Photo: South Korean President Yoon Suk-yeol © South Korea Presidential Office via AP
Source: Le Monde-Diplomatique
Le parlement sud-coréen a adopté une motion de destitution à l’encontre du président Yoon Suk Yeol ce samedi 14 décembre, dix jours après la tentative du chef d’État d’imposer la loi martiale sur le pays. La Cour constitutionnelle dispose désormais de six mois pour décider de la validité de cette motion. « Il existe plusieurs Corée du Sud, analysait Renaud Lambert en juillet 2023. Celle qui fascine les médias, et peut s’enorgueillir de voir des armées de collégiens apprendre sa langue en dehors de tout cursus scolaire, ressemble à une star de la K-pop, la variété coréenne désormais connue dans le monde entier (…). Et puis il y a l’autre Corée du Sud, que sa population surnomme l’“enfer Joseon”, du nom de la dynastie qui régna sur la péninsule de 1392 à 1910. »
L’envers du miracle sud-coréen
Technologie de pointe, tubes de variété fredonnés sur tous les continents, séries à succès, cinéma mondialement reconnu : la Corée du Sud jouit d’une image particulièrement positive. Un peu comme si, dans bien des domaines, Séoul montrait la voie au reste du monde. Découvrir la réalité des conditions de vie de la population invite à espérer que cela ne soit pas le cas.
Un reportage de Renaud Lambert
C’est une figure éculée de la vulgate médiatique. Un contestataire doute des vertus de la démocratie libérale occidentale ? « Essayez donc la Corée du Nord ! », suffit-il de lui répondre pour mettre les rieurs de son côté. La péninsule coréenne offre à la pensée dominante un contraste efficace pour démontrer la supériorité de ses options. Au Nord, la dictature, la famine et la charrette à bras ; au Sud, la démocratie, l’abondance et les semi-conducteurs. D’un côté, le repoussoir de la grisaille communiste ; de l’autre, un « modèle » à imiter, comme le suggère par exemple M. Louis Gallois, l’un des plus illustres représentants du patronat français (1). Le modèle de l’un des pays les plus pauvres de la planète dans les années 1950, mais qui est depuis devenu la douzième puissance économique mondiale et à qui l’agence Bloomberg a accordé sept fois le titre de « nation la plus innovante » entre 2014 et 2021 (2). Bref, non pas un pays, mais un « miracle ».
Il existe toutefois plusieurs Corée du Sud. Celle qui fascine les médias, et peut s’enorgueillir de voir des armées de collégiens apprendre sa langue en dehors de tout cursus scolaire, ressemble à une star de la K-pop, la variété coréenne désormais connue dans le monde entier : une silouhette élancée, un minois androgyne, une renommée internationale et un téléphone ultraperfectionné à l’oreille. Et puis il y a l’autre Corée du Sud, que sa population surnomme l’« enfer Joseon », du nom de la dynastie qui régna sur la péninsule de 1392 à 1910.
Sommeil
Métro de Séoul, 6 h 27. Des cinq personnes assises à notre gauche, trois dorment profondément, le visage écrasé sur une main, la tête en arrière calée sur la vitre ou bien la nuque basculée vers l’avant. De l’autre côté de la rame, les six passagers ont également sombré dans les bras de Morphée. Aucune secousse ne les trouble, aucun arrêt en station ne les perturbe. Comme la plupart des travailleurs du pays, ils sont épuisés. Et il est peu probable que cela soit dû à une folle nuit d’ébats : une étude de 2021 suggérait qu’un Séoulite sur trois n’avait pas fait l’amour depuis plus d’un an (3).
Les Sud-Coréens travaillent en moyenne 1 910 heures par an. L’un des chiffres les plus élevés parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), où la moyenne s’établit à 1 716, contre 1 490 pour la France et 1 349 pour l’Allemagne (4). Ce chiffre global minore toutefois la réalité des horaires pratiqués par la plupart, dans un pays qui a créé un mot pour décrire la mort par surmenage : gwarosa.
Mais on travaille encore trop peu en Corée du Sud, estime son président conservateur Yoon Seok-yeol, élu d’un cheveu en 2022. Ce dernier souhaite étendre la semaine de travail à soixante-neuf heures, contre cinquante-deux à l’heure actuelle. « Les employés devraient pouvoir travailler cent vingt heures par semaine, quitte à se reposer après (5) », avait-il expliqué lors de la campagne présidentielle. Cent vingt heures correspondent à dix-sept heures de travail par jour pour une semaine de sept jours, à vingt heures pour une semaine de six.
« Les entreprises n’ont tout simplement pas les moyens de satisfaire la demande si les travailleurs refusent de travailler », plaide M. Kim Ki-moon, président de la Fédération des petites et moyennes entreprises de Corée du Sud (6). « Pourquoi le gouvernement nous priverait-il du droit de travailler plus ? », interroge de son côté le quotidien conservateur Dong-a Ilbo, s’érigeant soudain en porte-parole de la classe ouvrière (7).
Sauf qu’un mécanisme permet à la plupart des entreprises de verser un « forfait heures supplémentaires » indépendant du temps de travail effectivement réalisé. Les ouvriers le savent et Dong-a Ilbo ne peut l’ignorer : il est peu probable qu’une augmentation du temps de travail se traduise par un accroissement significatif des revenus. Quant aux vacances, dont le gouvernement suggère qu’elles pourraient devenir d’autant plus longues que les semaines sont chargées, peu y croient : 60 % des salariés ne prennent pas tous leurs congés, le plus souvent de peur de perdre leur emploi (8). Parmi les revendications du mouvement ouvrier sud-coréen, l’une revient fréquemment : « Laissez-nous dormir ! »
Noix
M. Park Chang-jin s’efforce de sourire en nous contant son histoire. Mais, plus de huit ans après les faits, la douleur demeure de toute évidence vive. En décembre 2014, il est chef de cabine pour un vol Korean Air de New York à Séoul. Alors que l’avion se dirige vers la piste de décollage, il entend des cris. L’une des passagères de première classe est en train de morigéner une hôtesse : les noix qu’elle vient de lui servir auraient dû lui être présentées sur un plateau, pas dans leur sachet.
M. Park vient à la rescousse de l’hôtesse, explique que la législation oblige les compagnies aériennes à servir les amuse-gueules de prédécollage emballés, et tente d’apaiser la passagère. Cette dernière ne veut rien savoir. Dévoilant qu’elle est la fille du président du conglomérat qui contrôle Korean Air, elle se prévaut de son statut pour exiger de M. Park et de l’hôtesse qu’ils s’agenouillent pour lui présenter leurs excuses. Ils s’exécutent ; cela ne suffit pas. Mme Cho Hyun-ah, la passagère, obtient que l’avion fasse demi-tour afin que M. Park soit remplacé par un autre chef de cabine.
Mme Cho effectuera une peine de prison de cinq mois, pour violation des lois sur la sécurité aérienne. M. Park, lui, fera l’objet d’une campagne de harcèlement au sein de son entreprise. Au bout de plusieurs années, il finira par démissionner. « Mon histoire révèle quelque chose de la société coréenne, de la façon dont se comporte l’élite économique de ce pays, conclut M. Park dans l’anglais de steward qu’il a conservé. Car, si mon récit est désormais connu du grand public, ici, combien de personnes vivent la même chose sans qu’on en entende jamais parler ? »
94,9
C’est une manifestation comme on pourrait en voir un peu partout. Sauf qu’ici les participants veillent à ne pas stationner sur les passages piétons, de façon à ne pas interrompre le flux des passants : une prévenance plus rare ailleurs dans le monde. Le rassemblement a été organisé pour protester contre le projet d’extension de la semaine de travail à soixante-neuf heures. À côté de la scène sur laquelle se succèdent les orateurs, un camion de police attire l’œil. Derrière la cabine du véhicule, un immense écran affiche des chiffres : 85,9 ; 81,2 ; 92,7…
Interloqué, on interroge. Le dispositif mesure les décibels produits par la sonorisation. Ici, les manifestations ne sont tolérées qu’à hauteur de 95 décibels, soit le ronflement d’un sèche-cheveux. Les contrevenants s’exposent à des peines de prison qui peuvent atteindre six mois.
Labyrinthe
En juin 2022, une partie des sous-traitants d’un chantier naval de Daewoo, l’une des plus grandes entreprises coréennes, se mettent en grève pour protester contre une amputation de salaire de 30 % pendant la pandémie. En Corée du Sud, plus de la moitié des travailleurs sont dits « irréguliers ». La catégorie regroupe les précaires, les pseudo-« autoentrepreneurs », les sans-papiers (en général issus d’Asie du Sud-Est et particulièrement nombreux sur les chantiers navals) ou encore les personnes soumises à des dispositifs de sous-traitance en cascade les privant des droits et de la protection sociale accordés par les grands groupes. « Ils sont pourtant le plus souvent formés par la grande boîte qui les fait travailler », souligne Mme Chong Hye-won, du syndicat de la métallurgie (KMWU).
La direction de Daewoo organise une répression violente des grévistes, qui occupent le site. Le président Yoon, qui estime que « les gens qui font grève sont aussi dangereux que les ogives nucléaires nord-coréennes (9) », menace d’envoyer la police antiémeute pour déloger les protestataires. « Il s’interroge tout haut, se souvient Mme Chong : “Mais est-ce que cette grève est vraiment légale ?” »
Mille et une chausse-trapes limitent ici le droit de grève. Outre l’interdiction des entraves aux affaires, passibles de prison, il n’est pas autorisé de faire grève contre un autre employeur que le sien : une disposition qui transforme le mécanisme de sous-traitance en bouclier prémunissant les grands groupes contre toute interruption du travail. De sorte qu’« être un dirigeant syndical implique, à un moment ou un autre, de passer par la case prison », résume M. Yang Kyeung-soo, président de la Confédération coréenne des syndicats (KCTU), qui a lui-même été condamné à un an de détention pour avoir organisé une grève pendant la pandémie. Depuis la création de son syndicat, en 1995, l’ensemble de ses douze prédécesseurs ont également été emprisonnés.
Dans ces conditions, M. You Choe-an, le vice-président du syndicat des travailleurs irréguliers du site de Daewoo, prend la responsabilité d’un autre mode de protestation : il soude une cage d’un mètre cube dans laquelle il s’enferme au fond de la coque d’un supertanker pour dénoncer la façon dont sont traités les travailleurs, s’inscrivant dans une longue tradition coréenne de sacrifice des corps pour dénoncer la violence patronale.
Comme à chaque fois, l’entreprise fait pression sur les salariés « réguliers » afin qu’ils se désolidarisent des précaires, dont les exigences menaceraient l’entreprise. L’argument pèse d’autant plus que la Banque coréenne de développement, une institution publique, annonce de son côté qu’elle exigera de Daewoo le remboursement de toutes ses lignes de crédit si la grève continue — l’équivalent d’une mise à mort.
Les salariés demandaient initialement le rattrapage des 30 % de salaire qu’ils avaient perdu, ils acceptent finalement une augmentation de 4,5 % de leurs rémunérations, avec la promesse d’une « discussion à venir » sur les cascades de sous-traitance. De son côté, l’entreprise porte plainte contre cinq dirigeants syndicaux, exigeant qu’ils remboursent — de leur poche — les pertes liées à divers retards de production : 47 milliards de wons, soit environ 33 millions d’euros. Les personnes visées perçoivent le salaire minimum, soit environ 2 millions de wons, ou 1 400 euros, par mois… La loi doit encore trancher sur la recevabilité de la plainte de l’entreprise. « Le plus probable, c’est que nos camarades doivent payer », estime Mme Chong…
Incompréhension
À chaque fois, la question surprend. Elle revient pourtant régulièrement, y compris dans la bouche de militants syndicaux : « Mais pourquoi est-ce que les Français veulent partir à la retraite plus tôt ? Ici, les travailleurs voudraient au contraire repousser l’âge de la retraite. Idéalement, jusqu’à 73 ans. » On songe d’abord à un problème de traduction, avant de comprendre que le problème ne réside pas dans les mots, mais dans les institutions. C’est que la retraite telle qu’elle a été construite ici diffère sensiblement du projet que défend une majorité de Français.
En Corée du Sud, l’âge officiel de la retraite est de 60 ans. Mais il faut atteindre 65 ans pour percevoir la pension versée par l’État. À taux plein, celle-ci équivaut à environ 30 % des derniers salaires perçus. La plupart du temps, elle plonge ses récipiendaires dans la pauvreté. La quasi-totalité des Coréens doivent donc travailler après l’âge légal de la retraite, dans des emplois si précaires et mal payés que l’expression coréenne qui traduit le mieux « boulot de merde » est « travail de vieux ».
Mais, si l’âge où les entreprises peuvent se débarrasser de leurs employés est officiellement de 60 ans, le pouvoir a depuis le milieu des années 2010 mis en place un dispositif qui complique encore la vie des plus anciens. Traditionnellement, le modèle hiérarchique coréen, hérité du confucianisme, prévoit que les rémunérations évoluent avec l’ancienneté du salarié. Depuis une petite dizaine d’années, l’État a néanmoins autorisé les entreprises à réduire les rémunérations des travailleurs les plus âgés (en général, autour de 56 ans), au prétexte de favoriser l’emploi des jeunes. Ainsi les dernières années de travail — celles qui comptent pour le calcul de la retraite — sont-elles caractérisées par une fonte des salaires, parfois amputés d’un tiers. Alors que les personnes âgées de plus de 65 ans représentent la moitié de la population pauvre (10), la Corée du Sud affiche un taux de suicide vertigineux de 61,3 pour 100 000 chez les plus de 80 ans (contre 33,3 pour les personnes de 75 ans ou plus en France (11)).
Devant l’hôtel de ville du quartier de Seong-buk, à Séoul, une banderole a été hissée dans le cadre d’une campagne de lutte contre le suicide des personnes âgées sans travail, particulièrement préoccupant chez les hommes : « Si vous connaissez un homme seul de plus de 50 ans, prévenez votre mairie. »
Doute
M. Kim Sung-han, le conseiller à la sécurité nationale du président Yoon jusqu’en mars 2023, a obtenu un doctorat en science politique à l’université du Texas ; M. Kim Tae-hyo, le premier adjoint à la sécurité nationale du président, un doctorat en science politique à l’université de Chicago ; M. Wang Yun-jong, son secrétaire pour la sécurité économique, un doctorat en économie à Yale ; son ministre de l’unification, M. Kwon Young-se, un master en administration publique à la Kennedy School de Harvard.
Pour passer la douane de l’aéroport de Séoul, les ressortissants américains jouissent d’un couloir d’immigration distinct. Une fois en ville, ils peuvent se brancher sur une radio américaine : The Eagle, celle de la base américaine d’Itaewon, située en plein cœur de la capitale. Mais la plupart poursuivent leur voyage un peu plus au sud. Après une heure trente de voiture, ils arrivent… en Californie, l’État américain auquel renvoie l’adresse officielle de Camp Humphreys, la plus grande base américaine en dehors des États-Unis, pourtant sise dans la ville bien coréenne de Pyongtaek.
Plus de 28 000 soldats vivent ici. Cette ville dans la ville — dotée de plusieurs écoles, d’un lycée, d’une université, d’une immense piscine avec toboggans, d’un cinéma, d’un supermarché, d’un golf… — atteint 43 000 habitants en comptant les familles des soldats et les travailleurs coréens. « La Corée du Sud verse l’équivalent de 1 milliard de dollars par an pour contribuer au fonctionnement de la base, nous explique M. Hyun Pilkyung, directeur de l’Institut de réappropriation des bases militaires américaines. Les prix de l’électricité, de l’eau et du gaz dont jouissent les militaires américains sont les moins chers du pays. Et quand un soldat américain commet un délit, il bénéficie d’une justice spécifique : celle de la base. » Cette dernière abriterait quarante-cinq étoiles de généraux.
Site américain le plus proche de la Chine, Camp Humphreys accueille des batteries de missiles Patriot, des escadrons d’hélicoptères Apache, des radars surpuissants… Lorsqu’un avion de surveillance U2 décolle d’une seconde base, à une poignée de kilomètres au nord, le vacarme de ses réacteurs déchire le ciel. « À chaque fois, les murs tremblent des kilomètres à la ronde », nous raconte M. Hyun. Pourtant, aucun camion de police pour mesurer les décibels. C’est que la base est un atout maître pour l’armée américaine. Son existence justifie d’ailleurs que les États-Unis veillent à ne pas laisser s’éteindre le conflit avec la Corée du Nord, de peur que la paix ne les contraigne à plier bagage.
Autre vestige de la guerre avec le Nord : en cas de conflit, le commandement de l’armée sud-coréenne revient au chef d’état-major américain. De sorte que certains Coréens s’interrogent : la Corée du Sud est-elle un pays avec une base américaine au milieu, ou une base américaine avec un pays autour ?
Loin de Gangnam
« Le miracle coréen, vous l’avez sous les yeux. » M. Yoon Yong-ju (sans lien familial avec le président du pays) vient de nous accueillir chez lui : une pièce unique d’environ trois mètres sur trois, dans laquelle on pénètre par une porte haute d’environ un mètre trente. Aucun problème pour M. Yoon : il a été amputé des deux jambes. « J’ai la chance de vivre dans l’une des habitations les plus agréables du quartier : j’ai de la lumière et une pièce assez grande. »
Nous sommes à deux pas de la gare de Séoul, un quartier où les loyers sont parmi les plus élevés de la capitale. Mais pas dans ce pâté de maisons, un bidonville où ont atterri les rescapés du prodige économique coréen.
On peine d’abord à le croire, mais M. Yoon dit vrai : son logement semble luxueux comparé à ceux que des propriétaires vivant à Gangnam, l’un des quartiers les plus cossus de Séoul, louent ici pour 190 000 wons (environ 130 euros), soit le quart de l’allocation versée par l’État aux plus démunis : des chambres d’un mètre et demi sur deux, sans fenêtre, dans des édifices délabrés et, le plus souvent, sans chauffage.
« J’étais conducteur de pelleteuse quand a éclaté la crise asiatique de 1997 », raconte M. Yoon. À l’époque, le Fonds monétaire international (FMI) impose une sévère cure d’austérité à la Corée du Sud. De leur côté, les entreprises profitent de la débâcle pour licencier, avant de recruter sur la base de contrats précaires. « J’ai été viré par mon entreprise. Très vite, je suis tombé dans la misère, et dans l’alcool. » Il est diabétique et son addiction conduit bientôt à l’amputation de ses membres inférieurs. « Je suis arrivé dans ce quartier en pensant que je n’y resterais que quelques mois, le temps de me ressaisir… Cela fait dix-huit ans. »
Environ mille habitants vivent ici. « Tous me ressemblent, poursuit M. Yoon. Ce ne sont pas des marginaux : ce sont des gens qui ont travaillé dur pour redresser le pays après la guerre. Des gens qui se sont sacrifiés, et que l’État a laissés sans rien. Aucun d’entre nous ne touche la retraite, car aucun n’a cotisé suffisamment. » Désormais sobre, M. Yoon peint, grâce au soutien d’un ami photographe. Il est par ailleurs devenu président de l’association du quartier : « On essaie de maintenir des échanges, des contacts entre les habitants, pour que les gens conservent l’envie de vivre. Il y a beaucoup de dépression ici. »
Lors de son mandat (2017-2022), le président Moon Jae-in a augmenté l’allocation versée aux plus pauvres. « Immédiatement, les propriétaires de nos logements ont augmenté d’autant le loyer que nous devions leur verser. »
Rendez-vous
« Il n’avait vraiment pas l’air content ! » La traductrice qui depuis quelques jours nous accompagne est perturbée par le message qu’elle vient de recevoir. Quelques minutes plus tôt, un ancien député de la formation de M. Yoon, le Parti du pouvoir du peuple (PPP), avec lequel nous avions rendez-vous le lendemain, a écrit pour lui indiquer que le point de rencontre ne se trouverait finalement pas dans le centre de Séoul, mais à une heure de transport de là. Cela était impossible à organiser de notre côté, et nous avions poliment suggéré un entretien par courrier électronique. Le nouvel appel visait à manifester le refus de M. Lee Jae-young : il nous donnait rendez-vous le lundi suivant, à 15 heures.
Les yeux de la traductrice s’arrondissent un peu plus lorsque nous lui indiquons que ce nouveau rendez-vous ne convient pas du fait d’engagements prioritaires. « Pourriez-vous le remercier chaleureusement pour sa disponibilité et lui indiquer que j’irai le voir lors de mon prochain séjour en Corée ? » La jeune femme procède à l’appel, avant que son téléphone ne sonne de nouveau. La conversation est brève : « Je déteste avoir à vous dire ça, mais Lee Jae-young a appelé le directeur général du département des affaires internationales du PPP pour lui dire que vous avez annulé l’entretien et que vous êtes peut-être mal intentionné ou hostile au PPP. C’est le directeur général qui vient de m’appeler. Il dit que vous devez envoyer une lettre en anglais à Lee Jae-young pour lui présenter des excuses. »
À défaut d’un courrier d’excuses, M. Lee reçoit quelques jours plus tard un courriel le remerciant pour ses éclairages précieux sur les rapports entre médias et responsables politiques en Corée du Sud.
« Petit rouge »
À la fin de l’année 1945, la gauche coréenne commence à jeter les bases d’un État souverain et démocratique. La capitulation du Japon, qui occupait le pays depuis 1910, la place en position de force. Le processus d’industrialisation engagé ici par Tokyo a conduit à l’émergence d’une classe ouvrière ne dissociant pas questions sociales et anti-impérialisme, cependant que « les efforts du Japon pour associer toute agitation ouvrière à un complot communiste accroissent le prestige des communistes », comme l’observe l’universitaire Kevin Gray (12). Dès 1945, un comité pour la préparation de l’indépendance est mis sur pied, largement piloté par les militants emprisonnés par le Japon qui viennent d’être libérés.
Après la conférence de Moscou, qui, toujours en 1945, organise la division du pays, les États-Unis s’autorisent une réaction brutale au sud du 38e parallèle. Le gouvernement militaire de l’armée des États-Unis en Corée (Usamgik) prend la main sur le pays, dissout les organisations populaires, réprime les grèves et fait appel à d’anciens collaborateurs avec l’occupant japonais pour peupler l’appareil d’État. Dès lors, l’anticommunisme — un anticommunisme façonné par Washington — devient le « principe central de légitimation idéologique de l’État sud-coréen », explique le politiste Choi Jang Jip (13).
Entre 1948 et 1949, sur l’île Cheju, la répression d’un soulèvement populaire que les autorités américaines (puis le dictateur Rhee Syngman, que Washington place au pouvoir) accusent d’être « communiste », fait plus de trente mille victimes. Soit environ 10 % de la population de l’île. Pendant des années, les geôles du pays regorgent d’anciens « partisans », engagés dans la lutte pour la libération nationale lors de la guerre de Corée (1950-1953). On les soumet à la torture pour qu’ils « renoncent » à leurs convictions d’antan. « Il fallait que je signe une déclaration dans laquelle je m’engageais à être en première ligne dans la lutte pour l’éradication du communisme, nous raconte M. Ahn Hak-sop, 94 ans, dont près de quarante-trois passés en prison. À chaque séance de torture, je m’évanouissais. La première chose que je regardais, en me réveillant, c’était mes mains : y avait-il de l’encre dessus ? Avaient-ils essayé de placer mes empreintes sur une fausse déclaration de conversion ? Là, j’aurais tout perdu. » Dans les années 1980, la dictature structure un réseau de camps de rééducation où seront internés plus de quarante mille « délinquants » pour beaucoup coupables d’être communistes.
À partir de 1987, la transition vers la démocratie transforme les méthodes, pas le projet : « Dans mon école primaire, relate Seo, un militant d’une vingtaine d’années qui souhaite garder l’anonymat, on recevait régulièrement des représentants du gouvernement, des services de renseignement, voire de gens qui s’étaient échappés de Corée du Nord. Tous venaient nous expliquer que le communisme était une menace et que nous devions tout faire pour l’éradiquer. » Ppalgaengi, littéralement « petit rouge », demeure une insulte, désignant toute personne rejetant l’ordre socio-économique en place en Corée du Sud. À la suite du virage néolibéral imposé au pays dans la foulée de la crise asiatique de 1997, il suffit de défendre une organisation de la société qui ne dépende pas entièrement du marché — une forme d’État-providence, par exemple — pour mériter l’étiquette, qui peut conduire en prison.
Les dispositions principales d’une loi de sécurité nationale (LSN) mise en place par Rhee en 1948 demeurent en effet en place. Son article 7 punit « tout personne qui loue, incite à soutenir ou diffuse les activités d’organisations antigouvernementales », c’est-à-dire la Corée du Nord et ses soutiens, sachant que dénoncer le capitalisme équivaut dans bien des cas à célébrer Pyongyang aux yeux des autorités du Sud. Les partis se revendiquant du communisme sont interdits, et le marxisme toléré uniquement dans les laboratoires universitaires. Dans un tour d’esprit qu’on associerait plus volontiers au « totalitarisme nord-coréen » qu’au « miracle sud-coréen » sur les plateaux de télévision occidentaux, critiquer la LSN peut être considéré comme une violation de la LSN.
Espoir
Entre octobre 2016 et mars 2017, la population prend la rue pour protester contre un scandale de corruption qui touche la présidente Park Geun-hye. Massif, le mouvement est bientôt baptisé « révolution des bougies ». Les manifestations provoquent la destitution de Mme Park, puis l’élection de M. Moon Jae-in, le 10 mai 2017. Issu du Parti démocrate, moins à droite que la formation conservatrice, l’homme incarne l’espérance d’un approfondissement de la démocratie. L’un de ses engagements frappe les esprits : en finir avec la précarité dans la fonction publique.
« En coréen, il existe une expression qu’on pourrait traduire par “torture de l’espoir”, nous explique M. Jin Youngha, militant syndical de la KCTU. Cela revient à faire miroiter une promesse dont on sait qu’elle ne sera pas tenue. C’est cela qui s’est passé. »
Juste après sa prise de fonctions, M. Moon se rend à l’aéroport d’Inchon, près de Séoul, pour rencontrer des travailleurs précaires du secteur public et afficher son intention de tenir parole. « Comme bien souvent, la plupart des gens étaient embauchés par des entreprises sous-traitantes, elles-mêmes liées à l’État par des contrats à durée limitée, explique M. Jin. Quand un contrat venait à terme avec le sous-traitant A, l’État signait un nouveau contrat avec le sous-traitant B. Les salariés de A étaient licenciés. » Les primes de licenciement débutant à partir du douzième mois de travail, la plupart des contrats duraient onze mois. « Lors de la visite de M. Moon, certains travailleurs ont pleuré de joie, se souvient M. Jin. De son côté, Moon a promis de “sécher les larmes des travailleurs précaires”. »
Dans les faits, M. Moon impose au sous-traitant B de reprendre les salariés de A ; les conditions de travail, elles, ne changent pas. « Les contrats restent le plus souvent inférieurs à douze mois et, à chaque renouvellement, les gens sont considérés comme de nouveaux salariés : ils n’acquièrent aucun droit, nous explique M. Jin. Moon a bien supprimé une forme de précarité, mais il a brisé l’espoir d’une amélioration des conditions de travail des gens. Est-ce que c’est un progrès ? »
Patience
Ils sont là. Le jour, la nuit, ils sont là. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, ils sont là. La foule passe, parfois incrédule, mais ils sont là. Devant l’ambassade américaine, à tour de rôle, les militants du Parti de la démocratie populaire (PDP) se relaient depuis 2016 pour exiger le départ des États-Unis, « parce que tant que les Américains seront ici, les Coréens ne seront pas libres ». Peut-être qu’alors la vie deviendra plus douce au pays du Matin-Calme. Pour l’heure, la Corée du Sud se meurt. Elle affiche le plus faible taux de natalité du monde, avec 0,78 enfant par femme.
Renaud Lambert
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