, sous-partis et appareils rivaux ? Pendant ce temps, la droite libérale, conservatrice ou néo-houphouétiste, semble bien plus stable, disciplinée et cohérente dans son organisation.

Ce paradoxe, trop souvent observé mais rarement interrogé en profondeur, mérite une analyse lucide.

Une fabrique de leaders… et d’égos

Depuis les années 1990, la FESCI s’est imposée comme un creuset politique incontournable. Elle a formé des générations de militants devenus des figures majeures de la scène nationale : Guillaume Soro, Charles Blé Goudé, Martial Ahipeaud, Damana Adia Pickass [fidèle à Gbagbo], Apollos Dan Thé ou encore le défunt Jean-Yves Dibopieu etc. Ces anciens leaders étudiants, nourris à la contestation, à la lutte contre l’ordre établi et à la rhétorique révolutionnaire, ont acquis une forte culture du leadership charismatique. Leur parcours les a convaincus qu’ils sont destinés à « incarner » une ligne, un projet, un peuple.

Résultat : chacun d’eux, en accédant à une certaine maturité politique, se voit légitimé à créer sa propre formation. Le leadership collégial, la discipline de parti, ou la primauté du collectif cèdent souvent la place à l’ambition personnelle.

La gauche, cette mouvance qui se morcelle

Ce phénomène n’est pas propre à la Côte d’Ivoire. La gauche politique, dans de nombreux pays, porte en elle une tendance quasi génétique à la division. En France, le Parti socialiste a accouché de La France Insoumise, des Verts, du NPA, des radicaux et de multiples scissions. Tous se réclament du même socle : justice sociale, égalité, démocratie, lutte contre l’oppression. Mais tous se querellent sur la méthode, la stratégie, les alliances, voire la définition même du peuple.

En Côte d’Ivoire, le tableau est similaire :

  • Le FPI historique de Laurent Gbagbo a explosé sous la triple-pression de la défaite post-électorale, de sa déportation à La Haye et des ambitions individuelles.

  • Il y a désormais le FPI d’Affi N’Guessan, le PPA-CI de Laurent Gbagbo, le MGC de Simone Gbagbo, LIDER de Mamadou Koulibaly, GPS de Guillaume Soro, COJEP de Blé Goudé, etc. etc.

Tous ces partis partagent pourtant une matrice commune : celle d’un socialisme panafricaniste, anti-impérialiste, attaché à la souveraineté populaire.

Le cas Gbagbo : quand la gauche adopte les réflexes de la droite

Ironie de l’histoire : Laurent Gbagbo lui-même, figure tutélaire du progressisme ivoirien, a fini par adopter les réflexes conservateurs des libéraux du RHDP et du PDCI. En refusant toute candidature de précaution au sein du PPA-CI – comme le proposait lucidement Ahoua Don Mello – il renforce l’hyperpersonnalisation du pouvoir au sein de la gauche. Gbagbo agit ainsi comme Ouattara ou Bédié (Thiam) : il s’impose comme candidat naturel, unique, incontournable, malgré les incertitudes juridiques et politiques qui entourent sa candidature.

Cela traduit une forme d’aveuglement stratégique, mais aussi un refus profond de préparer la relève, de transmettre, d’anticiper, bref… d’être vraiment de gauche

Une culture de la contestation, pas de l’institution

La droite ivoirienne, en particulier le RHDP, semble davantage unie. Pourquoi ? Parce qu’elle fonctionne autour d’un pouvoir centralisé, d’un leadership fort (Houphouët, puis Ouattara), et d’une culture de la discipline voire de la loyauté clientéliste. On y débat peu, mais on avance ensemble. C’est une droite de gouvernement, où l’ordre prévaut sur la contestation.

La gauche, au contraire, peine à devenir une gauche de gouvernement stable. Elle reste prisonnière de sa nature contestataire, de ses pulsions révolutionnaires, et d’un romantisme politique qui valorise la dissidence individuelle plus que la stratégie collective.

Une pathologie du chef

La personnalisation du pouvoir est une constante en Afrique. Mais chez les ex-Fescistes, elle prend une tournure presque pathologique. À chaque rupture idéologique ou stratégique, on préfère fonder un nouveau mouvement, plutôt que de construire une alternative au sein du parti d’origine. Chaque chef s’entoure de fidèles, rédige une charte fondatrice, et s’autoproclame président.

Il ne s’agit plus d’un débat d’idées, mais d’un jeu de positionnements, où l’ego pèse plus que le projet.

Pour une gauche de coalition et de transmission

Si la gauche ivoirienne veut espérer gouverner à nouveau, elle devra dépasser cette culture du morcellement. Elle devra apprendre à créer des coalitions solides, à arbitrer les conflits internes, à valoriser le collectif au détriment des ambitions personnelles. Et surtout, à transmettre : à faire émerger de nouvelles figures, à préparer l’avenir, à déléguer.

Le peuple de gauche, quant à lui, attend autre chose que des chefs : il attend un projet, une clarté stratégique, une force capable d’incarner l’alternative au système actuel. Trop de petits partis affaiblissent la lisibilité du message et nourrissent la désillusion.

Le contre-exemple sénégalais : une leçon pour la gauche ivoirienne

Là où Laurent Gbagbo verrouille sa succession, refusant toute candidature de précaution proposée par Don Mello, pour préserver « l’unité de son camp », un homme comme Ousmane Sonko, au Sénégal, a offert une leçon historique de leadership progressiste et désintéressé. Empêché de se présenter à l’élection présidentielle de 2024 par une série d’obstacles judiciaires et politiques, il aurait pu cristalliser la lutte autour de son sort personnel, accuser l’État de tous les maux, et boycotter un scrutin biaisé. Il n’en a rien fait.

Sonko a préféré l’intelligence politique à l’émotion. Il a choisi de transformer une exclusion individuelle en opportunité collective, en suscitant et en soutenant ouvertement la candidature de son camarade Bassirou Diomaye Faye, jusque-là inconnu du grand public. Ce choix, loin d’être une simple substitution tactique, a été une affirmation politique forte : celle que le projet doit survivre à l’homme, que le combat pour la souveraineté populaire et la justice sociale ne peut être confisqué par un seul nom, aussi emblématique soit-il.

Certains détracteurs, notamment en Côte d’Ivoire, ont tenté de relativiser cette démarche en arguant que Diomaye Faye n’avait pas à affronter un président sortant. Macky Sall, à la différence d’Alassane Ouattara, avait renoncé à un troisième mandat, facilitant ainsi la transition. Mais cette comparaison, bien que recevable, ne saurait effacer la grandeur du geste de Sonko, ni la maturité stratégique d’un leader qui a su mettre son ego en retrait pour permettre à son camp d’accéder au pouvoir. Une telle posture reste rarissime sur le continent africain, où l’hypercentralisation du leadership étouffe les renouvellements et les transmissions.

Le duo Sonko-Diomaye est désormais perçu par beaucoup comme un modèle de binôme révolutionnaire, fondé sur la confiance, la complémentarité et l’unité d’action. Ils ont prouvé que l’on pouvait bâtir un mouvement au-delà d’un homme, que la délégation démocratique ne signifie pas abandon, mais transmission. Un acte de foi dans le peuple, dans le collectif, dans l’avenir.

Ce geste — profondément humaniste, lucide et audacieux — est un exemple politique et moral pour les gauches africaines, y compris en Côte d’Ivoire. Là où beaucoup de chefs dits progressistes refusent de passer le témoin, Sonko a montré que le courage politique, ce n’est pas seulement de résister à l’oppression, mais aussi de savoir s’effacer pour mieux faire triompher la cause.

Conclusion :
Le problème de la gauche ivoirienne n’est pas d’avoir trop de leaders, mais de n’avoir pas encore appris à faire de la place aux autres dans un même projet. Il est temps de passer de l’héritage de la FESCI à une vraie culture politique de gauche : inclusive, structurée, solidaire, et surtout capable de préparer sa propre succession.

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