Réservée à une élite privilégiée au début des années 2000, la consommation s’est étendue à une nouvelle classe moyenne supérieure. Résultat : le pays est devenu le deuxième importateur d’Afrique en nombre de bouteilles.
« Cigares, champagne, caviar », chantait déjà Douk Saga en 2005 dans son morceau iconique Héros national bouche bée. Près de vingt ans plus tard, l’amour de la jeunesse dorée d’Abidjan pour le champagne ne s’est pas tari, loin s’en faut. Selon le dernier rapport publié par le comité interprofessionnel du vin de Champagne, la Côte d’Ivoire était en 2021 le deuxième importateur d’Afrique en nombre de bouteilles (646 000), derrière l’Afrique du Sud, et le troisième en valeur des importations (12,7 millions d’euros), derrière le Nigeria.
Un marché juteux sur lequel vient de s’imposer Olivier Dumontel, directeur de la société Racines, la filiale locale du groupe Global Fine Wines & Champagne (GFWC). Ce Français né en Côte d’Ivoire a remporté en juin l’appel d’offres pour la distribution dans le pays des champagnes et spiritueux du groupe LVMH, qui englobe notamment Moët et Chandon, Dom Pérignon, Mercier et Ruinart.
« Je pense que Global Fine Wines savait ce qu’il faisait en installant Racines ici, glisse un professionnel de l’importation sous le couvert de l’anonymat. Il voulait reprendre le marché “B to B” [commerce entre deux entreprises] des mains de [la société ivoirienne] Prosuma, qui avait le monopole depuis des années et continuait de proposer des prix un peu élevés alors que le marché s’est considérablement développé. » Car ni la pandémie de Covid-19 en 2020 et 2021, ni la guerre russo-ukrainienne et l’inflation consécutive n’ont infléchi les ventes de champagne en Côte d’Ivoire, aiguisant l’appétit des importateurs.
Une consommation ostentatoire et codifiée
Même si « le groupe Prosuma demeure un partenaire important pour les marques du groupe LVMH », indique Bakary Yeo, représentant de Moët Hennessy pour la région, le groupe a choisi de changer de distributeur afin de « mieux concentrer [ses] efforts et déployer une stratégie plus ambitieuse pour [ses] marques de champagne ». « Nous sommes convaincus du potentiel important du marché ivoirien et sous-régional et ce partenariat nous permettra de le développer pleinement », souligne M. Yeo.
Jusqu’au début des années 2000, en Côte d’Ivoire, la consommation du champagne n’était pourtant réservée qu’à une élite privilégiée, enfants de ministres et héritiers de grandes fortunes qui fréquentaient des clubs comme le Top Raphia à l’hôtel Ivoire, la Place Vendôme, la Piedra ou le Mont Fleury au Plateau. C’est avec l’avènement du coupé-décalé, porté par les superstars Douk Saga et DJ Arafat, et du « boucan », ce mode de consommation ostentatoire et codifiée, que le champagne s’est imposé comme un incontournable des boîtes de nuit abidjanaises.
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Dans « l’anonymat de la fête », écrit l’ethnologue Muriel Champy dans la revue Terrain, les boucantiers « se confondent avec les fils des classes aisées et les grands entrepreneurs du pays, boivent le même champagne Veuve Clicquot et fument les mêmes cigares cubains ».
« Une nouvelle manière de faire la fête et de dépenser est arrivée à Abidjan à partir de 2003-2004 et a gagné l’univers du showbiz avant d’influencer toute la culture ivoirienne, résume Cédrick Dadié, directeur d’une société d’import-export de boissons et lui-même ancien noctambule. Depuis dix ans, tu ne peux plus faire la fête sans payer ta bouteille de champagne. » Si la diaspora a ramené de Paris l’habitude de boire du Ruinart en boîte de nuit, la marque la plus vendue de Côte d’Ivoire reste le Laurent-Perrier, qui tend toutefois à être rattrapé par Moët et Chandon et Veuve Cliquot.
Feux de Bengale et procession d’hôtesses
Si une frange restreinte des consommateurs boit du champagne à domicile, en petit comité, l’essentiel de la consommation concerne les boîtes de nuit, où les prix commencent à 60 000 francs CFA (près de 100 euros) pour monter jusqu’à plusieurs millions de francs CFA dans les établissements les plus prestigieux.
Même les « bars climatisés » – des boîtes de nuit populaires et peu onéreuses – et les maquis se sont mis à proposer du vin mousseux, pour que les fêtards les moins fortunés puissent imiter les boucantiers. « Depuis la mort de DJ Arafat [en 2019], le coupé-décalé a perdu son monopole mais la culture du champagne est restée », reconnaît Cédrick Dadié.
Avec la croissance économique soutenue, le profil des consommateurs de champagne s’est diversifié. « Pour cette nouvelle classe moyenne supérieure, boire du champagne est devenu une norme », résume Cédrick Dadié. Les boîtes de nuit l’ont bien compris et accompagnent les commandes de champagne d’une mise en scène fastueuse : luminaires, feux de Bengale, procession d’hôtesses et, bien sûr, le nom du client scandé par le DJ. « Tout le monde nous regarde et on a le temps de prendre sa story Instagram ou Snapchat. Comme on dit chez nous : on a “allumé la télé” », résume M. Dadié.
Tout cela contribue à une forte demande en champagne. Au point que certains établissements peu scrupuleux y ont flairé une aubaine. En plus des marges généreuses sur les bouteilles qui leur sont vendues, certains clients alcoolisés et inattentifs peuvent ainsi se voir proposer, aux petites heures du matin, une bouteille ordinaire étiquetée – et facturée – comme un grand cru. « Il y a aussi beaucoup de contrefaçons locales, signale une amatrice de champagne. J’en ai déjà fait l’expérience plusieurs fois en boîte de nuit. Mais beaucoup de clients ne s’en aperçoivent pas. En réalité, la plupart des consommateurs ne boivent pas du champagne parce qu’ils en apprécient le goût, mais pour être vus en train d’en boire. »
Marine Jeannin (Abidjan, correspondance)
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