Alors que la valeur du franc CFA et du dirham marocain n’a été divisée que par deux sur la même période, et que l’unique dévaluation du franc CFA continue à faire l’objet de commentaires trente ans plus tard, la monnaie du Nigeria, premier producteur africain de pétrole, mais pays affichant le deuxième plus bas niveau d’espérance de vie au monde, a subi le 29 janvier dernier une énième dévaluation depuis sa création en 1973, après celle de juin 2023. Avec une baisse totale de 40 %, le naira avait au 16 février une valeur 2 270 fois inférieure à celle qu’il avait à sa création par rapport au dollar américain. L’intégration d’une économie aussi fragile à une zone monétaire ouest-africaine serait donc très néfaste aux économies de l’ensemble des pays de la région, y compris anglophones.
Créé le 1er janvier 1973, le naira a récemment fêté son 51e anniversaire. Mais alors qu’il valait 1,52 dollar à ses débuts (un dollar s’échangeant donc contre 0,66 naira, ou plus exactement 0,657895), et que sa valeur se renforça même au cours de ses premières années, jusqu’à atteindre près de 1,85 dollar en janvier 1980, le naira connut ensuite une succession ininterrompue de dépréciations et de dévaluations, à tel point que la valeur du dollar américain a atteint le niveau de 1 493,73 nairas le vendredi 16 février. Ainsi, la monnaie nigériane a perdu 99,96 % de sa valeur en seulement 51 ans, ce qui signifie, en d’autres termes, que celle-ci a été divisée par 2 270. Alors que la barre des 1 000 avait été franchie le 19 juin dernier, les graves difficultés économiques du pays et ses faibles réserves de change ont donc une nouvelle fois fait chuter lourdement la valeur de la monnaie nationale, qui a perdu 40 % de sa valeur entre le 29 janvier et le 16 février, après avoir déjà perdu 39 % dans les deux semaines ayant suivi la précédente dévaluation, mi-juin 2023, et 15 % supplémentaires entre ces deux périodes.
À titre de comparaison, le cours du dirham marocain a seulement été divisé par un peu plus de deux au cours des 51 dernières années par rapport au dollar, tandis que celui du franc CFA a été divisé par environ deux et demi, celui du dinar tunisien par près de sept, et celui du rand sud-africain par 24.
Les grandes difficultés économiques et sociales du Nigeria
L’effondrement sans fin du naira ne fait que refléter les graves difficultés économiques du pays, qui souffre depuis de très nombreuses années d’une mauvaise gouvernance, d’un niveau élevé de corruption et de détournements de fonds, et d’un manque de diversification. Bien que le Nigeria soit le premier producteur africain de pétrole depuis plusieurs décennies, le pays n’est toujours pas parvenu à diversifier son économie, dont les exportations reposent encore à plus de 90 % sur les hydrocarbures. Faute d’avoir développé d’autres sources significatives de revenus, et d’avoir mis en place un environnement favorable à l’investissement et aux affaires, le pays demeure donc très dépendant de l’évolution du cours des hydrocarbures, ainsi que de sa production en la matière (qui est justement en baisse continue).
Les mauvaises performances économiques du Nigeria s’observent notamment en matière de croissance économique. En effet, et sur la dernière décennie 2014-2023, le pays n’a enregistré qu’un taux de croissance annuel de 2,0 % en moyenne, soit un nouveau étant même inférieur à la croissance démographique (2,5 %). Dans le même temps, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont connu un taux de croissance annuel de 6,6 % et 4,0 %, respectivement, tandis que le Sénégal et le Cameroun affichent un taux de 5,3 % et 3,9 %.
Le déclin du Nigeria s’est donc naturellement répercuté sur l’évolution du PIB par habitant, qui n’atteignait que 2 163 dollars début 2023 (selon les dernières données de la Banque mondiale, et malgré l’explosion du cours des hydrocarbures en 2022). Celui-ci a ainsi été récemment dépassé par ceux de la Côte d’Ivoire (2 486 dollars) et du Ghana (2 204 dollars), et devrait également bientôt l’être par ceux du Sénégal et du Cameroun. La performance de la Côte d’Ivoire est d’ailleurs particulièrement remarquable, compte tenu du fait que le pays, devenu le plus riche d’Afrique de l’Ouest continentale, a produit ces dernières années entre 40 et 60 fois moins de pétrole que le Nigeria (et même six fois moins de pétrole que le Ghana, et trois à quatre fois moins d’or).
Enfin, la situation économique du Nigeria n’est pas sans conséquences sur le niveau de vie de la population. À titre d’exemple, celle-ci souffre depuis de nombreuses années d’une inflation assez importante, et qui s’est établie à 13,0 % en moyenne annuelle sur la décennie 2013-2022, selon les dernières données de la Banque mondiale. Un niveau équivalent à celui du Ghana (13,8 %), mais très largement au-dessus de ceux de la Côte d’Ivoire (1,7 %), du Cameroun (2,2 %), ou encore du Sénégal (1,8 %). Un taux d’inflation qui a d’ailleurs dépassé les 25 % en 2023, notamment avec le triplement du prix de l’essence suite à la suppression totale des subventions gouvernementales.
Une mesure radicale qui s’expliquait justement par la situation financière particulièrement délicate du Nigeria, comme en témoigne, entre autres, le niveau critique des réserves de change de ce grand pays pétrolier, qui ne parvient plus à honorer ses engagements vis-à-vis des compagnies aériennes étrangères, en les empêchant de rapatrier leurs revenus. La situation est si grave, que le Nigeria arrive même très largement en tête des pays du monde en la matière, avec 792 millions de dollars de fonds bloqués début novembre 2023, soit le tiers – 33,6 % – de la totalité des sommes retenues à travers le monde (ce qui conduit à des tensions avec certaines compagnies aériennes, comme Emirates qui avait suspendu provisoirement certains vols en 2022).
Par ailleurs, il est à noter que le Nigeria, et malgré de colossaux revenus pétroliers accumulés depuis son indépendance (dont des centaines de milliards de dollars sur les deux seules dernières décennies), affiche le deuxième niveau le plus faible d’espérance de vie au monde, estimée à 52,7 ans en 2021, toujours selon les dernières données de la Banque mondiale. Le pays avait même occupé la toute dernière place en 2018 et en 2019, avant de dépasser de nouveau le Tchad (52,5 ans). De même, le Nigeria affiche le quatrième taux le plus élevé au monde en matière de mortalité infantile, avec non moins de 70,7 décès pour 1 000 naissances vivantes, juste après la Somalie. Enfin, il est également à noter que le pays réalise de mauvaises performances en matière d’électrification, avec un taux d’accès à l’électricité de seulement 59,5 % de la population fin 2021 (contre, par exemple, 71,1 % pour la Côte d’Ivoire, 68,0 pour le Sénégal et plus de 99 % pour chacun des trois pays du Maghreb).
Les conséquences de l’intégration du Nigeria à une zone monétaire ouest-africaine
L’intégration d’une économie en aussi mauvaise santé que celle du Nigeria à une zone monétaire ouest-africaine ne peut donc avoir que de très néfastes conséquences sur les économies de l’ensemble des pays de la région, vu que le déclin constant du Nigeria, combiné à son poids démographique, tirerait vers le bas l’ensemble des autres pays, qu’ils soient francophones, anglophones ou lusophones. Un problème qui ne se poserait d’ailleurs pas autant avec l’intégration d’autres pays en quasi-faillite comme le Ghana, dont les graves difficultés économiques sont absorbables, compte tenu du poids démographique « raisonnable » du pays par rapport à ses voisins.
Ainsi, et tant que le Nigeria n’aura pas résolu ses lourds problèmes structurels, l’adhésion du pays à une monnaie ouest-africaine est de nature à déstabiliser profondément les économies de tous les autres pays qui partageraient cette même monnaie, à travers une importante perte de valeur de celle-ci, accompagnée, de surcroît, d’une politique monétaire plus adaptée à un pays en crise, et ne correspondant pas aux besoins des pays dynamiques de la région (le Nigeria, par son poids démographique et donc économique, dictant probablement en grande partie cette politique).
Les pays de l’UEMOA, qui sont largement en avance en matière de discipline budgétaire et de bonne gouvernance sur les autres pays de la région, et qui forment la zone la plus dynamique et la plus industrialisée d’Afrique de l’Ouest (selon les dernières données de la BAD sur l’industrialisation en Afrique), ainsi que la plus vaste zone de forte croissance du continent, verraient ainsi leur croissance baisser significativement, tout en voyant leur niveau d’inflation fortement augmenter.
Par ailleurs, le déclin économique du Nigeria est de nature, à terme, à accroître considérablement l’émigration de Nigérians, en quête d’une vie meilleure, vers des pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, et en particulier vers la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Bénin, le Cameroun, le Gabon et le Sénégal. Compte tenu de la population du Nigeria, ces pays devront alors faire face à ce qui pourrait être un véritable choc migratoire, et notamment ceux d’Afrique de l’Ouest, où les règles de la CEDEAO prévoient la liberté de circulation et de résidence pour les ressortissants des pays membres.
Ilyes Zouari
Président du CERMF (Centre d’étude et de réflexion sur le Monde francophone)
ww.cermf.org
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