Ahoua Don Mello a été nommé vice-président de l’Alliance internationale des Brics en charge des projets stratégiques. A ce titre, Ahoua Don Mello vit à Moscou et participe à toutes les grandes réflexions autour de la gouvernance mondiale
Un interview réalisée par Sévérine Blé – Le 16e Sommet des BRICS à Kazan
Ahoua Don Mello est un homme politique ivoirien, docteur-ingénieur des ponts et chaussées, universitaire, enseignant des mathématiques à l’institut national des travaux publics de Côte d’Ivoire avant de diriger le Bnetd, bureau national d’études techniques et de développement, dès l’arrivée de Laurent Gbagbo au pouvoir à la fin du mois d’octobre 2000. Dix années plus tard, il a été promu ministre de l’équipement et de l’assainissement public et porte-parole du gouvernement. Don Mello s’exile à l’issue de la crise postélectorale qui voit les forces françaises forcer le passage de la présidence ivoirienne pour les rebelles proches d’Alassane Ouattara.
Rapidement, Ahoua Don Mello retrouve ses repères. Il est repéré par l’ancien président guinéen Alpha Condé dont il devient le conseiller spécial en 2014 en raison de son aptitude à dévorer les dossiers. L’ivoirien mène alors toutes les discussions avec les partenaires bilatéraux et multilatéraux du gouvernement guinéen. C’est de là que viennent ses premiers contacts avec les gouvernements chinois et russe, d’une part et, d’autre part avec les hommes d’affaires des deux pays. Sa connaissance des problématiques de développement l’amène à être nommé conseiller spécial dans les jours qui suivent le renversement du régime d’Alpha Condé en Guinée, le 5 septembre 2021. Ahoua Don Mello était justement en guinéen pour négocier le financement de divers programmes de développement pour la Guinée.
Il ne reste que quelques mois au poste de conseiller spécial Afrique du Rosscongress avant d’être nommé haut représentant des Brics pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Don Mello sillonne alors les pays africains pour promouvoir le monde multipolaire et lancer des programmes de développement pour divers gouvernements africains désireux de travailler avec les Brics et la Banque des Brics.
Dans cette interview, il nous livre son analyse des résolutions du 16è sommet des Brics qui vient de s’achever à Kazan, en Russie et nous parle des enjeux de la naissance du monde multipolaire pour la stabilité et le développement économique des Etats africains. Car pour lui, l’Afrique n’a pas besoin d’aide mais de mettre fin aux contrats léonins qui l’appauvrissent à travers la reprise en main de sa souveraineté.
En tant que vice-président de l’alliance internationale des Brics, que pensez-vous du 16è sommet qui se vient de s’achever en Russie et des changements qu’il a inaugurés ?
Ce sommet se situe dans la droite ligne des autres sommets qui ont vu successivement la mise en place de la Banque des Brics, du Fonds des Brics mais aussi le programme de mise en place de la route de la soie qui a permis le développement des grandes infrastructures. Et là, avec la crise ukrainienne, il s’agit de réfléchir à une forme alternative de payement en dehors du dollar. Et je pense que l’un des points les plus importants de ce sommet est cette solution alternative au dollar. Au-delà, ce sommet a permis de mesurer le poids des Brics dans le monde. Ce sommet a aussi fait une ouverture aux pays qui veulent adhérer aux Brics en créant le statut de membres partenaires.
Nombre d’observateurs s’attendaient à une émancipation vis-à-vis du dollar. Est-ce que de ce point de vue, ce sommet n’est pas un demi-échec ?
Entre les pays membres des Brics, les échanges commerciaux se font déjà en monnaie locale. On peut donc dire que ce sommet consacre et numérise cette pratique qui est devenue opérationnelle depuis la crise ukrainienne.
Donc, pas de confrontation ?
Ça sert à quoi d’aller à la confrontation avec le dollar qui est utilisé par l’autre partie du monde et avec lequel les pays membres des Brics continuent de commercer avec cette autre partie du monde ? Donc, il n’y a pas de raison. Le tout c’est d’attirer le maximum de pays dans les Brics pour qu’on puisse utiliser la nouvelle stratégie de coopération monétaire et financière entre les différents pays en sortant progressivement du dollar. Donc, les Brics ne sont pas dans une stratégie de confrontation mais d’adhésion à une nouvelle politique.
Au moins, ils auraient porté un sérieux coup à la loi sur l’extraterritorialité du dollar
De toute façon, le processus est en cours. Ça ne peut pas se faire du jour au lendemain parce que le dollar a quand même eu le vent en poupe durant plusieurs décennies et est devenu une culture mondiale. Du coup, il faut créer une nouvelle culture qui va permettre de mettre fin à l’ancien culture, ce qui n’est pas facile.
La presse occidentale a voulu voir dans l’organisation de ce sommet la volonté du président russe de montrer qu’il n’était pas isolé. A votre avis, Poutine était-il isolé avant ce sommet ?
On a vu au sommet des chefs d’Etat membres des Brics en avril 2023 que c’est tout le Sud global et l’Est qui étaient présents et on a constaté le même phénomène lors de ce 16è sommet à Kazan, en Russie. D’ailleurs, avant le sommet qui a eu lieu en Afrique du Sud, 23 pays avaient fait leur demande d’adhésion dont cinq seulement ont été acceptés comme membres. Mieux aujourd’hui, un statut de membres partenaires a été créé. Ce qui permet de mettre en observation plusieurs pays avant qu’ils n’entrent dans le cercle des pays membres. Donc, la Russie n’a jamais été isolé, que ce soit avant et maintenant.
Avez-vous une raison à la persistance de ce stéréotype de « la Russie isolée » ?
C’est de bonne guerre, les occidentaux avaient l’hégémonie sur l’ensemble de la planète et aujourd’hui, ils se rendent compte que celle-ci s’effrite. Alors, ils font de la contre-campagne. Mais quand on fait le bilan, on se rend compte que la moitié de la planète est du côté des Brics dont le PIB, 36%, est supérieur à celui du G7 qui est de 32%.
Pourquoi la coopération des Brics avec l’Afrique se résume-t-elle à la relation avec la Russie pour les questions sécuritaires et avec la Chine pour les projets de développement structurants ? Pourquoi les autres pays membres sont-ils en retrait ?
Les Brics ont un idéal, celui de débarrasser le monde de l’hégémonie occidentale qui est mal vécue par tous les pays du Sud global et de l’Est. Et donc ne voir que la Russie et la Chine, les initiateurs de ce vaste mouvement, c’est faire une erreur d’appréciation. En Afrique, beaucoup de pays se sont emparés de cette idéologie pour se soustraire de la domination occidentale et avancer dans leur stratégie d’indépendance. Dans tous les pays d’Afrique, l’heure est aujourd’hui à la souveraineté et à la coopération entre Etats de manière égalitaire. C’est cela le monde multipolaire. Donc, il ne faut pas seulement voir la Russie et la Chine mais tous les pays du Sud global et de l’Est qui veulent s’affranchir de la domination occidentale.
Pour vous, cet enjeu idéologique est amplement suffisant ?
Idéologiquement, c’est cet enjeu qui prédomine. Et puis idéologiquement, cela permet de tisser des relations à l’échelle internationale pour s’affranchir de l’hégémonie occidentale et diversifier le partenariat pour le développement accéléré du continent africain.
Quel genre de plaidoyer faites-vous généralement en tant qu’africain impliqué dans la gouvernance des Brics pour que cette association prenne mieux en charge les problématiques de pauvreté auxquelles sont confrontés les africains ?
Quel est le plus grand partenaire des Africains ? C’est la Chine. Aujourd’hui, c’est le programme de la route de la Soie qui a été lancé en 2013, après la conférence de Durban, qui guide l’action des Brics à travers l’Afrique. A travers les grands travaux d’infrastructures, on voit la Chine investir à tour de bras à travers le continent, y crée des plateformes industrielles. Donc, c’est visible. Mais il n’y a pas encore une implication des institutions propres aux Brics parce que c’est une organisation encore informelle qui n’a même pas de statut ni de règlement intérieur et qui travaille par consensus. Les Brics travaillent sur des idées et chaque pays est chargé de mettre en œuvre ces idées arrêtées aux sommets des chefs d’Etat des pays membres. Seule la création de la banque de développement a fait l’objet d’un consensus. Cette banque finançait les projets des Etats membres mais elle est désormais ouverte aux projets des Etats non membres.
La Banque des Brics n’a financé que 100 projets de moindre dimension. Dans quelle mesure, va-t-elle s’aligner sur les financements des grandes institutions internationales que sont la Banque mondiale et le FMI ?
Ce n’est qu’un début. La banque a été créée en 2015 et est fonctionnelle depuis 2016. Donc, avoir financé 100 grands projets est tout à fait honorable. De toute façon, une banque n’agit que comme un levier de financement. Ça permet d’activer tous les autres leviers de financement à travers les pays membres des Brics. Si vous voyez que la Chine et d’autres pays tels que l’Inde, le Brésil et la Russie accélèrent leur développement, c’est non seulement à travers leurs propres structures de financement mais dans la vision des Brics implémentée à travers la route de la soie. Ce qu’on a appelé le « Belt Road Initiative », c’est-à-dire tout ce qui concerne les infrastructures de télécommunications, de satellite, les infrastructures physiques : aéroports, ports, routes, parcs industriels, énergie… Tout ceci est le domaine privilégié de la banque des Brics et par effet de leviers, de tous les domaines d’intervention des pays membres des Brics. C’est pourquoi tous ces pays membres des Brics sont aujourd’hui les plus grands partenaires des pays africains.
Pourquoi les Russes investissent moins en Afrique que les Chinois ?
La Russie a une coopération plus ancienne avec l’Afrique que la Chine. Notamment en matière de coopération dans les domaines de la défense et de la sécurité. Mais elle est aussi ancienne dans le cadre de l’Union des Républiques Socialistes et Soviétiques (URSS) qui s’est attelée à mettre l’action sur comment apprendre à pêcher plutôt que de donner le poisson aux africains. Pour ce faire, ils ont créé une université spécifique baptisée du nom de Patrice Lumumba, l’ancien Premier ministre congolais assassiné en 1961, ndlr) qui a permis de former beaucoup de cadres africains. Cette fois-ci avec la crise ukrainienne, beaucoup d’aspects commerciaux sont en train d’être développés, notamment avec le blé, le pétrole qui constituent des axes de commercialisation. Mais il y a également des axes d’investissements en matière d’énergie et de télécommunications qui s’accélère aujourd’hui sur le continent africain. Donc la philosophie de la Russie, c’est d’apprendre à pêcher. Et même dans le cadre de la coopération militaire, elle forme les officiers supérieurs et les équipes de défense en leur donnant des moyens de se défendre. C’est ce qu’elle a fait avec la Chine, la Corée, l’Egypte, l’Angola, l’Ethiopie…
Avez-vous parfois l’impression en tant partie prenante de la gouvernance des Brics et originaire d’un pays francophone d’être pris au milieu d’antagonismes de puissances occidentales, notamment entre la Russie et la France ?
Tout le monde vit cette pression. Aujourd’hui, on voit bien qu’il y a un combat économique ouvert entre la Chine et les Etats et un combat économique entre les pays non membres des Brics et les pays membres. On le vit tous au quotidien dans la mesure où certains pays qui ont tout simplement peur des sanctions occidentales s’abstiennent de coopérer avec d’autres pays membres des Brics. Au risque d’affronter des pressions politiques qui les mettraient en difficulté. Mais il revient aux africains d’assumer pleinement leur souveraineté et de se sentir libres de coopérer avec qui ils veulent.
Est-ce qu’il vous arrive de penser à apaiser ce type de tensions pour le bien de l’Afrique qui a besoin de tous les partenaires pour combler son retard économique ?
Chacun fait ce qu’il peut. Je ne suis pas diplomate de carrière mais un promoteur d’une vision du monde puisque l’alliance internationale des Brics a pour seule fonction de faire la promotion des idées issues des sommets des chefs d’Etat membres des Brics. Donc, nous faisons notre travail de promotion, de contact, d’échanges, de discussions pour faire découvrir les autres opportunités et comment contourner les menaces qui peuvent peser sur eux pour pouvoir les rassurer dans leur coopération avec les pays membres des Brics.
Vous est-il arrivé d’être traité d’agent russe et comment réagissez-vous dans ce cas ?
Je l’entends partout
Et ça vous fait quoi ?
Ni chaud ni froid dans la mensure où je me sens partie intégrante de la philosophie des Brics : libérer le monde de l’hégémonie occidentale et je me sens parfaitement à l’aise lorsqu’on me taxe de pro-Brics ou d’agents russe, chinois ou brésilien, peu importe, l’essentiel étant l’idéologie défendue.
Parmi les pays membres des Brics, quels sont ceux qui représentent une attraction pour les pays africains ?
La Russie et la Chine exercent un attrait exceptionnel sur les Africains. La Russie, compte tenu de sa puissance idéologique et sa sincérité dans la coopération. Mais il y a aussi la Chine pour son poids économique dans le monde et sa volonté d’investir massivement en Afrique. A côté de ces deux pays, il y a également l’Inde et le Brésil. Grâce à Lula Da Silva, le Brésil fait en effet un grand retour en Afrique. Donc les exemples chinois et russe constituent des modèles de coopération avec l’Afrique pour tous les pays membres des Brics. Ce qui laisse des opportunités aux pays africains d’accroître leur partenariat dans le cadre de leur développement autonome. Mais les pays africains doivent aussi s’assumer. Parce que ce n’est pas aux Russes et aux Chinois de dire ce que les Africains doivent faire mais bien au contraire aux Africains de dire ce qu’ils doivent faire et d’utiliser ces opportunités.
Est-ce que la jeunesse africaine confrontée à la grande pauvreté et réduite à l’émigration clandestine ne risque-t-elle pas d’être déçue d’entendre parler des Brics et de n’avoir que face à elle les mêmes institutions financières internationales que sont le FMI et la Banque mondiale ?
Effectivement, j’entends beaucoup de demandes concernant les mécanismes d’octroi d’aides ou de financement des Brics. En réalité, l’Afrique n’a pas besoin d’aide mais de se libérer de tous les accords de coopération économique et des contrats de concession qui privent le continent africain de ses propres richesses. La richesse créée en Afrique part à l’extérieur à travers des contrats de concession ou de coopération que nous signons avec les Occidentaux. Il suffit tout simplement de remettre en cause ces contrats pour que ces ressources restent. Donc l’idéologie de la souveraineté permet aux Africains de s’approprier leurs propres richesses.
En Côte d’Ivoire, l’élection présidentielle de l’année prochaine se prépare dans une ambiance tendue. Les partis d’opposition dénoncent de nombreuses irrégularités sur les listes électorales mais aussi la mainmise du parti au pouvoir sur la CEI, la commission électorale indépendante. Enfin, il y a la question Laurent Gbagbo. Le nom de l’ex-président a en effet été retiré de la liste électorale. Que pensez-vous de tous ces problèmes qui sont par ailleurs récurrents et pensez-vous que cela va donner lieu à des violences électorales ?
Il revient au pouvoir en place d’éviter que ce qui s’est en passé se reproduise. Car c’est la fraude et les élections non inclusives qui créent les crises. Donc, comme ces décisions relèvent de la seule volonté du pouvoir en place, il lui revient de créer les conditions d’élections apaisées. Cela pose aussi le problème de l’ancien président Laurent Gbagbo. Il ne doit pas voir cette question comme un problème personnel. C’est aujourd’hui la stratégie de la Françafrique d’écarter les candidats souverainistes. On l’a vu au Sénégal et maintenant en Côte d’Ivoire. Il faut également cesser d’utiliser la justice comme un adversaire des opposants. Donc ce combat que le peuple ivoirien mène est un combat de tous les pays africains, pour tous les souverainistes du continent.
N’aurait-il pas mieux valu que Gbagbo songe à choisir une autre personnalité dans son camp pour être candidat à l’instar du Sénégal plutôt que de vouloir, à 80 ans bientôt, briguer un autre mandat ?
La lutte continue
C’est-à-dire ? Et vous qui représentez aux yeux de nombreux observateurs une candidature alternative de choix, pourquoi ne vous choisit-il pas ?
On continue la lutte jusqu’à ce que Laurent Gbagbo soit inscrit sur la liste électorale.
Monde-Afrique
Commentaires Facebook