Professeur PRAO est Enseignant-chercheur à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké
La communauté économique des états de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO), fondée en 1975 sous l’impulsion du président nigérien SEYNI KOUNTCHE et de son homologue malien MOUSSA Traoré, visait à promouvoir l’intégration économique et la libre circulation des biens et des personnes au sein d’un espace commun. Il y a près d’un an, le 29 janvier 2024, les trois pays du sahel dirigés par des régimes militaires (le Niger, le Mali et le Burkina Faso) ont formellement notifié à la CEDEAO, leur volonté de se retirer de l’institution sous-régionale avec effet « immédiat ». Conformément aux textes qui régissent son fonctionnement, ce retrait annoncé a été effectif le 29 janvier 2025. Dans les lignes qui suivent, nous essayons de mener une réflexion sur les conséquences économiques de la sortie de ces pays de l’AES de la CEDEAO. Pour articuler notre argumentaire, nous aborderons d’une part, les pertes potentielles des pays de l’AES et d’autre part, les potentielles pertes pour la CEDEAO version réduite.
- Les potentielles pertes des pays de l’AES
Leur départ entraînera une réduction de la taille du marché de la CEDEAO. La superficie des pays de l’AES est estimée à 2,78 millions de Km2 sur 5,12 millions de Km2 que compte la CEDEAO, soit près de 54% de l’espace communautaire.
- Les complications au niveau des exportations et des importations
Le bloc géographique des pays de l’AES présente une caractéristique quasiment rédhibitoire : il est totalement enclavé. Il n’a aucune ouverture sur la mer, et peut faire l’objet par les autres pays membres de la CEDEAO d’un blocus, auquel il ne pourrait échapper peut-être par l’Algérie, la Mauritanie et le Tchad. La nouvelle Confédération va donc rencontrer des difficultés importantes pour ses exportations et pour ses importations. Concrètement, le Burkina Faso, le Mali et le Niger, représentent en termes de relations économiques 21,3% du commerce au sein de l’espace CEDEAO. Au niveau du commerce intra régional, les importations de ces trois pays pèsent pour 41,3% alors que leurs exportations ne représentent que 9,7%. Selon le système d’information commerciale de la CEDEAO (ECOTIS), en 2022, les exportations du Mali se sont élevées à 3,91 milliards de dollars, pour des importations de 6,45 milliards de dollars, tandis que les exportations du Burkina Faso se sont élevées à 4,55 milliards de dollars, pour des importations de 5,63 milliards de dollars. Le Niger a enregistré 446,14 millions de dollars d’exportations et 3,79 milliards de dollars d’importations. Ces données montrent d’ailleurs que les pays de l’AES vendent très peu aux autres pays mais importent beaucoup des autres États de l’espace CEDEAO. Par ailleurs, au niveau des échanges intra-communautaires dans l’espace UEMOA, ils importent globalement des autres pays pour près de 69,8%. Ces trois pays vendent à hauteur de 18,1% dans l’espace l’UEMOA, d’où ils sont fortement dépendants des autres pays de l’Union. Leurs principaux fournisseurs sont la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria et le Sénégal. Si donc les autres pays appliquent un protectionnisme alors, leurs importations coûteront plus chères, ce qui peut accentuer la vie chère dans ces pays. En effet, le retrait de l’AES de la CEDEAO pourrait compliquer les relations commerciales entre les deux blocs. Certains accords économiques et commerciaux devront être renégociés, notamment dans le cadre du Schéma de libéralisation des échanges de la CEDEAO (SLEC).
2. Une aggravation de la vie chère dans les pays de l’AES et des complications considérables au niveau commercial
Côté commerce, la nécessité de contourner les sanctions et restrictions a conduit à l’exploration de nouvelles routes commerciales. Le Togo s’impose désormais comme un partenaire stratégique, offrant une alternative aux corridors traditionnels. En effet, un des changements notables concerne le port de Lomé, qui tend à supplanter celui de Cotonou en raison de la fermeture de la frontière entre le Bénin et le Niger. Mais cette réorientation a un coût : selon l’OCDE, le nouvel itinéraire Lomé-Niamey a entraîné une augmentation de plus de 100 % des frais logistiques par rapport au trajet habituel avant la crise. Mais, les transactions commerciales ne seront pas tellement affectées au regard de la volonté des gouvernements de la CEDEAO d’agir avec une certaine sagesse. D’ailleurs, les pays de l’AES ont assuré que les ressortissants de la CEDEAO pourront entrer sans visa sur leur territoire, même si la réciproque reste à négocier. La Confédération des États du Sahel (AES) est un espace sans visa pour tout ressortissant des États membres de la CEDEAO car les dirigeants ont affirmé que les ressortissants de la CEDEAO ont le droit d’entrer, de circuler, de résider, de s’établir et de sortir, sur le territoire des États membres de la Confédération des États du Sahel dans le respect des textes nationaux en vigueur. Bien plus, selon les autorités de l’AES, les véhicules à usage commercial immatriculés sur le territoire d’un État membre de la CEDEAO et transportant des passagers pourront entrer sur le territoire d’un État membre de la Confédération AES, conformément aux textes en vigueur. Les dirigeants de l’AES savent bien qu’ils tirent des avantages économiques tangibles de leur appartenance à la CEDEAO. En effet, leur accès au Tarif Extérieur Commun (TEC), qui vise à harmoniser les politiques douanières au sein de l’espace CEDEAO, leur offrait un cadre prévisible pour le commerce extérieur. Le TEC a joué un rôle essentiel dans la facilitation du commerce extérieur pour ces pays, leur permettant de diversifier leurs exportations. Du coup, il en résulte que le cadre de libre-échange de la CEDEAO était vital pour les échanges régionaux, dès lors, sa perte entraîne des complications considérables, pour les pays de l’AES. La libre circulation des biens et des personnes au sein de la CEDEAO a été un facteur déterminant pour le développement économique de ces pays enclavés. Aujourd’hui, l’incertitude et les risques augmentent, dissuadant les investissements et perturbant nos chaînes d’approvisionnement.
3. Les pays de l’AES seront sans doute privés de financements
Avec la sortie pays de l’AES de la CEDEAO, plusieurs programmes de développement financés par la CEDEAO dans les trois pays devront être réévalués. La sortie des pays de l’Alliance des Etats du Sahel pourrait leur coûter le financement de projets économiques d’une valeur de plus de 500 de la Banque d’investissement et de développement de la CEDEAO (BIDC). Il s’agit notamment de projets d’infrastructures, d’adduction d’eau et d’aide aux communautés locales. L’avenir de ces initiatives dépendra des négociations entre les deux parties. Pour l’heure, les trois pays misent sur l’exploitation de leurs vastes ressources naturelles pour renforcer leur autonomie économique. L’uranium et le pétrole du Niger, l’or et le lithium du Mali, ainsi que les importantes réserves aurifères du Burkina Faso figurent parmi les matières premières les plus convoitées à l’échelle mondiale. Dans cette optique, la création d’une banque d’investissement régionale pourrait constituer un levier pour financer des projets de développement sans dépendre des institutions financières traditionnelles. Mais là encore, vu les dépenses colossales engagées par ces pays pour lutter contre les terroristes, elle ne peut exister que pour autant que des non régionaux, c’est-à-dire d’autres pays comme la Chine ou la Russie veuillent bien apporter du capital. Or, on sait bien que la Chine tend à réduire sa voilure en matière de financement de l’Afrique depuis déjà deux ans.
4. Les conséquences au niveau des transferts réalisés par les migrants
Une autre conséquence de cette possible sortie concerne les transferts réalisés par les migrants. Le traité de l’UEMOA garantit la liberté de circulation, d’installation et d’accès à l’emploi des personnes. Le retrait des pays de l’AES priverait leurs ressortissants de cet avantage. Or les transferts des migrants sont une ressource essentielle pour les trois pays : ils représentaient, en 2022, 5 % du PIB pour le Mali, plus de 3 % pour le Burkina Faso et Le Niger. Les migrants de pays de l’AES ont envoyé en 2021, 123 milliards de francs CFA depuis la Côte d’Ivoire, 36 milliards de francs CFA depuis le Sénégal, 15 milliards de francs CFA depuis le Bénin et 14,6 milliards depuis le Togo.
Ces transferts (189 milliards de francs CFA, contre 140 dans l’autre sens) seraient réduits dans des proportions difficiles à anticiper selon la réaction des États hôtes, surtout si ces derniers prenaient des mesures contraignantes pour les migrations ou les transferts.
- Les potentielles pertes pour la CEDEAO version réduite
- La fragilisation des pays restants
Notons que la signature du traité portant création de la Confédération Alliance des États du Sahel (6 juillet 2024) fragilise la CEDEAO. D’abord parce qu’elle perd un morceau de territoire couvrant 2 758 000 km2, soit presque la moitié de la superficie de la CEDEAO (6,1 millions km2), et comptant un peu plus de 70 millions d’habitants, soit seulement un tiers de la population de la communauté ouest-africaine (210 millions d’habitants). On enregistre donc une véritable amputation.
2. La cherté de la vie dans ces pays ?
Il est possible que certains produits alimentaires, notamment la viande et les légumes que les Etats du Sahel fournissent au reste de l’Afrique de l’Ouest, risquent de revenir plus chers si ces Etats quittent définitivement la CEDEAO et que l’organisation régionale n’accordera plus les privilèges tarifaires qu’elle garantit à ces Etats.
3. Des conséquences économiques difficiles à essimer dans la réalité
En troisième lieu, relativisons pour reconnaitre que les conséquences économiques sur les pays restants sont difficiles à estimer par avance, mais on doit remarquer que les trois pays de la Confédération sont ceux dont le PIB par habitant est le plus bas : 882 USD pour le Burkina Faso, 877 USD pour le Mali et 629 USD pour le Niger. On estime parfois que ces chiffres n’ont pas beaucoup de sens, mais ils sont significatifs du déséquilibre régional quand on les compare à ceux de la Côte d’Ivoire (2 630 USD), du Ghana (2331 USD), du Nigeria (2316 USD) et du Sénégal (1695 USD). On peut donc penser que les économies fortes des États côtiers n’ont probablement pas grand-chose à perdre de la défection de leurs voisins du Sahel. Elles devront toutefois s’adapter au nouveau contexte. La Côte d’Ivoire serait modestement impactée, ses exportations vers les pays de l’AES représentant moins de 15 % du total de ses exportations en 2022. Le Sénégal serait plus affecté, le Mali étant son premier client avec près de 20 % du total de ses exportations.
Mais un pays comme la Côte d’Ivoire, dont les ports sont de grandes sources de ressources financières, pour les caisses de l’Etat, peut souffrir d’un détournement de commerce. En effet, les pays de l’AES pourraient tenter de diversifier leurs voies d’approvisionnement. Le trafic passant par les ports à destination de l’AES représente 52 % du trafic pour Cotonou, 18 % pour Dakar, 13 % pour Lomé et 8 % pour Abidjan. Or, c’est grâce au dessert des pays enclavés du Sahel que ces ports connaissent la prospérité. Les pertes n’épargneront pas non plus les pays du Sahel. Mais, l’activation de routes à travers l’Algérie, la Libye, la Mauritanie, le Maroc ou la Guinée n’est pas une alternative séduisante dans les conditions sécuritaires actuelles. Ce qui pourrait arranger les pays de la CEDEAO qui ont des ports.
En termes de projets intégrateurs, l’avenir du projet gazoduc transsaharien (TSGP) commun au Nigeria, Niger et l’Algérien reste incertain avec cette rupture. Ce gazoduc de 4 000 km qui devra entrer en vigueur en 2030, va acheminer jusqu’à 30 milliards de mètres cubes de gaz par an du Nigeria à l’Algérie, en passant par le Niger, où il reliera les gazoducs existants à l’Europe en traversant la Méditerranée.
En définitive, la zone CEDEAO représentait pour ces États un espace sans visa qui favorisait la mobilité de la main-d’œuvre et des biens, un aspect crucial pour des pays sans littoral et dépendants des corridors commerciaux à travers les États côtiers pour leurs importations et exportations. Aujourd’hui, avec cette scission, l’organisation, qui garantit à ses membres des voyages sans visa, des avantages douaniers et un accès à un marché de 702 milliards de dollars pour 400 millions d’habitants, fait face à un bouleversement majeur. Une décision aux conséquences multiples sur la libre circulation, les échanges économiques et la stabilité des institutions régionales.
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