« Nous portons encore les stigmates »

Nous portons encore chacun les stigmates de cette guerre livrée à la Côte-d’Ivoire

2010. Une date qui, pour beaucoup dans le monde, n’est qu’un simple repère dans le fil du
temps, une entrée dans les archives, une actualité passée depuis longtemps. Mais pour nous,
Ivoiriens, 2010 n’est pas qu’un moment du calendrier. C’est une fracture. Une cassure. Un
abîme. Ce n’est pas une page tournée : c’est une plaie toujours vive, une blessure ouverte dans
le corps déjà meurtri de notre nation.
Cette année-là, quelque chose de précieux s’est brisé. Non pas simplement un ordre politique,
un gouvernement, une élection contestée. Ce qui s’est écroulé, c’est bien plus profond : c’est
la confiance fragile qui nous unissait les uns aux autres. C’est le sentiment d’appartenir à une
même patrie, malgré nos différences. C’est l’idée même que la République pouvait être un
refuge pour tous, un espace de débat, de droit, de justice – et non un champ de bataille où se
règlent les querelles des puissants au prix du sang des innocents.
Cette année-là, nous avons entendu le fracas des armes couvrir les voix de la raison. Nous
avons vu la République chanceler, perdre ses repères, s’effondrer comme un château de cartes
sous les coups de la haine, de la peur et de la soif de pouvoir. Ce fut une guerre, non pas
contre un ennemi extérieur, mais entre nous. Une guerre fratricide, absurde, cruelle, où
chacun a perdu quelque chose d’irremplaçable : une vie, une dignité, une illusion.
Mais nous n’étions pas tous acteurs de cette tragédie. Non. La majorité d’entre nous n’étions
ni chefs politiques, ni stratèges militaires, ni figures médiatiques. Nous étions des citoyens
ordinaires. Des pères, des mères, des enfants, des enseignants, des commerçants, des
étudiants. Nous n’avions pas choisi ce conflit. Il nous est tombé dessus comme une tempête
furieuse, balayant nos maisons, nos vies, nos espoirs.
Nous avons été, malgré nous, les témoins et les victimes d’un désastre que d’autres ont voulu,
fomenté, entretenu. Certains ont survécu dans l’ombre, fuyant les balles et les regards, priant
en silence pour que la fureur passe. D’autres n’ont pas eu cette chance. Ils ont perdu ce
qu’aucune justice, aucun discours, aucune réhabilitation ne pourra jamais rendre : un fils, une
sœur, un amour, une certitude, une foi dans la justice des hommes. Et pour eux, le monde
s’est arrêté en 2010. Le temps a continué, certes, mais leur cœur, lui, s’est figé à jamais dans
le chaos.
Et toi, mon frère… Toi, tu étais militaire. Tu n’étais ni chef de parti, ni manipulateur
d’opinion. Tu étais un homme en uniforme, au service de ce que tu croyais être ton devoir, ta
mission, ton serment. Tu étais là pour défendre l’État, protéger les institutions, maintenir
l’ordre, aussi confus et contesté soit-il. Tu n’étais pas dans les salons feutrés du pouvoir, tu
n’étais pas dans les calculs politiques. Tu étais sur le terrain, au cœur du tumulte, face à la
réalité nue de la guerre.
Mais la guerre a été perdue. L’État que tu servais s’est effondré. Le vent a tourné, les cartes
ont été rebattues, les alliances défaites. Comme tant d’autres, tu as pris la route de l’exil, le
cœur déchiré, l’honneur en miettes, la peur au ventre. Tu as quitté ta terre, ton foyer, tes frères
d’armes, pour un ailleurs incertain, froid, hostile parfois. Tu as connu la solitude du
déracinement, l’oubli, les soupçons, l’attente interminable d’un jour meilleur.
Et puis, le destin t’a rattrapé. Tu as été arrêté. Emprisonné. Traîné dans la boue. Tu as connu
le silence des cachots, l’inhumanité des procédures, l’humiliation d’être réduit à un matricule,
un dossier, une présomption. Tu as porté ta croix, comme tant d’autres avant toi, dans la
douleur et dans la dignité. Et même dans ces ténèbres, une lumière est restée allumée : des
hommes, des femmes, eux aussi brisés, n’ont pas détourné les yeux. Ils ne t’ont pas oublié. Ils
ont vu en toi plus qu’un uniforme. Ils ont vu un frère en souffrance. Un homme blessé, mais
digne.

Oui, malgré leurs propres blessures, malgré les trahisons qu’ils ont subies, les pertes, les
années de prison ou d’exil, ils ont trouvé en eux la force de la compassion. Ils ont décidé, sans
tambours ni trompettes, de te tendre la main. De t’aider, dans la mesure de leurs moyens. Non
pas pour te juger, ni t’absoudre, mais pour te rappeler que tu n’étais pas seul. Pour te rappeler
que, malgré la guerre, malgré tout, la fraternité n’était pas morte.
Mais aujourd’hui, face à cette main tendue, face à ce geste de solidarité, qu’as-tu choisi ?
L’ingratitude. L’amertume. La suspicion. Pire encore, tu tournes ta colère contre ceux-là
mêmes qui n’ont jamais cessé de croire en la possibilité de te relever. Tu attaques ceux qui
t’ont aidé. Tu critiques ceux qui, malgré leurs cicatrices, continuent de porter la cause
ivoirienne comme un flambeau vacillant. Tu dénigres le ministre Moïse Lida. Tu accuses le
Président Gbagbo. Tu craches sur le PPA-CI comme si tu avais prêté serment à un parti
politique, et non à la République.
Mais ouvre les yeux, mon frère. Ce n’est pas à un homme, à un parti, à une idéologie que tu
avais juré fidélité. C’était à l’État ivoirien, à son peuple, à sa souveraineté. Tu étais un soldat
de la République. Ton uniforme n’était pas celui d’un camp, mais celui d’une nation. Tu avais
une mission : protéger, servir, défendre. Tu n’étais pas l’instrument d’un clan. Tu étais, dans
ce que cela a de plus noble, un serviteur public.
Alors dis-moi… Pourquoi cette rancœur ? Pourquoi cette violence dirigée contre ceux qui
partagent ta douleur, ton histoire, ton exil ? Pourquoi mépriser ceux qui, au lieu de t’enfoncer,
ont tenté de te relever ? Pourquoi salir ceux qui ont refusé d’être des bourreaux, alors même
qu’ils avaient toutes les raisons de l’être, eux aussi ayant connu l’exil, la prison, la mort ?
Regarde autour de toi. Aucun de nous n’est sorti indemne de cette guerre. Nous portons tous
des cicatrices. Certaines sont visibles. D’autres sont enfouies, mais plus profondes encore. Le
pays tout entier est un champ de ruines morales. Et dans un tel paysage, il n’y a qu’un seul
chemin qui vaille : celui du respect mutuel. Celui de la reconnaissance de la souffrance de
l’autre. Celui de l’humilité.Tu as souffert, et nous respectons ta douleur. Mais nous aussi,
nous avons souffert. Nos larmes ne valent pas moins que les tiennes. Nos pertes ne sont pas
moins réelles. Nos morts ne sont pas moins précieux. Nous ne te demandons pas de te taire, ni
d’oublier. Nous te demandons simplement de ne pas écraser notre mémoire pour valoriser la
tienne. Nous te demandons de marcher à nos côtés, et non contre nous.
Et surtout, que cela soit dit clairement : si aujourd’hui tu respires l’air de la liberté, si tu as pu
revoir les tiens, si tu n’as pas été laissé pour mort au fond d’une cellule obscure, c’est grâce à
l’engagement personnel du président Laurent Gbagbo. Il a usé de son influence, de son crédit,
de sa stature historique pour porter la voix de ceux que l’on avait voulu faire taire. Que tu sois
en désaccord avec certains de ses proches, c’est ton droit. Que tu aies des différends
personnels, c’est votre affaire. Mais ne perds pas de vue l’essentiel : c’est par sa main que ton
horizon s’est rouvert.
Alors mon frère, écoute bien : il est temps. Il est temps de déposer les rancunes. Il est temps
de cesser les règlements de comptes masqués. Il est temps d’honorer ceux qui, dans l’ombre,
ont veillé à ce que tu ne sois pas abandonné. Il est temps de marcher vers la dignité, non pas
seul, mais avec tous ceux qui ont souffert comme toi.
Parce qu’au bout du compte, il n’y a pas de héros dans une guerre civile. Il n’y a que des
survivants, des endeuillés, des mutilés, des âmes en quête de paix. Et cette paix, nous ne la
bâtirons jamais dans le mépris, l’arrogance ou l’oubli. Nous ne la bâtirons que si nous avons
le courage de reconnaître notre humanité commune.
Alors, s’il te plaît… respectons nos douleurs mutuelles. Aimons-nous, même dans le
désaccord. Et avançons, ensemble, non pas pour ressusciter un passé révolu, mais pour donner
une chance à un avenir encore possible.
Trop c’est trop.
Il est temps d’aimer sans trahir, de se souvenir sans haïr, et de reconstruire sans exclure.

© DR KOCK OBHUSU
Économiste – Ingénieur

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