Alors que l’élection présidentielle prévue dans trois mois est censée marquer un tournant démocratique en Côte d’Ivoire, un terme revient avec insistance dans les discours politiques et médiatiques : « élection inclusive ». Mais que signifie réellement cette formule brandie comme une garantie de légitimité ? Dans une analyse lucide et sans concession, l’intellectuel Jean-Claude Djéréké démonte les artifices d’un langage vidé de sa substance et interroge le silence complice autour d’une question centrale : Alassane Ouattara, auteur d’un troisième mandat controversé et constitutionnellement illégitime, peut-il encore être candidat sans compromettre l’intégrité du processus ?
Pour Djéréké, l’inclusivité véritable ne peut s’envisager sans une remise à plat des règles du jeu : réforme de la CEI, redécoupage électoral équitable, assainissement de la liste électorale, accès équilibré aux médias, et surtout respect strict de la Constitution. Il appelle à un report du scrutin et à une concertation nationale audacieuse, même sans la participation du parti au pouvoir, afin de restaurer la confiance populaire et préparer une alternance crédible. Car participer à une élection biaisée, avertit-il, revient à cautionner un simulacre de démocratie.
Dans un contexte marqué par les tensions, l’usure institutionnelle et la résignation citoyenne, cette tribune sonne comme un appel à la lucidité, à la responsabilité collective et à l’urgence d’un sursaut républicain.
Rédaction Afriqu’Essor Magazine
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• Face à un processus électoral verrouillé, Jean-Claude Djéréké plaide pour l’exclusion de Ouattara, le report du scrutin et une refondation républicaine du jeu démocratique.
À l’approche du scrutin présidentiel prévu dans trois mois, tout le monde, ou presque, réclame une élection inclusive. Mais ceux qui prononcent cette formule savent-ils ce qu’elle signifie réellement ? Ne jouent-ils pas avec les mots, au point de vider cette expression de son contenu ?
Si l’élection inclusive suppose, par définition, que tous les acteurs politiques puissent y participer, alors il faut poser franchement une question capitale: Alassane Ouattara doit-il être candidat à cette élection ? Ceux qui répondent oui ou qui refusent d’aborder la question trahissent soit leur ignorance, soit leur mauvaise foi.
L’exclusion volontaire de Ouattara: une nécessité républicaine
Dès 2010, Alassane Ouattara lui-même déclarait que cinq années lui suffiraient pour poser les bases du développement, réparer les injustices, restaurer l’État. Il affirmait ne pas vouloir s’éterniser au pouvoir. Mais, comme souvent en politique, les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Dix ans plus tard, non seulement il est toujours là, mais il s’est octroyé un troisième mandat, au mépris de l’esprit et de la lettre de la Constitution ivoirienne, laquelle limite le nombre de mandats présidentiels à deux. Cette violation du pacte républicain fut justifiée par un artifice juridique: la nouvelle Constitution de 2016 aurait, selon ses partisans, “remis les compteurs à zéro”. Une lecture spécieuse qui a été contestée par de nombreux juristes, ivoiriens et étrangers. Le plus grave, c’est que cette manœuvre a renforcé la crise de confiance entre les citoyens et les institutions, en banalisant l’idée qu’un président peut réécrire les règles pour s’y adapter.
C’est pourquoi parler aujourd’hui d’élection inclusive sans exiger, en amont, l’exclusion de Ouattara revient à commettre une fraude intellectuelle. Le respect de la Constitution n’est pas une faveur qu’on accorde à la démocratie, c’est sa condition même. Si l’on veut une élection crédible, il faut dire clairement que le chef de l’État sortant ne peut et ne doit pas se représenter. L’enjeu n’est pas l’inclusion de tous, mais le retour au respect des règles du jeu.
Nous devons exiger une élection juste et transparente
Plutôt que de répéter mécaniquement l’expression “élection inclusive”, les acteurs politiques et les citoyens doivent poser le vrai objectif: celui d’une élection juste, transparente et pacifique. Or, une telle élection ne peut avoir lieu dans les conditions actuelles. Quelles sont ces conditions ?
• Une commission électorale déséquilibrée, taillée sur mesure pour le régime ;
• Un découpage électoral injuste, favorisant les bastions du pouvoir ;
• Une liste électorale problématique, contenant encore des doublons et des radiations arbitraires ;
• Des inégalités flagrantes dans l’accès aux médias d’État ;
• Une absence totale de consensus sur les conditions de campagne : parrainage, caution financière, sécurité des candidats, etc.
Dans ce contexte, organiser une élection serait courir à la catastrophe. Ce serait, une fois encore, valider un simulacre qui ne servirait qu’à légitimer l’ordre établi. Participer à un tel processus sans les réformes préalables, c’est “aller à l’aventure”. C’est reproduire l’erreur de Kouadio Konan Bertin (KKB), qui en 2020, en choisissant de participer seul au scrutin, a blanchi une fraude historique et affaibli la position de l’opposition.
Pourquoi il faut reporter l’élection
Peut-on, à trois mois du scrutin, mettre en place ces réformes fondamentales ? Peut-on, dans un délai aussi court, s’accorder sur une nouvelle commission électorale, un découpage plus équitable, des règles de campagne justes ? Évidemment, non. Et cela signifie une chose simple : il faut reporter l’élection. Ce report ne serait pas un drame pour la nation, encore moins un recul démocratique. Il s’agirait au contraire d’une pause salutaire, d’un moment de vérité où les Ivoiriens pourraient refonder le processus électoral sur des bases solides. Mieux vaut perdre quelques mois que subir encore cinq années de tension, de violence et de gouvernance autoritaire.
Ce report permettrait d’organiser une véritable concertation nationale, impliquant non seulement les partis politiques, mais aussi les syndicats, les organisations de la société civile, les femmes, les jeunes, les communautés religieuses. Cette concertation serait l’occasion de rediscuter :
• de la composition de la CEI ;
• du mode de financement des campagnes ;
• de la pertinence du parrainage ;
• du niveau de la caution ;
• de la sécurisation du vote.
Et si le RDR refuse de dialoguer ?
Mais cette concertation peut-elle avoir lieu si le RDR, principal soutien du président sortant, refuse de s’y engager ? Oui. Parce qu’un seul parti ne peut pas prendre en otage tout un pays. On ne peut pas forcer un parti à dialoguer, mais on peut avancer sans lui.
Le PPA-CI, le PDCI et plusieurs autres formations politiques disposent ensemble d’une base militante plus large que celle du RDR. Ils peuvent, ensemble, imposer le débat, relancer la mobilisation, obliger le régime à bouger. Comment ? Par des moyens démocratiques classiques mais efficaces :
• marches pacifiques ;
• boycott stratégique ;
• villes mortes ciblées.
Mais cela suppose une véritable stratégie de terrain, des équipes organisées, une capacité d’anticipation, une coordination solide. Il ne suffit pas d’annoncer une manifestation. Il faut la préparer, sensibiliser, mobiliser. Il faut aussi protéger les populations contre les violences souvent orchestrées par le pouvoir. C’est là un travail minutieux, exigeant, mais indispensable si l’on veut sortir du cercle vicieux de la résignation et de la peur.
Construire l’alternative
Le pays ne manque pas de compétences, de cadres honnêtes, de jeunes motivés. Ce qui manque, c’est le courage politique d’assumer que la situation actuelle est bloquée et qu’un changement profond est nécessaire. Ceux qui prétendent aujourd’hui défendre la démocratie doivent avoir le courage de ne pas accompagner un processus biaisé.
Accepter les règles du jeu imposées par le régime, c’est abandonner le peuple à son sort. Participer à une élection dont les résultats sont prévisibles, c’est servir d’alibi démocratique à un pouvoir autoritaire. En revanche, oser exiger des réformes profondes, oser demander un report, oser se lever pour un processus juste, c’est réhabiliter la politique, redonner espoir aux citoyens, et préparer une alternance crédible.
Conclusion
Il est temps de cesser de se cacher derrière des mots. L’inclusivité n’a de sens que dans un cadre légal, juste et équitable. Tant que Ouattara reste une option alors que la Constitution l’interdit, tant que les règles du jeu sont biaisées, tant que les institutions sont à la solde d’un clan, il n’y aura pas d’élection démocratique.
Ce que la Côte d’Ivoire attend, ce n’est pas une participation généralisée à une mascarade, mais un processus électoral crédible, fondé sur la légitimité, le droit et le respect des principes républicains. Cela suppose un report du scrutin. Cela suppose une concertation sans exclusive (même sans le RDR si besoin). Cela suppose une mobilisation pacifique, mais ferme, des forces politiques, sociales et citoyennes.
C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que l’élection à venir pourra être non pas inclusive au sens flou du terme, mais juste, transparente et réellement démocratique.
Jean-Claude Djéréké
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