Le « rattrapage ethnique » du régime Ouattara: Un néologisme au cœur d’un projet d’exclusion ?

Par Dr. Ben Zahoui-Dégbou, Géographe et spécialiste en géopolitique

En 2012, lors d’une interview accordée au journal français L’Express, le président ivoirien Alassane Ouattara introduisait un terme inédit dans le lexique politique francophone : le « rattrapage ». « Il s’agit d’un simple rattrapage. Sous Gbagbo, les communautés du Nord, soit 40 % de la population, étaient exclues des postes de responsabilité », déclarait-il alors. Cette phrase, lourde de sens, venait justifier une série de nominations massives au sein de l’administration publique, de l’armée et de la police — toutes majoritairement en faveur des cadres issus du Nord.

Ce mot, banal en apparence, a vite suscité un tollé. Car au-delà de la sémantique, c’est toute une politique de gestion du pouvoir qui se dessine en filigrane. Pour la première fois, un chef d’État africain reconnaissait, sans détour, que les critères ethniques avaient guidé sa politique de nomination. Une déclaration rare, presque déroutante, qui a provoqué de vifs débats au sein des milieux académiques et politiques.

Un mot, un concept

Le terme « rattrapage », dans son acception classique, signifie compenser un retard, rétablir un équilibre. Mais dans ce cas précis, il ne s’agit pas de rééquilibrer les choses : il s’agit de remplacer. En d’autres termes, il ne s’agit pas tant de corriger une injustice que d’imposer une nouvelle hégémonie. Le « rattrapage » devient ainsi un outil de domination, une sorte de revanche communautaire déguisée.

Certains analystes vont plus loin, parlant même d’épuration ethnique douce. Le mot est fort, mais à la lumière des faits, il interroge. Tous ceux qui ne sont pas issus du Nord ont été, selon de nombreux témoignages, progressivement écartés des cercles de décision. Cette stratégie semble reposer sur une lecture ethnico-politique du pouvoir, qui privilégie un groupe au détriment des autres.

L’ethnie comme outil politique

L’ethnie, notion héritée de l’ère coloniale, reste un concept sensible. Le professeur ivoirien Niangoran Bouah proposait d’ailleurs de la remplacer par « groupe social », pour éviter ses relents essentialistes. Mais qu’elle soit sociologique ou politique, l’ethnie devient un vecteur stratégique dans les luttes de pouvoir, comme l’ont montré les sociologues Paul Mercier et Max Weber.

Mercier privilégiait une définition fondée sur des critères objectifs (langue, religion, coutume), alors que Weber, lui, voyait l’ethnie comme un construit social, mobilisé pour servir des intérêts politiques. C’est précisément cette lecture que nous retiendrons ici : celle d’une ethnicité instrumentalisée pour accéder au pouvoir, le consolider et l’étendre.

Une dynamique transnationale

Le projet de Ouattara ne se limite pas aux frontières ivoiriennes. Il s’inscrit dans une logique plus large, fondée sur une identité malinké et musulmane, dont les réseaux s’étendent bien au-delà de la Côte d’Ivoire. Depuis 1993, date de la mort de Félix Houphouët-Boigny, une recomposition silencieuse du pouvoir s’est opérée, portée par une stratégie identitaire structurée.

Ce n’est donc pas un hasard si la crise ivoirienne a pris une dimension ouest-africaine. La communauté malinké, forte de ses diasporas et de ses alliances culturelles, devient un levier politique puissant. En cela, le « rattrapage » n’est pas seulement une politique intérieure, c’est un projet géopolitique d’envergure, aux implications profondes pour la stabilité régionale.


En attendant la suite…

Ce texte n’est que la première partie d’une réflexion critique sur la gouvernance identitaire en Côte d’Ivoire. La seconde partie abordera les conséquences sociales, politiques et institutionnelles de ce « rattrapage ethnique », à l’aune des principes républicains et de la cohésion nationale.

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