J’ai vu Bernard Dadié pour la dernière fois en 2010. Ses forces commençaient à l’abandonner. Nous avions fait connaissance 8 années plus tôt à la faveur du baptême d’un de ses petits-enfants que j’avais célébré à la paroisse catholique Saint Jean de Cocody. Il m’avait ensuite invité à venir partager le repas dans sa maison située à proximité de l’INSAAC (ex Institut National des Arts).
Lorsque je retournais au pays pour mes recherches, c’était toujours un bonheur pour moi de revoir les Dadié et d’échanger avec eux. À leur table, toujours garnie, il y avait l’amie de toujours, l’universitaire corse Nicole Vincileoni, auteur d’une des meilleures biographies qui soient consacrées au patriarche des lettres ivoiriennes.
Je ne sais si c’était l’effet du piment que son épouse Rosa (diminutif de Rosalie) veillait à poser soigneusement tout près de son assiette. Toujours est-il que le grand écrivain ne tarissait pas de blagues, ni d’anecdotes aussi savoureuses les unes que les autres sur la colonisation et l’Afrique des fausses indépendances. Rosa décédera le 27 janvier 2018. Quand j’appris la triste nouvelle, je me dis que Bernard ne tarderait pas à la suivre, tant les deux étaient liés. Plusieurs fois, j’entendis Bernard me dire : « Notre génération a fait ce qu’elle a pu. C’est à vous, les jeunes, d’aller plus loin dans le combat pour la liberté et la justice. » Après le repas, quand il en éprouvait le besoin, il relisait tel ou tel article dans les journaux abidjanais qu’il achetait et lisait tous, signe de son ouverture d’esprit, quoiqu’il ait toujours assumé sa sympathie pour les leaders de la Gauche ivoirienne. De la même façon que certains commencent leur journée par la récitation du bréviaire ou du chapelet, de même Dadié débutait la sienne par la lecture des quotidiens du pays selon un rite immuable.
Il avait été reconnu et honoré de son vivant. En effet, Dadié décrocha deux fois le Grand prix littéraire d’Afrique noire (en 1965 pour « Patron de New York » et en 1968 pour « La ville où nul ne meurt »), vit quatre de ses pièces de théâtre (« Monsieur Thôgô-Gnini », « Béatrice du Congo », « Les Voix dans le vent » et « Îles de tempête ») jouées au Théâtre des nations, au Festival panafricain d’Alger en 1969, au Festival d’Avignon en 1971 ou encore au Festival de la jeunesse francophone de Montréal en 1974, fut au centre de plusieurs colloques internationaux (Institut de littérature et d’esthétique négro-africaines d’Abidjan, avril 1980, Université de Bouaké, 5-9 mai 2015, Académie des sciences, des arts et des cultures d’Afrique et des diasporas africaines, 22-23 septembre 2016), etc. Ces colloques mettaient en évidence le fait qu’il tenait sa révolte contre l’injustice de son père Gabriel Dadié qui, tout citoyen français qu’il était par la nationalité, fut privé des avantages accordés au citoyen français dans l’administration coloniale en Côte d’Ivoire (cf. Nicole Vincileoni, « L’œuvre de Bernard B. Dadié », Paris-Issy les Moulineaux, Saint Paul, 1986, p. 18), qu’il collabora en 1947 au premier numéro de la revue Présence africaine fondée par le Sénégalais Alioune Diop, qu’il fut jeté en prison en 1950 pendant un an et 4 mois parce que le colon considérait qu’il semait le désordre, que ses prises de position et articles « avaient excité les paisibles paysans qui maintenant refusaient de vendre leurs produits ». Une prison où il n’avait pas « droit au lit, au couvert, au repas venu de l’hôtel mais à la natte, à la vieille gamelle rouillée et sale, au repas infect cuit dans un fût d’essence au coucher de dix-sept heures ».
Dadié a été perçu comme un guetteur. Ce titre n’était que mérité parce qu’il n’avait de cesse de nous mettre en garde contre le repli identitaire (« Les lignes de nos mains ni Jaunes, ni Noires, ni Blanches ne sont point des frontières, des fossés entre nos villages… Les lignes de nos mains sont des lignes de vie, de Destin, de Cœur, d’Amour, de douces chaînes qui nous lient les uns aux autres, les vivants aux morts… Je suis l’homme dont on se plaint, parce que contre l’étiquette, l’homme dont on se rit parce que contre les barrières (cf. « La ronde des jours », Éditions Pierre Seghers, 1956).
Dadié ne voulait pas que nous fussions des gens superficiels et ridicules comme Monsieur Thôgô-Gnini qui, en plus de servir les intérêts étrangers, est un mégalomane qui déteste son identité négro-africaine et pense qu’il n’a aucune valeur tant qu’il n’est pas connu et reconnu par Paris, Bruxelles, Berlin, Londres ou New York.
Thôgô-Gnini a malheureusement fait des émules sur le continent, comme les gens qui déportèrent le président Laurent Gbagbo à La Haye. Fort heureusement, celui-ci sera blanchi par 82 témoins à charge, puis acquitté, le 15 janvier 2019. Dadié tirera sa révérence un mois et 3 semaines plus tard. On eût dit qu’il voulait entendre la nouvelle de l’acquittement avant de quitter cette terre des hommes, à la manière du vieillard Siméon qui, après avoir vu et serré l’enfant Jésus dans ses bras, adressa à Dieu cette prière : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix car mes yeux ont vu le salut ! » (Luc 2, 29)
Dans le récit autobiographique intitulé « Climbié », Dadié écrit ceci:
« Dans le bureau où je travaille avec d’autres Africains, beaucoup d’Européens viennent, regardent, tournent, se retournent, puis repartent déçus, disant : Il n’y a personne. Alors, je ne comprends pas. Ou bien je ne comprends que trop. Un malentendu encore. Chez nous, l’homme qui arrive, si grand et si puissant soit-il, toujours salue le premier… Tandis que l’Européen veut être salué le premier, même s’il vous trouve dans votre maison ou dans un bureau. Alors, si vous ne vous levez pas, il ne voit que des meubles. Il n’y a personne. »
Le 26 juillet 2007, dans une salle de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Nicolas Sarkozy osa affirmer que « l’homme africain n’était pas assez entré dans l’Histoire ». À défaut de lui lancer une pierre ou une chaussure sur la tête, il n’y eut aucun Sénégalais pour le contredire séance tenante parce qu’il n’y a personne en Afrique. 3 ans plus tard, le même Sarkozy bombarda la résidence présidentielle, puis transféra le président ivoirien à la Cour pénale internationale et il n’y eut pas de représailles en Côte d’Ivoire ni ailleurs en Afrique parce qu’il n’y a personne en Afrique. Macron peut se rendre directement à Gao et y attendre le président malien sans que cela n’émeuve les Maliens parce qu’il n’y a personne en Afrique. Quand des soldats français violent des mineurs en Centrafrique ou au Burkina Faso, il ne leur arrive rien, ils retournent tranquillement en France car il n’y a personne en Afrique. L’Afrique est ainsi le seul continent que les autres peuvent piétiner, humilier, violer, piller et massacrer sans que le ciel ne leur tombe dessus parce qu’il n’y a personne en Afrique.
Comme Kouamé Amelan, qui marcha avec d’autres femmes sur la prison de Grand-Bassam le 24 décembre 1949, Dadié est parti sans crier gare parce que « c’est le destin des messagers de quitter la terre dans le silence pour que sur leur passage lève la semence » (« Hommes de tous les continents », Présence Africaine, 1967).
On pleura le messager et le prophète Dadié. On fit son éloge, on salua son engagement, jamais interrompu, pour la liberté et la justice mais à quel moment ceux qui l’ont lu ou écouté prendront-ils leurs responsabilités comme Dadié prit les siennes ? Risqueront-ils leurs vies comme lui pour que l’Afrique devienne enfin maîtresse de son destin ? Quand montreront-ils qu’ils sont des personnes et non des meubles ? Quand se feront-ils respecter ? Et quand les Thôgô-Gnini abandonneront-ils leur complexe d’infériorité ?
Jean-Claude DJEREKE
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