Coordonnateur du Abidjan Legacy Program, Abou Bamba prévient: « Si les tendances actuelles se maintiennent 1,3 million d’Ivoiriens vont basculer dans la pauvreté en 2050 »

Par Mamadou Kanate

L’expert sur les changements climatiques, tire la sonnette d’alarme, évoque les consequences de ce phénomène, son impact négatif sur l’économie ivoirienne, ainsi que les mesures du gouvernement pour y faire face.
Vous pilotez Abidjan Legacy program. En quoi consiste-il ?

Abidjan Legacy Program est né de la COP15 de la Convention des Nations Unies sur la Lutte contre la Désertification (UNCCD) qui s’est tenu à Abidjan du 9 au 22 mai 2022. C’est un vaste programme initié par le Chef de l’Etat, Son Excellence Monsieur Alassane Ouattara et qui vise à réhabiliter et à restaurer les écosystèmes aquatiques, forestiers et terrestres fortement dégradés en vue d’accroître de façon exponentielle la production agricole durable en Côte d’Ivoire dans le but d’atteindre l’autosuffisance alimentaire et d’améliorer les conditions de vie des Ivoiriens vivant en zone rurale dont principalement les producteurs, les paysans et les fermiers.

Nous avons trois objectifs mis en œuvre à travers quatre composantes

Promouvoir des modes de consommation et de production durables pour des produits de base essentiels comme le cacao, l’anacarde, le palmier à huile, l’hévéa…etc

Protéger et restaurer les terres, les sols et les forêts, tout en développant de nouvelles chaînes de valeur plus résilientes au climat.

Améliorer les moyens de subsistance, garantir la sécurité alimentaire et créer des emplois décents, en mettant un accent particulier sur les jeunes et les femmes.

Abidjan Legacy Program vise à contribuer à (i) la lutte contre la déforestation, la dégradation des terres et la restauration des forêts, (ii) l’amélioration de la productivité agricole par la mécanisation et la restauration des sols, (iii) la durabilité des chaînes de valeur actuelle avec une transformation locale plus importante, afin de créer plus de richesses et d’emplois, notamment pour la jeunesse et la femme, et (iv) l’identification de futures chaînes de valeurs respectueuses des sols et résilientes au changement climatique.

Abidjan Legacy Program n’est ni un projet sur l’environnement, ni sur l’agriculture, c’est surtout et avant tout un programme sur le développement socio-économique des populations rurales productrices agricoles en majorité.

L’Unité de coordination du Abidjan Legacy Program a été créée par décret en 2022 et est rattachée au Cabinet de la Présidence de la République.

Quel est le lien entre cette structure que vous dirigez et la lutte contre le changement climatique ?

Avec les départements ministériels, nous sommes aussi à l’avant-garde de la lutte contre les effets des changements climatiques qui inhibent les efforts de développement considérables effectués par le gouvernement depuis près de 15 ans maintenant.

Nous intervenons sur le terrain à travers des campagnes de sensibilisation sur la question ainsi que la promotion des pratiques de développement soucieuses du climat. Notre action climatique s’étend aussi au niveau des questions de gouvernance et de politique pour lesquelles nous apportons un soutien à l’exécutif ainsi qu’aux autres acteurs pertinents pour prévenir les risques associés aux variations climatiques qui nous posent de véritables défis dans notre quête vers le développement durable.

De façon simple, qu’est-ce que les changements climatiques ?

Les changements climatiques, sont un ensemble de facteurs naturels qui influent sur la température, la pression, la pluviométrie et qui affectent négativement les activités de l’homme, la vie sur terre. De façon simple, les changements climatiques sont inhérents au comportement de l’homme, à sa façon de vivre, de produire, de consommer, de se débarrasser des déchets. C’est une combinaison de facteurs humains et naturels qui sont à la base de ce phénomène qui compromettent à bien des égards le processus de développement en cours dans notre pays.

Pouvez-vous nous expliquer le lien intrinsèque qui existe entre changements climatiques et la dégradation de l’environnement ?

Il faut dire que l’environnement se présente sous plusieurs matrices. Il y en a au moins sept. Nous avons les forêts, les sols, l’atmosphère, les écosystèmes aquatiques, les écosystèmes montagneux, etc. Les changements climatiques du fait de l’élévation de la température dans l’atmosphère affectent négativement toutes les matrices dont je viens de parler.

Si on prend les écosystèmes aquatiques, l’élévation des températures dans l’atmosphère fait que la température de l’eau augmente, ce qui entraîne des phénomènes d’évaporation et d’évapotranspiration. A ce titre, on observe régulièrement l’assèchement de nombreux cours d’eau qui jadis présentaient un bilan hydrique très satisfaisant tout au long de l’année. Le Béré, le Bafing ainsi que d’autres affluents des 5 principaux bassins hydrographiques de notre pays. Cette situation empêche les écosystèmes aquatiques de continuer à fournir les biens, bénéfices et services à nos populations rurales. Pour la deuxième matrice, les écosystèmes terrestres donc, qui constituent avec l’eau, la base de la production agricole. Les changements climatiques, relativement à cette élévation de la température, de la raréfaction de la ressource en eau atmosphérique et de surface , font que nos sols ont des baisses de rendement (tonnes/ha) significatives ces 20 dernières années. Ce qui a pour conséquence la réduction considérable de la production agricole pour certaines cultures vivrières alors que nous sommes plus de 30 millions d’habitants aujourd’hui. Le stress relatif à l’insécurité alimentaire dans notre pays est une réalité. Pour ce qui concerne l’environnement marin et côtier, les changements climatiques entraînent une élévation du niveau de la mer, ce qui déclenche des inondations et est également à la base de l’érosion côtière qui est un phénomène quand même assez important dans un pays comme la Côte d’Ivoire, notamment dans la région de Grand Lahou. Il y a, comme nous le constatons tous quotidiennement, beaucoup de très fortes corrélations entre les changements climatiques et la dégradation des matrices environnementales dont je viens de vous parler.

Les changements climatiques ont-t-il des conséquences sur l’économie ivoirienne et même sur la production agricole de la Côte d’Ivoire ?

Ah oui ! La Côte d’Ivoire d’aujourd’hui est dans une dynamique de développement socio-économique particulièrement impressionnante. Depuis les 14 dernières années, on a eu des taux de croissance du PIB en constante évolution autour de 7% par an. Il s’agit d’une situation extraordinaire et historique, pas seulement pour la Côte d’Ivoire, mais en Afrique et dans le monde entier pour un pays qui venait de sortir de crise. Ce qui fait qu’aujourd’hui, notre Produit intérieur brut (Pib) se retrouve autour de 87 milliards de dollars, soit plus de 50 000 milliards Fcfa. C’est du jamais vu dans l’histoire de notre pays, nous n’avons jamais généré autant de richesses. Cependant, ce développement tous azimuts est conditionné ou est tributaire de pas mal de facteurs environnementaux, notamment climatiques. Parlant des cultures vivrières, la Côte d’Ivoire, à cause des changements climatiques, a vu sa production agricole baisser au cours des dernières années. Ceci s’explique aussi par la raréfaction des pluies, parce que nous avons une agriculture pluviale et que 95% de la production agricole de notre pays dépend des précipitations. Les perturbations climatiques font que nous observons qu’il y’a de moins en moins de pluie, ou bien quand elles viennent, elles sont plus courtes, plus irrégulières. La venue de cette pluie occasionne souvent des inondations. Cela n’est pas propice à l’agriculture.

Que ce soit pour les tubercules, les céréales, ou les légumineuses, notre production agricole a baissé. Or l’économie ivoirienne repose sur l’agriculture. Les réalités susmentionnées sont donc à la base de cette situation déplorable. Comme conséquence, nous sommes obligés d’importer de grandes quantités de riz, de blé, de fruits et légumes, de sucre, A titre d’exemple, selon la direction générale des douanes, la Côte d’Ivoire a dépassé, l’année dernière, en 2023, le cap historique d’importation de biens alimentaires pour la somme de près de 2 000 milliards Fcfa ! Les effets économiques d’une telle situation se ressentent donc au niveau de notre balance des paiements, de l’inflation, de la pauvreté multidimensionnelle, qui va en grandissant dans les grandes zones de production agricole.

Ceci étant dit, c’est au quotidien que le gouvernement fournit des efforts pour corriger cette situation. C’est ainsi que notre pays s’est doté d’un projet de loi climat, a finalisé les négociations avec le FMI afin de devenir le 4ème pays africain a bénéficié de la Facilité sur la résilience et la durabilité pour près de 800 milliards de FCFA, bénéficié de 34 millions de dollars de compensation des crédits carbone dans les forêts de l’ouest du pays dans le cadre du Projet de Réduction des Emissions (PRE) avec la Banque Mondiale, etc..

Des efforts restent cependant à faire afin de concilier nos objectifs de développement durable avec ceux relatifs à la production agricole intensive et durable pour une baisse drastique des prix de certaines denrées alimentaires sur les marchés.

Les changements climatiques ont-ils un effet sur la santé ?

Evidemment ! Les changements climatiques amplifient la pollution atmosphérique qui est à l’origine des maladies respiratoires avec la présence de nombreuses particules en suspensions dans l’air que nous respirons. Cette assertion est aussi valable pour plusieurs pathologies cardiaques qui réduisent l’espérance de vie des ivoiriens. La présence d’environ une dizaine de cimenteries dans la ville d’Abidjan pose un véritable problème de santé publique que le gouvernement est en train de résoudre en relocalisant ces unités loin des centres urbains à forte densité de population. Nous ne pouvons pas également ignorer les défis liés à la mobilité urbaine et le transport dans les villes du pays. Nous émettons des gaz à effet de serre comme le gaz carbonique relativement au moyen de transport utilisé. Le monde d’ici à 2030 va passer à la mobilité électrique qui réduit considérablement les coûts de déplacement, la pollution dans l’atmosphère ainsi que les réchauffements climatiques. Figurez-vous qu’avec une voiture électrique, le trajet entre Abidjan et Bouaké vous coûtera entre 13 000 et 15 000 Fcfa. Alors qu’avec une voiture qui fonctionne à combustion fossile, vous êtes à 30 000 Fcfa à peu près. Le rapport est vite trouvé. Malgré le décret pris pour réduire les droits et taxes sur tous les équipements pouvant contribuer au respect des engagements pris par notre pays lors de la COP21 sur le climat, nous regrettons que les Ivoiriens utilisent encore majoritairement les véhicules à combustion fossile. Cela est regrettable et doit changer par la promotion, à travers d’autres mesures incitatives, des modes de transports écologiques. Enfin, la combinaison de l’élévation des températures, des catastrophes liées au climat (e.g : inondations) et de la pollution (sonore, atmosphérique, etc..) ont des impacts terribles sur la santé mentale que les Ivoiriens ont tendance à sous-estimer. Il nous faut résolument et systématiquement, à chaque fois que nous en avons l’occasion, adopter des gestes en faveur de la préservation de notre environnement et par-delà, de notre santé.
Les changements climatiques impactent négativement les prix des denrées alimentaires, notre santé et inhibe les efforts en faveur du développement des pays.

Relativement à ce que vous venez de dire, en ce qui concerne les effets négatifs des changements climatiques sur la production agricole, est-ce qu’on a le droit de craindre, à l’avenir, à une auto insuffisance alimentaire en Côte d’Ivoire ?

Oui, je pense qu’on a des raisons d’être modérément inquiets. Nous avons récemment effectué certains calculs justement pour prévoir l’insécurité alimentaire en Côte d’Ivoire sur la base d’analyses des séries sur plusieurs années. Il se trouve qu’aujourd’hui, du fait des changements climatiques et de la perturbation des précipitations, le taux de prévalence en matière d’insécurité alimentaire est en croissance dans des régions telles que le Bafing, le Hambol, le Bounkani, N’zi, etc.

Il y a un concept qu’on entend souvent en ce moment, c’est le coût de la vie, la cherté de certaines denrées alimentaires sur les marchés qui est fondamentalement lié à la rareté de ces biens du fait de la baisse des rendements agricoles tonnes par hectare de nos sols.

La baisse des précipitations comme indiqué précédemment, combinée à la rareté des ressources en eau de surface, la déforestation, la dégradation des sols, la perturbation des saisons sont l’apanage des changements climatiques. Ne nous y trompons pas, (la crise Covid est derrière nous et nous avons absorbé les chocs liés à la crise en Ukraine) les changements climatiques sont à la base de la baisse de la production et la productivité de plusieurs denrées agricoles vivrières et de rente.

Vous savez, notre pays a dégagé d’énorme moyens financiers depuis la crise Covid et la crise en Ukraine pour prévenir une hausse auto entretenue des prix sur les marchés. Le gouvernement qui subventionne fortement les prix de certaines denrées sur les marchés, est en train de travailler pour augmenter la production alimentaire afin que le marché soit bien approvisionné, qu’il y ait plus d’offres que de demandes et que les prix puissent baisser. Dans le cas d’Abidjan Legacy Program uniquement, c’est 2,5 milliards de dollars, soit 1700 milliards Fcfa qui ont été mobilisés, confirmés et qui concernent 112 projets à l’intérieur de toute la Côte d’Ivoire pour augmenter justement cette production agricole au niveau des vivriers de façon durable. Le gouvernement est résolument à la tâche et nous pensons raisonnablement que notre pays devrait atteindre sa souveraineté alimentaire d’ici 2030 en adoptant des méthodes de production plus respectueuses du climat, bas carbone et plus durables.

‘’Nous sommes aujourd’hui à peu près à 17% de couverture forestière sur le pays’’

On parlait tantôt de la déforestation dans le pays. J’ai dit qu’on avait perdu environ 90% de nos forêts primaires et qu’il ne nous en restait à peu près 10% à 11%. Cependant, au cours des 25 dernières années, on a quand même réussi à réduire sérieusement la déforestation et à récupérer au moins 7% des forêts dégradées. Nous sommes aujourd’hui à peu près à 17% de couverture forestière sur le pays. C’est un acquis à saluer. Certes les défis sont nombreux. Mais des efforts sont faits. Au nombre des actions de l’Etat, il y a également le projet de réduction des émissions qui permet aujourd’hui à la Côte d’Ivoire de bénéficier de 35 millions de dollars à reverser le marché carbone, notamment en faveur de plusieurs de nos compatriotes dans 5 régions administratives situées dans la boucle du cacao.

Le Projet de Réduction des Emissions (PRE) avec la Banque Mondiale a permis par exemple de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans notre pays de l’ordre de 7 millions de tCO2eq dans la période de rapportage comprise entre octobre 2020 et décembre 2021). Par suite du recensement des bénéficiaires potentiels du projet, 61 336 entités, initiatives ou individus de la zone ouest du pays ont été déclarés éligibles aux paiements carbones du projet. Les paiements vont commencer sous peu pour chacun de ces individus. Il s’agit d’un résultat exceptionnel du gouvernement qui mérite d’être salué ici.

En quoi l’apport du secteur privé dans la lutte contre les changements climatiques est-il nécessaire ?

A cette question, je souhaite évoquer deux faits. Le premier concerne les prévisions macro-économiques. A cet effet, j’ai évoqué le fameux rapport de référence élaboré pour la première fois dans l’histoire de notre pays et portant sur le climat et le développement de la Côte d’Ivoire. Je voudrais dire que si les tendances en matière de changements climatiques se maintiennent en terre ivoirienne, telles qu’on les observe, d’ici à 2050, 1,3 millions d’Ivoiriens de nos compatriotes vont basculer dans la pauvreté. C’est une réalité inquiétante. En tant que gouvernement, on doit tout faire pour que cela n’arrive pas. Ainsi, il faut investir dans des stratégies de développement bas carbone. Il s’agit d’adopter des pratiques agricoles plus durables, contrairement à ce qui se faisait par le passé. Le Gouvernement a donc initié une série de réformes visant justement à agir sur des leviers très importants de notre processus de développement tels que le budget de l’Etat, les marchés publics, la législation et la gouvernance générale qui prennent maintenant systématiquement en compte les questions de climat et la nécessité d’avoir un développement bas-carbone.

Le deuxième point est relatif au rôle du secteur privé dans la lutte contre les effets des changements climatiques. Ce n’est pas le rôle du gouvernement d’investir massivement dans le business climatique. Il crée les conditions afin que le secteur privé réalise ces investissements pour créer de la richesse et la redistribuer parmi les ivoiriens. J’insiste, le rôle du secteur privé est d’investir par exemple dans la mobilité ou les véhicules électriques qui permettent de réduire l’utilisation des énergies fossiles. Ceci est important. Dans la construction, on est également obligé de tenir compte de l’efficacité énergétique dans les bâtiments, pour climatiser moins, ventiler et aérer plus. Ces prérogatives relèvent du secteur privé. La science et la technologie aussi ont un rôle fondamental à jouer pour nous permettre effectivement de rendre la vie plus facile et agréable en privilégiant des méthodes de production et de consommation bas carbone. C’est pour dire que le secteur privé a une grande partition à jouer aux côtés du gouvernement.

Le rôle du secteur privé est fondamental dans la lutte contre les changements climatiques.

Les Ivoiriens eux-mêmes, en tant qu’individus, doivent avoir dans leur quotidien, le geste climatique. Par exemple, en lieu et place d’ampoules à haute consommation, ils devraient utiliser des ampoules halogènes. Il faut aussi trier ses déchets et avoir au plus une voiture par personne. Nous saluons l’avènement du métro, du Bus rapide transit (Brt), les prochaines années. Ces moyens de déplacement de masse devant fonctionner de façon électrique seront importants dans le développement du transport en commun. Ce qui va contribuer aussi à la lutte contre les effets des changements climatiques. Ce sont des actions encourageantes. Une combinaison secteur privé-État ivoirien rendra la vie, comme je l’ai dit tantôt, plus agréable à travers un développement durable bas carbone dans notre pays. L’émergence vraie de la Côte d’Ivoire est à ce prix.

Source: FratMat

Commentaires Facebook

Laisser un commentaire