Faut-il encore courir après la démocratie occidentale ?

Depuis les années 1990, sous l’influence des puissances occidentales, l’Afrique a été poussée à embrasser sans nuance le modèle de la démocratie libérale. Le pluralisme politique, les élections multipartites, la presse libre ont été présentés comme la voie unique vers le progrès et le développement. Trente-cinq ans plus tard, les résultats sont pour le moins décevants: instabilité chronique, alternances stériles, ingérence étrangère constante et misère persistante pour les populations.

Ce constat pousse aujourd’hui de plus en plus d’Africains à se poser une question dérangeante mais légitime: devons-nous encore courir après la démocratie occidentale, alors que même les grandes nations qui en ont été les chantres semblent s’en détourner ?

L’Occident en crise démocratique

Il n’est plus possible d’ignorer la crise de légitimité que traverse la démocratie occidentale. Aux États-Unis, l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, le 6 janvier 2021, a révélé les failles béantes d’un système que l’on croyait exemplaire. Non seulement cette tentative de coup de force n’a pas été suivie d’une condamnation politique ferme, mais l’ancien président, loin d’être marginalisé, continue d’influencer profondément la vie politique américaine.

En Europe, la démocratie est tout aussi fragilisée. En 2005, les Français ont dit « non » au traité constitutionnel européen par référendum. Ce refus massif fut contourné deux ans plus tard par la voie parlementaire, trahissant la volonté populaire. Plus récemment, en 2024, lors des élections législatives en France, le président Emmanuel Macron a refusé de nommer un Premier ministre issu du Nouveau Front populaire, pourtant majoritaire, violant l’esprit même de la démocratie parlementaire.

Ces dérives ne sont pas des anomalies isolées. Elles traduisent un glissement plus profond, que certains intellectuels occidentaux eux-mêmes n’hésitent plus à dénoncer. Emmanuel Todd, anthropologue et démographe français, affirme ainsi que la démocratie libérale est morte en Occident, remplacée par un pouvoir oligarchique, où une poignée de technocrates, de banquiers et de multinationales dirige sans contrôle réel des peuples (cf. « Après la démocratie », Paris, Gallimard, 2008).

Malgré ce tableau sombre, de nombreux États africains continuent de calquer leurs institutions politiques sur un modèle occidental à bout de souffle. À chaque cycle électoral, les mêmes schémas se répètent : partis politiques divisés par des querelles ethniques, élections truquées ou contestées, institutions judiciaires inféodées au pouvoir, médias achetés ou muselés.

Il faut avoir le courage de le dire: depuis 1990, la démocratie n’a pas développé l’Afrique. Elle n’a pas éradiqué la pauvreté, elle n’a pas empêché les guerres civiles, elle n’a pas protégé les ressources naturelles ni affranchi les économies africaines de la dépendance au Franc CFA, à l’aide internationale ou aux décisions du FMI. Au contraire, elle a souvent servi de paravent à des régimes corrompus, qui s’achètent une légitimité en organisant des élections formelles sans jamais respecter l’esprit démocratique.

Le vrai combat: la souveraineté

Plutôt que de courir après une démocratie occidentale en crise, l’Afrique doit réorienter son combat vers un objectif plus vital : la vraie indépendance, la souveraineté réelle. Souveraineté politique, qui permet à un État de décider de ses lois sans ingérence extérieure. Souveraineté économique, qui passe par la maîtrise des ressources naturelles, la rupture avec les chaînes de dépendance et la création d’une industrie locale. Souveraineté militaire, qui permet à une nation de se défendre sans recourir à des armées étrangères.

Certains pays ont commencé à comprendre cela. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger, en rompant avec la France et en s’éloignant de certaines institutions régionales perçues comme inféodées à l’Occident, ont choisi une voie audacieuse, certes imparfaite, mais fondée sur la reconquête de leur dignité nationale. Ils ont cessé de jouer selon les règles imposées, et ont commencé à inventer les leurs. Ce changement de paradigme suscite la colère des anciennes puissances coloniales, mais aussi l’espoir d’une large partie de la jeunesse africaine.

Dans le discours dominant, tout modèle alternatif à la démocratie occidentale est discrédité. Pourtant, force est de constater que ni la Chine, ni la Russie, qui n’ont pas adopté le modèle libéral occidental, ne figurent parmi les nations les plus malheureuses ou les plus instables. Ces deux pays, malgré leurs critiques, sont souverains. Ils prennent des décisions selon leur logique nationale, protègent leurs industries, contrôlent leur information, définissent leur diplomatie. Ils ont compris que le pouvoir réel ne réside pas dans des élections régulières, mais dans la capacité à imposer sa volonté sur la scène internationale, à défendre ses intérêts vitaux.

L’Afrique n’a pas à devenir une copie de la Russie ou de la Chine. Mais elle doit tirer une leçon essentielle de leur trajectoire: on ne respecte que les peuples qui savent se faire respecter, et cela commence par la souveraineté. Avant d’exiger des élections parfaites ou une liberté de la presse sur papier glacé, exigeons le droit de décider pour nous-mêmes parce que « l’heure de nous-mêmes a sonné » (cf. Aimé Césaire, « Lettre à Maurice Thorez », 24 octobre 1956).

Quelle voie pour l’avenir ?

Ce plaidoyer pour la souveraineté ne signifie pas qu’il faut rejeter toute forme de démocratie. Mais l’Afrique doit construire une démocratie qui lui ressemble, enracinée dans ses réalités sociales, culturelles et historiques. Une démocratie endogène, participative, qui ne soit pas confisquée par les élites ou dictée par des ONG financées depuis l’étranger. Une démocratie de proximité, où le chef du village, le syndicat des cultivateurs, la jeunesse des quartiers et les femmes des marchés aient autant de voix que les élites urbanisées.

Au lieu de se focaliser sur l’image démocratique à l’international, il est temps d’investir dans une éducation libératrice, centrée sur l’esprit critique et la connaissance de l’histoire africaine, de promouvoir une justice indépendante, réellement au service du peuple, de bâtir une armée nationale digne, patriote, formée à défendre le territoire plutôt qu’à sécuriser les palais présidentiels, d’engager une réforme monétaire, pour en finir avec les monnaies de dépendance et les cycles d’endettement.

Le choix qui s’offre aujourd’hui à l’Afrique n’est pas entre démocratie et dictature, mais entre mimétisme et souveraineté. Il ne s’agit pas d’idéaliser des modèles autoritaires, mais de refuser le mensonge d’une démocratie de façade qui ne sert ni la liberté, ni la prospérité.

C’est à l’Afrique d’inventer son avenir. Un avenir où elle ne mendiera plus son développement, ne subira plus les choix des autres, ne sera plus le champ de bataille des grandes puissances. Un avenir où elle ne demandera pas la permission d’exister.

La démocratie n’est pas un but, c’est un outil. La souveraineté, elle, est un préalable.

Jean-Claude Djéréké

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