La Russie et l’Afrique: Des liens qui ne sont pas sans risques

Depuis la fin des années 2000, la Russie montre un intérêt grandissant pour l’Afrique. Signe de cet intérêt, le premier Sommet Russie-Afrique qui s’est tenu du 22 au 25 octobre 2019, à Sotchi, en présence de 50 chefs d’États africains. Selon le Premier ministre de l’époque, Dmitri Medvedev, ce sommet marquait « le début d’une nouvelle ère de coopération russo-africaine ». Cinq ans après ce premier sommet, alors que se tient, du 5 au 8 juin 2024, le Forum de Saint Pétersbourg, il est important de faire le point sur la présence russe en Afrique avec, comme fil rouge, les deux questions suivantes :

1) Est-ce l’Afrique qui a besoin de la Russie et pour quelles raisons, ou est-ce la Russie qui a besoin de l’Afrique et pour quelles raisons ?
2) Peut-on parler de visées expansionnistes du Kremlin au moment où Poutine semble vouloir entrer en guerre contre l’Occident ?

Petite histoire des relations entre la Russie et l’Afrique

Il existe entre la Russie et de nombreux Etats africains des liens historiques qui remontent à l’époque soviétique, au moment où l’URSS soutenait les mouvements de libération dans leur lutte contre la colonisation. La disparition de l’URSS en 1991, qui se traduit par la fin de l’affrontement idéologique entre le monde libre et le bloc communiste, entraîne le départ de la Russie de l’Afrique. Des ambassades russes seront fermées dans neuf pays africains. Elu président en 1999, Poutine montre sa volonté de renouer avec l’Afrique essentiellement à travers des accords de coopération dans le domaine militaire. Poutine souhaite aussi développer des accords de coopération dans le domaine économique, mais la Russie reste un nain économique qui ne peut pas prétendre concurrencer la Chine qui déverse des milliards de dollars sur l’Afrique, multipliant les prêts et les investissements dans les structures économiques. S’il ne peut pas concurrencer la Chine ni l’Occident dans le domaine économique, la Russie change de stratégie et met l’accent, pour accélérer sa présence en Afrique, sur quatre domaines, dans lesquels elle devient, incontestablement , le premier partenaire de l’Afrique : la livraison d’armes, la coopération sécuritaire avec la signature d’accords de défense, le déploiement de conseillers militaires, le déploiement de sociétés militaires privées, dont Wagner reste le symbole malgré sa disparition, et l’influence médiatique avec les guerres informationnelles organisées depuis les « fermes à trolls ».

Cette stratégie séduit certains dirigeants africains et se montre particulièrement efficace dans la rue africaine et auprès de la jeunesse. S’appuyant sur un fort ressentiment contre les anciennes puissances coloniales, et des gouvernements civils incapables de répondre aux attentes des populations (lutte contre la pauvreté et l’insécurité), la Russie soutient la réthorique d’un discours anticolonial qui, relayé par des activistes, trouve un écho dans l’Afrique francophone comme en témoigne la succession des coups d’État militaires avec des putschistes qui vont faire allégeance à Moscou et des pays africains qui, à l’ONU, vont soutenir le Kremlin ou s’abstenir, lorsqu’il s’agira de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Si la Russie est entendue par certains régimes africains, c’est parce qu’elle ne demande pas, en contrepartie de sa coopération, une démocratisation du pouvoir et de la gouvernance. On constate, au contraire, une dérive autoritaire des régimes militaires soutenus par Moscou (opposants emprisonnés, mainmise des autorités sur les organes d’information, presse et télévision). Et si elle est entendue par la rue, c’est parce qu’elle n’a pas de passé colonial africain ou en Afrique, et qu’elle a soutenu les luttes pour la décolonisation, c’est aussi parce qu’elle défend des valeurs traditionnelles face à un Occident présenté comme décadent.

Les objectifs du Kremlin

Le continent est devenu pour la Russie un enjeu géopolitique et géostratégique. Depuis 2000, la Russie cherche à s’affirmer comme une puissance incontournable sur la scène internationale. Depuis 2022 et le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a multiplié les déplacements sur le continent, de l’Algérie à l’Egypte, du Mali à l’Afrique du Sud, en passant par l’Angola, le Soudan, la Centrafrique et la Tunisie, dont on connaît la dérive autoritaire. Sergueï Lavrov vient de se rendre dans quatre pays africains (Guinée, Tchad, Congo-Brazzaville, Burkina Faso). L’objet de cette effervescence diplomatique russe est connu : faire adhérer les États africains au narratif russe, -ce que les pays de l’AES (Alliance des Etats Sahéliens) ont fait-, et intensifier la lutte contre l’influence occidentale sur le continent. Isolée sur la scène internationale, soumise à l’influence du monde libre sur les pays de l’ancien bloc soviétique, dans un contexte de sanctions internationales et de difficultés économiques, la Russie de Poutine essaie d’élargir au Sud sa base de soutien à l’international.
Première remarque que je ferai : les Etats africains sont des Etats souverains, libres de choisir leurs partenariats et leurs alliances. Personne ne peut reprocher aux Etats africains de vouloir diversifier et leurs partenariats et leurs alliances.

Deuxième remarque : la Russie est en droit de vouloir accroître sa zone d’influence à l’international et de proposer un modèle de développement alternatif au modèle occidental.

C’est à ce moment de l’Histoire que notre continent et nos populations doivent s’interroger sur le modèle de développement et la forme du pouvoir que propose la Russie sachant que Moscou possède peu de moyens économiques pour développer sa stratégie africaine. Puissance pauvre, économiquement de second ordre, si on la compare à la puissance des pays occidentaux historiquement influents en Afrique ou à celle de la Chine, la Russie mise tout sur la coopération militaire (Moscou est le premier vendeur d’armes sur le continent), l’influence médiatique et le soutien à des dirigeants sans chercher à leur imposer des contraintes de démocratie dans la gouvernance et de transparence dans la signature d’accords commerciaux. S’il faut relativiser la capacité d’influence de la Russie en Afrique à cause de la faiblesse de son poids économique, il ne fait pas sous-estimer la capacité de Poutine à imposer dans certains États le contenu du narratif russe et sa volonté d’enfermer l’Afrique dans un camp, celui du « Sud global » contre l’Occident.

Les risques du renforcement de la coopération économique avec la Russie

Ces risques sont doubles : d’abord, risques idéologiques, avec la mainmise sur l’esprit pour ne pas dire le cerveau des Africains, dirigeants et populations, notamment la jeunesse ; ensuite, risques économiques avec le pillage des richesses naturelles du sous-sol africain, comme c’est le cas au Mali et en RCA, un pillage à moindre frais. Le modèle imposé par Wagner n’a pas été abandonné par l’Africa Corps. On retrouve les manœuvres de désinformation et les ingérences étrangères dans le contexte des élections européennes organisées du 6 au 9 juin 2024. On assiste à des stratégies de désinformation qui ciblent les appuis occidentaux (USA, UE) dans la sécurisation de la frontière septentrionale de la Côte d’Ivoire et la lutte contre le terrorisme.

La question du coût de l’électricité en Côte d’Ivoire sans lien avec la France ou l’actionnaire de la CIE

Autre stratégie de désinformation : la rumeur entretenue et répandue selon laquelle les entreprises françaises sont exemptées d’impôt en Côte d’Ivoire. Il n’en est rien absolument. C’est d’ailleurs l’occasion d’informer l’opinion ivoirienne sur l’augmentation des tarifs de l’électricité. Cela n’a rien à voir avec le capital de la Compagnie ivoirienne d’électricité. Mamadou Sangafowa Coulibaly, ministre ivoirien en charge du secteur a apporté une clarification importante le jeudi 6 juin 2024, au cours d’un échange avec la presse. Il a dit notamment : « Le prix du kilowatt/heure est différent en fonction du système que vous utilisez pour produire l’électricité. En Côte d’Ivoire , le coût de production dans l’énergie solaire se situe entre 40 et 45 FCFA, le coût de l’énergie hydraulique est de 35 FCFA (…) Sur la base du parc de production que nous avons en Côte d’Ivoire, la moyenne du coût de production c’est 52 FCFA le kilowatt/heure, l’un des plus compétitifs (…) Le coût de revient d’un kilowatt/heure est de 89 FCFA. La facturation, c’est-à-dire ce que le ménage paie, après le dernier réajustement, c’est 87 FCFA, donc en-dessous du coût de revient, soit un gap de 2 FCFA sur une consommation annuelle de 13. 000 Gigawatts/heures, alors qu’en 2012, cette consommation tournait autour de 6. 000 Gigawatts/heures (…) Pour le gouvernement, le choix est clair, de deux choses, l’une. Soit on garde cette position et dans quelques mois, le privé refuse de nous vendre leurs productions d’électricité, dont les conséquences sont les coupures et les délestages, soit , même si on ne peut pas avoir quelque chose de plus sur le coût de revient, le minimum c’est d’aller vers le coût de revient pour faire face à l’achat de combustibles. Il y avait donc un effort à demander aux consommateurs, dont 2, 8 millions sur les 4, 1 millions sont au pré-payé. Les réactions des populations sont compréhensibles, mais il y a des explications (…) Depuis janvier déjà, ces clients au pré-payé ont réalisé que cette année serait exceptionnelle, ils se sont ajustés. Ceux qui ont été surpris, ce sont les clients en post-payés, soit 1, 2 million (…) Avec les effets du changement climatique, les chaleurs sont de plus en plus fortes, la consommation d’électricité aussi. Nous avons donc lancé une campagne de sensibilisation sur l’ensemble du territoire (…) La bonne nouvelle, je voudrais rassurer les Ivoiriens, c’est que c’est passager, cela ne veut pas dire que leurs factures seront à de tels niveaux, sauf pour ceux qui auront des consommations inconsidérées. Ce n’est pas parce que ce mois-ci vous avez eu une facture d’un certain niveau, que désormais votre facture sera à ce même niveau (…) C’est vrai que les facturations ont coïncidé avec l’ajustement de 10%, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement, si on veut éviter aux Ivoiriens les délestages. » Qui pourrait mieux expliquer que cette façon, au lieu de s’en prendre à des facteurs extérieurs, notamment à l’actionnaire ou au Franc CFA .

La question du Franc CFA

Justement, je souhaite aussi mettre en garde contre les fausses informations circulant à propos du Franc CFA en évoquant les risques d’une sortie idéologique et militante du FCFA.

Je considère que les fondements du procès qui est fait au FCFA sont politiques, idéologiques et surtout fondés sur un ressentiment lié à l’origine et à l’histoire de cette monnaie. Pour moi, les économies africaines ont besoin de stabilité monétaire là où d’autres sont tentés par le choix de l’instabilité monétaire, de la régulation de l’économie par la monnaie. Les marchés financiers accordent une grande confiance au Franc CFA. Cette confiance a permis à la Côte d’Ivoire de réussir d’importantes levées de fonds sur les marchés financiers. Des opinions publiques et une partie de la rue africaine demandent l’abandon du franc CFA. Personne ne souhaite absolument s’accrocher au franc CFA, si la preuve était évidente, en dehors des choix et des options politiques ou des orientations de politique économique et financière prise par nos États, que c’est la monnaie elle-même qui est le problème. En réalité, la propagande des activistes contre le franc CFA vient se heurter au mur des réalités économiques. Faut-il concevoir un panier de monnaies pour remplacer le franc CFA avec le Yuan chinois, le rouble russe et le Yen japonais ? L’expérience de la banque des BRICS, dominée par la Chine, est en train de tourner court. Les principaux bailleurs de fonds internationaux restent le FMI et la Banque mondiale, ce qui n’exclut pas de renégocier les termes de l’accord entre l’Afrique et ces bailleurs de fonds.

Perspectives

En réalité, nous sommes entrés dans une ère qui voit s’aggraver les risques de conflictualité à l’échelle planétaire. L’Afrique ne doit pas devenir le jouer des puissances, grandes et moyennes, qui s’affrontent pour la conquête du monde. Il n’est pas sûr que les modèles de développement que proposent la Russie et la Chine servent au mieux à court, moyen et long terme les intérêts des États africains et des populations. Il n’est pas question de choisir un camp. L’Afrique n’est plus le Tiers monde. De nombreux États possèdent tous les atouts pour bâtir leur propre trajectoire du développement économique et social. C’est le cas de la Côte d’Ivoire qui doit diversifier ses partenariats, ce qu’elle fait actuellement, sans rompre avec ses alliés traditionnels. Lorsque je regarde d’où souffle le vent de la liberté et de la démocratie, je n’hésite pas. Lorsque je rêve d’un destin panafricain, je n’hésite pas non plus. Mes pas me portent vers le monde libre, tout en militant pour que l’Afrique apporte des réponses africaines aux défis qu’elle doit relever. Il faut sûrement réinventer le mouvement des pays non alignés.

Conclusion

Mais, j’en reviens à la première de mes questions :

« Est-ce l’Afrique qui a besoin de la Russie et pour quelles raisons, ou est-ce la Russie qui a besoin de l’Afrique et pour quelles raisons ? »
La réponse tient au constat que je fais -quand je regarde l’évolution de la situation sécuritaire dans les pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger)- que la Russie n’est pas, selon l’Union Africaine (UA), aussi efficace que le prétend la propagande des régimes militaires de notre sous région. En effet, le Conseil paix et sécurité (CPS) de l’Union africaine, réuni le 20 mai 2024, s’inquiète, dans les pays de l’Alliance des États du Sahel (Mali, Burkina, Niger), du « rétrécissement des espaces politiques et civiques », de « la détérioration de la sécurité ». L’Union Africaine en appelle au dialogue avec la Cedeao, ce que je ne peux qu’approuver. Ce serait une erreur que de quitter la Cedeao pour des raisons purement idéologiques. La Cedeao, contrairement à ce que disent la propagande russe et le narratif des activistes, n’est pas la branche politique et le bras armé de l’Occident en Afrique. Les relations afro russe ne sont pas sans risques, et nous devons rester concentrés sur la question, chacun en ce qui le concerne.

Wakili Alafé

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