Un total de 91.500 achetés sur la Côte d’Ivoire…
Pr. Tougbo Koffi, enseignant-chercheur ivoirien, se spécialise dans l’étude de l’esclavage et de son héritage linguistique et culturel en Afrique. Il met en lumière les traces durables laissées par la traite négrière, notamment à travers les langues et les coutumes des sociétés ivoiriennes, impactées par des puissances impérialistes comme le Portugal, l’Angleterre et la Hollande. Il soutient également le projet UNESCO “Routes des personnes mises en esclavage”, qui vise à réconcilier l’Afrique avec son passé, tout en renforçant les liens avec la diaspora. Ce projet, selon lui, représente une véritable opportunité pour la Côte d’Ivoire, tant sur le plan culturel qu’économique, en contribuant à son développement et à son rayonnement international. Il insiste sur la nécessité de prendre en compte les stigmates culturels et sociaux hérités de la traite négrière pour construire un avenir partagé.
Bonjour Professeur Tougbo Koffi, merci de vous présenter à nos internautes.
Bonjour, je me présente simplement comme un enseignant-chercheur ivoirien, soucieux d’apporter sa contribution à l’élucidation de la thématique globale des personnes d’Afrique noire mises en esclavage vers les berges américaines entre le XVe et le XIXe siècle. Mon but est d’aider à la restitution de l’homme d’Afrique à son passé et à son présent en invitant le continent à se regarder comme dans un miroir, puis à se retourner vers ses diasporas aussi pour convoquer les legs langagiers, les parlers communs, les mots, les rites et rituels, les us et coutumes et les empreintes onomastiques partagés par-delà les mers, dans une interaction cultuelle et culturelle.
Dans votre ouvrage intitulé « Stigmates lexicaux de la traite négrière en Côte d’Ivoire. Des lusitanismes aux anglicismes, une si longue histoire » paru aux Editions L’Harmattan-Paris en septembre 2024, vous soulignez l’influence probante dans différents aspects des populations impactées par le Portugal, l’Angleterre et la Hollande sur le territoire qui est devenu la Côte d’Ivoire. Quelles sont effectivement les pans de la société ivoirienne affectés par le passage de ses premiers explorateurs ?
Cette question convoque une réponse à deux volets: le volet historique et le volet linguistique.
Du point de vue historique, il est su de tous que l’esclavage a été une réalité tangible sur nos côtes. Et que Cap Lahou (actuel Lahou Kpanda) a été le port négrier hollandais le plus important. Entre 1710 et 1715, plus de 51.000 captifs auraient été déportés de cette localité sur le total des 91.500 achetés sur la côte ivoirienne. Vous avez parlé du Portugal, de l’Angleterre et de la Hollande. Oui, ces trois pays européens font partie des nations négrières qui ont respectivement exercé la traite transatlantique sur les côtes du territoire qui deviendra plus tard la Côte d’Ivoire.
Comme vous le savez, tout contact entre les hommes est non seulement un contact entre les Cultures dont ils sont issus mais aussi et surtout le contact des langues dans lesquelles ils s’expriment. Ici, nous parlons de commerce donc de contact entre des hommes parlant des langues de typologies différentes. Il en découle alors inévitablement, du point de vue linguistique, des influences réciproques dont les conséquences sont évidemment multiples et multiformes. Dans mon ouvrage que vous évoquez « Stigmates lexicaux de la traite négrière en Côte d’Ivoire. Des lusitanismes aux anglicismes, une si longue histoire », je montre et démontre que l’esclavage n’a pas laissé que des traces indélébiles dans les cœurs, dans la mémoire collective et dans le subconscient des populations mais il en a aussi et surtout laissé des centaines dans l’univers linguistique endogène, c’est à dire, dans les parlers locaux. Les emprunts lexicaux d’origine portugaise sont les lusitanismes et ceux d’origine anglosaxonne (anglaise et/ou hollandaise) anglicismes. Dans les analyses, en m’appuyant à la fois sur le descriptivisme, le comparatisme et la combinaison de principes de la sémantique, de la morphologie, de la phonologie et de la tonologie, je démontre comment des vocables de ces langues occidentales se sont fondus dans le moule morpho-phonético-phonologique et prosodique pour intégrer les langues ivoiriennes qui sont des langues à tons et s’y incruster à jamais. Et c’est bien ce que j’appelle les stigmates lexicaux de la traite négrière. Cet ouvrage est, à côté de celui que j’ai publié en 2021 – Africanismes et africanités au Brésil, réalité et portée- chez le même Editeur les Editions l’Harmattan de Paris, ma modeste contribution pour appuyer le projet « Route des personnes mises en esclavage » de Côte d’Ivoire, l’étayer pour qu’il ne présente l’ombre d’aucun et c’est dans cette dynamique scientifique que je m’inscris.
Ce qu’il faut retenir ici, c’est que les puissances occidentales de la traite négrière que vous avez évoquées ont laissé des traces indélébiles ou stigmates d’ordres lexicographiques et lexicologiques à travers des emprunts lexicaux systémiques et systématiques, des toponymes, des hydronymes et même des vestiges patrimoniaux incontestables A titre d’exemples, je peux rapidement en citer quelques-uns: safè, safouè qui signifient la clé dans les langues baoulé, agni, adjoukrou, abey, akye, dida etc., ahouakala, mot dida signifiant ‘la paire de lunettes’, un emprunt systémique monosémique à la langue portugaise où le substantif όculos [ᴐkulᴐs] désigne le même signifié ‘paire de lunettes’, alaka et laka, deux mots avikam, godié, baoulé, agni, abey, dida et signifiant ‘la malle, le cercueil’, kpanhoun, substantif baoulé, agni, dida-f signifiant ‘le pain’ un autre emprunt à la langue portugaise où le mot pão [pãɔ̃] existe et signifie également ‘le pain’, flanga, terme attesté en dida, avikam signifiant ‘le drapeau’, dérivé du mot anglais flag [flag] de la même signification ‘le drapeau’, keniyé, kanian ou kanien, emprunts systémiques monosémiques signifiant ‘la lanteme, l’ampoule, l’éclairage, la lampe’ en dida, baoulé, agni, avikam et dans la plupart des langues kwa de Côte d’Ivoire et du Ghana dont l’équivalent originel anglais est candel [kãdl] et lôkah mot avikam , dida, neyo, godié, alladjan et ébrié qui signifie ‘la serrure, le cadenas’ emprunté au verbe anglais to lock [tulɔk] ‘bloquer, verrouiller’ sont autant de lexèmes et la liste pourrait être rallongée à profusion. Que dire des toponymes comme San Pedro, Sassandra et Fresco, des hydronymes comme Cavally, Bandama et Bia, et de certains oronymes ivoiriens ? A tous ces stigmates, s’agrègent aussi des sites mémoriels comme Kanga Nianzé, Assikêliê, Egnoambo di sran et même des objets et des parémies qui s’affichent visiblement comme des vestiges de la traite transatlantique, parmi tant d’autres. La liste est longue….
Quelles analyses faites-vous justement de l’ambitieux programme de l’Unesco lancé depuis 1994 intitulé « Les Routes des personnes mises en esclavage : « Briser » le silence autour de l’histoire de l’esclavage » dont l’objectif principal est de contribuer à « produire des connaissances innovantes, développer des réseaux scientifiques de haut niveau en ‘’épousant’’ le thème des esclavages, leurs abolitions et les résistances qu’elles ont générées »?
L’UNESCO, Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture, en implémentant ce projet, est pleinement dans son rôle de constructeur de la paix par l’éducation, la science et la culture. Son initiative vient donc à point nommé car il était temps que la plaie soit pensée. L’esclavage, cette blessure inscrite sur le front de l’Afrique et des diasporas et qui lacère nos mémoires communes ne doit plus être nourrie par notre rancœur et notre affliction stérilisantes. Il doit plutôt faire l’objet de réflexions toujours plus approfondies, de recherches toujours plus fouillées pour qu’il soit moins le cœur d’une tragédie que l’échelle sur laquelle se posent nos pieds pour la marche et l’ascension de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui, un monde traversé par des courants multiformes et dont les vecteurs, comme le roseau sous le vent, ploient sous le poids des marqueurs de la civilisation. L’UNESCO, en instituant ce projet, veut inviter chaque pays impacté à prendre sa part en convoquant sa mémoire historique et la mettant au service de sa renaissance pour s’ouvrir sur les lumières de l’humanisme.
On le sait, le Ghana, le Bénin, le Sénégal et d’autres pays africains victimes de ce commerce humain que vous qualifiez de ‘’honteux’’ dans votre ouvrage suscité bénéficient d’une sorte de ‘’Plan Marshal‘’ de l’Unesco pour les dédommager, sinon contribuer à sauvegarder le mémoriel collectif, du moins à faire revenir les afro-descendants sur leurs terres natales, quel bilan pouvons-nous faire, en l’état actuel de la partie ivoirienne ?
Je ne pense pas que l’on puisse parler de dédommagement à cette phase de la mise en œuvre du projet mais ce qui est vrai c’est que plusieurs pays de notre sous-région, notamment le Bénin à travers Ouidah, le Ghana à travers le Fort d’Elmina et le Sénégal à travers l’ile de Goré récoltent beaucoup de dividendes depuis plusieurs décennies. Et pourtant, les recherches scientifiques menées ici et les résultats obtenus sont largement supérieurs à ceux attestés dans les autres pays frères. Le Gouvernement de CI a mis à disposition des moyens financiers conséquents qui ont permis au Ministère de la Culture de la Francophonie de mettre en mission son Comité scientifique. Et les résultats scientifiques sont là, tangibles et, bien sûr, disponibles au Ministère en charge de la Culture. En 2017, le Projet a été lancé sous la houlette du Ministre d’alors SEM Maurice Kouakou Bandaman, au pied de la stèle de Kanga Nianzé par le Vice-président de la République d’alors M. Daniel Kablan Duncan, en présence de la Grande Chancelière Pr. Henriette Dagri Diabaté, de l’ancien président béninois M. Nicéphore Soglo, du Ministre du Tourisme M. Fofana Siandou, de bien d’autres personnalités de notre pays et surtout, devant des ivoiro-descendants des USA, des Amériques et des Antilles, venus vivre la fête et très heureux d’être sur la terre de leurs ancêtres. L’année suivante, 2018, le MCF a organisé les Journées Mémorielles qui ont été marquées par la participation et la présence effective d’ivoiro-descendants de Guyane, les BONI. Je sais par ailleurs qu’une seconde stèle commémorative a été érigée, en 2017, par l’Etat de Côte d’Ivoire à l’entrée de l’île de Passagri sur les terres de Lahou Kpanda.
En Août 2019, l’Etat de Côte d’Ivoire a diligenté une mission d’une dizaine de jours dans le nord-est du Brésil, sur les traces des ivoiro-descendants de ce pays. Toutes ces actions réalisées sont la preuve la plus éloquente de l’implication totale du Gouvernement et de son Président le Dr. Alassane OUATTARA dans ce projet structurant de l’UNESCO. Au plan scientifique, plusieurs pistes ont été identifiées. Des pistes terrestres et fluviales ont fait l’objet de mise en lumière et l’axe du Bandama, objet d’un début de matérialisation.
Pour conclure, permettez-moi de dire que depuis quelques semaines, la Ministre de la Culture et de la Francophonie Madame Françoise REMARCK a mis son équipe scientifique et l’Office ivoirien du Patrimoine Culturel en mission pour travailler, avec la représentation Pays de l’UNESCO, à la labélisation du projet ivoirien des personnes mises en esclavage et sans doute, très bientôt, vous verrez les résultats.
Enfin, je rappelle que, pour dresser le bilan général en l’état actuel de la partie ivoirienne, il y a une voix plus autorisée que la mienne pour le faire et vous la connaissez. C’est bien celle de Madame la Ministre en charge de la Culture. En tant qu’auteur d’ouvrages sur la thématique, je ne peux que me limiter à ce que je viens de vous dire et que je peux scientifiquement défendre.
Selon vous, quelles sont les perspectives pour une opération gagnante pour notre pays ?
Les perspectives sont inestimables et les retombées positives, multiples et pluridimensionnelles. Au plan purement culturel, ce projet permettra de mettre en lumière l’image du pays à l’international. Au plan diplomatique, la côte d’Ivoire entrera dans le cercle fermé des pays qui ont mis un point d’honneur à la question du Noir et de l’Afro descendant. Aux plans scientifique et touristique, une nouvelle et large fenêtre s’ouvrira sur la Côte d’Ivoire sous multiples paradigmes, faisant de ce pays, une destination touristique et mémorielle indéniable avec toutes les conséquences gagnantes qui en découlent.
Au plan économique des ivoiro-descendants, heureux de marquer leur présence dans le pays d’origine de leurs ancêtres pourront saisir les opportunités d’investissements et créer d’innombrables emplois contribuant à l’autonomisation des femmes et des jeunes, dans la dynamique de lutte contre la pauvreté qui déstructure nos sociétés.
L’actualité de la question et les nombreuses perspectives heureuses commandent à la Côte d’ivoire à s’y mettre à fond avec beaucoup d’autorité aussi pour faire partie des nations qui savoureront, tôt ou tard, les juteux fruits de ce projet mondial lorsque viendra l’heure du dédommagement de l’Afrique noire.
Le projet « Route des personnes mises en Esclave » s’auto-défend donc pleinement, les résultats espérés abondent et les moyens pour l’accompagner se mobilisent. Pour notre pays, ce projet est une opération gagnante à tous points de vue car s’inscrivant dans un cadre ontologique, le cadre du retour des ivoiro-descendants à leur être, à leur source, à leur essence primordiale. Il consacre la réconciliation de la Cote d’ivoire avec ses fils, petits-fils et arrières petits-fils dans un esprit de solidarité mutuelle, de concorde et de renaissance.
Réalisé par ENAF pour @enquetemedia
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