Abidjan se modernise en repoussant les plus pauvres vers la périphérie [Le Monde Afrique]

En Côte d’Ivoire, la polémique provoquée par la destruction en février de deux quartiers dits précaires à Abidjan – Gesco à Yopougon et Boribana à Attécoubé – ne désenfle pas. Jeudi 7 mars, une manifestation de soutien aux expulsés à l’appel de l’ONG Colombe Ivoire, qui vient en aide aux populations défavorisées, a été immédiatement dispersée par les forces de l’ordre.

LAURENT GBAGBO S’IMPRÈGNE PERSONNELLEMENT DE LA SITUATION DES POPULATIONS DU QUARTIER DÉMOLI DE YOPOUGON-GESCO

Mais les appels des « déguerpis », comme ils sont appelés sur place, continuent d’être relayés dans la presse et sur les réseaux sociaux.

Mercredi, à la sortie du conseil des ministres, le gouvernement a finalement accepté de donner des gages aux populations affectées. Le porte-parole du gouvernement, Amadou Coulibaly, a promis une aide de 250 000 francs CFA (381 euros) par ménage aux habitants expulsés de ces deux quartiers, à laquelle s’ajoutera « un terrain de 75 m² ou de 100 m² selon la taille de la famille, avec la signature d’un bail […] sur une durée de vingt à vingt-cinq ans pour un loyer de 10 000 francs CFA par mois », au terme duquel « les nationaux impactés » deviendront propriétaires des terrains attribués. « Un site potentiel pour le recasement a déjà été identifié », a ajouté le ministre de la communication, sans préciser lequel.

« Les récents déguerpissements étaient inhumains, au point de soulever l’indignation nationale et internationale », a réagi Nahounou Daleba, chargé de la justice sociale au sein de l’association Jeunes volontaires pour l’environnement (JVE), qui vient en aide aux délogés : « C’est pour ça que l’Etat a rétropédalé. Il sait que la pression peut amener les bailleurs de fonds internationaux à réagir. »

Mais sur le fond, la stratégie des autorités ne change pas. Le gouvernement a mis en place une « cellule d’aménagement des quartiers précaires du district autonome d’Abidjan pour assurer le suivi des déguerpissements », a annoncé Amadou Coulibaly. Cet organe sera, dit-il, « spécialement chargé de la programmation des quartiers précaires à déguerpir, de la prise en charge et du relogement des familles affectées par les déguerpissements, ainsi que de l’examen des plans d’urbanisme des quartiers précaires déguerpis ». Seraient ainsi voués à la destruction « une trentaine de quartiers d’habitats précaires », la plupart dans les communes d’Attécoubé et de Yopougon.

Préparer l’arrivée du métro

Les déguerpissements ne sont pas un phénomène nouveau en Côte d’Ivoire. Les premiers datent de l’époque coloniale. Des années 1950 à 1980, les pouvoirs publics délogent régulièrement des communautés villageoises pour la construction de grandes infrastructures : le canal de Vridi, près d’Abidjan, les deux barrages hydroélectriques d’Ayamé, dans l’est du pays, et le barrage de Kossou (centre). Des dizaines de milliers d’habitants sont alors déplacés et relogés par les soins du gouvernement.

En 1997, le président Henri Konan Bédié ordonne à son tour la destruction du quartier Washington, à Cocody, pour y construire un échangeur d’autoroute. Les habitants seront relogés sur le site de Biabou, dans la commune d’Abobo.

Ces opérations ralentissent pendant les années de guerre, entre 2002 et 2011, mais reprennent avec vigueur après l’accession d’Alassane Ouattara à la magistrature suprême. Le nouveau président, qui ambitionne de transformer Abidjan, fait immédiatement raser « la Sorbonne », place publique du quartier du Plateau devenue lieu de contestation politique, et lance en juillet 2011 l’opération « Pays propre ». La « rue Princesse », à Yopougon, célèbre pour sa vie nocturne et ses lieux de prostitution, est détruite, ainsi que les constructions précaires du campus universitaire de Cocody.

Puis sont venues les démolitions des environs du port autonome (2014), des quartiers de pêcheurs de Port-Bouët (2017), du quartier Groupement, à Yopougon (2019), des quartiers Adjouffou et Aérocanal, près de l’aéroport, et, déjà, Boribana (2020), ainsi que des environs de la gare d’Anyama (2021)… La plupart sont alors justifiées par des projets d’infrastructures. Les alentours du port autonome ont été consacrés à son extension et le site rasé à Port-Bouët, derrière l’aéroport, s’est transformé en une contre-allée de l’autoroute vers Bassam. Boribana se trouvait sur le tracé du quatrième pont de la ville, qui enjambe désormais la lagune Ebrié. Quant au site d’Anyama, il a dû être rasé pour préparer l’arrivée du futur métro d’Abidjan.

Dans d’autres cas, il s’agissait de terrains non constructibles, situés dans des zones à risque d’inondations ou de glissements de terrain, en général des versants ou des bas-fonds, c’est-à-dire des zones pentues ou fréquemment submergées. Depuis 2005, les accidents survenus dans ces zones pendant la saison des pluies « ont causé la mort de plus de 340 personnes », a d’ailleurs rappelé Amadou Coulibaly. Le quartier Gobelet, situé sur un versant en plein centre de Cocody, a ainsi été rasé en 2015. Sur son site resté volontairement vacant, la nature a désormais repris ses droits.

Embellir la métropole

Mais l’objectif est aussi de lutter contre « ce que l’on appelle parfois “le désordre urbain” », estiment les géographes Christian Bouquet et Irène Kassi-Djodjo dans un article de L’Espace politique, « “Déguerpir” pour reconquérir l’espace public à Abidjan », paru en 2014 : « Dans le souci de maîtriser les effets de la croissance urbaine rapide et d’offrir un cadre de vie sain à la population, l’Etat de Côte d’Ivoire, dans la continuité de l’administration coloniale, a fait le choix d’une politique dirigiste en matière d’urbanisme et d’aménagement. Il s’est voulu gestionnaire de l’espace urbain par la mise en place d’une législation et d’une réglementation très strictes, à l’instar des métropoles occidentales. »

Les autorités déguerpissent donc « les quartiers précaires ainsi que la plupart des activités [de commerce] traditionnelles qui, par leur positionnement géographique, entachaient l’image moderne que devrait refléter la ville », écrivent les géographes.

Ce souci de l’image est désormais récurrent dans le discours des acteurs des déguerpissements. Dans une interview donnée le 1er mars au journal gouvernemental Fraternité Matin, le ministre et gouverneur d’Abidjan, Ibrahima Cissé Bacongo, justifiait la destruction de Gesco par le fait que ce quartier n’était « pas digne de la réputation de notre capitale économique ». Il s’en prenait ensuite aux quartiers Boribana et Banco 1, près de la forêt du même nom, « dont tout le monde se plaint en permanence » même si « personne n’ose le dire publiquement ». « Tout le monde a honte de ces deux endroits », concluait-il.

« Une ville a des normes urbanistiques, rappelle Irène Kassi-Djodjo. Peut-on imaginer construire une cabane en plein Paris ? Quand on vient vivre en ville, il faut respecter ces normes. » Les déguerpissements récents visent à embellir la métropole d’Abidjan, confirme la géographe, en particulier aux entrées de la ville : « Depuis le quatrième pont, l’image que renvoie Boribana n’est pas reluisante. Le littoral entre Port-Bouët et Grand-Bassam a aussi été déguerpi pour aménager le front de mer et créer un site propice aux promenades et aux loisirs. »

N’est-ce pas une manière de repousser les populations les plus pauvres vers la périphérie alors qu’à Abidjan, la pression foncière raréfie les terrains et que les loyers ne cessent d’augmenter ? « Faute d’accès au logement, les plus démunis iront toujours s’installer dans des zones impropres à la construction ou sur un foncier destiné à de futurs chantiers, prévient Irène Kassi-Djodjo. Ce que je préconise, c’est une véritable politique de logement social. Ce n’est qu’à ce prix qu’on résoudra le problème des quartiers précaires et des installations spontanées. »

Marine Jeannin(Abidjan, correspondance)
Lemonde Afrique

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