Photo: Le professeur Bernard Yapo, sous-directeur du Centre ivoirien antipollution (Ciapol) dans la zone industrielle de Yopougon, un quartier populaire d’Abidjan, le 1er août 2023. YOUENN GOURLAY
Par Sandrine Berthaud-Clair(Abidjan, envoyée spéciale) et Youenn Gourlay(Abidjan, correspondance)
La balade en pirogue aurait pu être magique. De majestueux palétuviers plongent leurs racines dans la mangrove tropicale d’Abidjan, disputant le devant de la scène aux palmiers raphias et rotangs. Mais en lieu et place d’une eau paisible et nourricière, c’est le spectacle d’un océan de plastiques, de chaussures, de canettes, de sacs gonflés par la putréfaction et d’objets flottants non identifiés qui saute à la tête. Et l’odeur. Parfois insoutenable à cause des effluves d’excréments. Censée être le poumon de la capitale économique ivoirienne, la lagune Ebrié est asphyxiée par les rejets domestiques et industriels et grignotée par des plantes invasives.
Seules quelques descentes à l’eau de grands hôtels, d’institutions ivoiriennes et internationales et de demeures en construction de ministres sont protégées par des enfilades de bouées de ces tonnes d’immondices à la dérive. La lagune, qui s’étend sur 560 km2 et compte une dizaine de bras, n’est pas impactée de manière homogène. Les mouvements marins favorisent la dilution de certains polluants. Mais la pollution est telle que « la perle des lagunes » est aujourd’hui surnommée « la poubelle ».
Pour les chercheurs, son état est dû à la forte pression anthropique et urbaine. Abidjan a vu sa population tripler en vingt ans selon les données de la Banque mondiale, dépassant les 6 millions d’habitants en 2021. « Je suis sûr que notre capitale dépasse les 7 millions d’habitants », déclarait même le président ivoirien Alassane Ouattara lors de l’inauguration du pont à haubans portant son nom, le 12 août. La métropole économique, bâtie à l’origine sur 422 km2, s’étend désormais sur 2 119 km2 et compte un cinquième de la population du pays. A l’instar de toutes les mégapoles africaines, elle est encore appelée à grossir.
Mais l’ancienne capitale politique grandit plus vite que ses infrastructures d’assainissement. Si le réseau affiche une soixantaine de stations de pompage, 60 % des Abidjanais ne sont pas connectés au tout-à-l’égout, selon l’Office national de l’assainissement et du drainage (ONAD). Les eaux usées des 40 % raccordés au réseau national de la Société de distribution d’eau de la Côte d’Ivoire (Sodeci) parviennent à la station de retraitement de Koumassi, autrefois défaillante mais aujourd’hui réhabilitée, qui les rejette en mer après un passage en unité de désodorisation.
Le professeur Bernard Yapo, sous-directeur du Centre ivoirien antipollution (Ciapol) dans la zone industrielle de Yopougon, un quartier populaire d’Abidjan, le 1er août 2023. YOUENN GOURLAY
Mais où vont donc les eaux sales des deux tiers des habitants non raccordés ? Dans des fosses septiques dont les boues sont vidangées par camions et traitées au sein de quatre stations du district : Anyama, Yopougon Songon-Kassemblé, Bingerville et Vitré 2. Cette dernière a été conçue pour méthaniser les boues et produire à terme de l’énergie qui alimentera la station de Koumassi.
Pour rattraper son retard, le pays, qui dispose de six autres stations de traitement d’eaux usées pour les principales grandes villes, a lancé un ambitieux chantier de constructions de quatorze nouvelles usines qui équiperont onze communes de taille moyenne. Un programme qui s’inscrit dans le plan « Eau pour tous » du gouvernement destiné à couvrir les besoins de tous les Ivoiriens à l’horizon 2030.
Des rejets d’eaux industrielles non retraitées
Mais à Abidjan, malgré les investissements, la pollution ruisselle toujours dans les eaux lagunaires. Bouaké Fofana, le ministre de l’hydraulique, de l’assainissement et de la salubrité, a reconnu, la veille de l’inauguration du pont surplombant l’emblématique baie de Cocody, que « trente arrivées d’eaux usées » avaient été identifiées et qu’une étude était en cours pour les neutraliser. « La lagune retrouvera sa qualité d’antan », a-t-il promis. « La pression démographique et la concentration industrielle vont encore accroître le volume des rejets, prévient toutefois le géoscientifique ivoirien Sylvain Mondé. Toutes ces infrastructures vont devoir être calibrées et réaménagées afin de répondre au fort flux d’eau à traiter. »
Des prélèvements effectués par Le Monde Afrique et soumis à Flandres-Analyses, un laboratoire de Dunkerque spécialisé dans les eaux de rejet, ont révélé que « sans être de qualité trop critique, l’eau de la lagune Ebrié issue des prélèvements peut être considérée de qualité médiocre ». Les échantillons présentent des « teneurs en paramètres indicateurs, synonymes de présences d’eaux usées domestiques insuffisamment, voire non traitées et donc diluées dans la masse, explique Emmanuel Dupré, le responsable du laboratoire d’analyses. Mais cette pollution ne signifie pas que la lagune soit une sortie d’égout à ciel ouvert. » Ces traces tendent plutôt à désigner des rejets d’eaux industrielles non retraitées.
Des résultats qui ne surprennent pas le professeur Bernard Yapo, sous-directeur du Centre ivoirien antipollution (Ciapol), rattaché au ministère de l’environnement, qui assure, avec ses maigres moyens, un suivi du plan d’eau depuis une trentaine d’années. Pour mieux comprendre, direction les zones lagunaires des communes du Plateau et de Yopougon. En cette saison des pluies, les eaux usées de nombreuses industries et des ménages les plus modestes s’écoulent dans les caniveaux avant de se jeter directement dans les bras de mer déjà congestionnés par les constructions, parfois anarchiques, et les décharges sauvages d’ordures, de déchets de constructions, de terres de remblais.
« Ce sont les industries agroalimentaires, très nombreuses à Abidjan, qui polluent le plus les eaux et ont causé la dégradation très avancée de la lagune », affirme M. Yapo, en dépassant à pied entreprises d’huileries et savonneries de la zone industrielle de Yopougon. Dès la deuxième rue, à la sortie d’une usine de tabac, un ruisseau blanchâtre au débit important coule sur le bas-côté. « De nombreuses industries ne traitent pas leurs eaux ou ne sont pas aux normes », révèle le professeur. Plus loin, trois petits cours d’eau – vert, marron et mousseux – se rejoignent dans le même caniveau collectif, avant de finir, eux aussi dans la lagune.
Des pêcheurs sur la lagune Ebrié, à Abidjan, le 25 mai 2023. SANDRINE BERTHAUD-CLAIR
Des amendes, des mises en demeure et des peines allant jusqu’à l’emprisonnement sont prévues en cas de non-respect des normes. « C’est arrivé quelques fois, assure Bernard Yapo. Les entreprises se sont ensuite mises aux normes. » Mais cela reste trop rare et la brigade du ministère manque de moyens et de véhicules pour effectuer suffisamment de contrôles. « Et ne nous leurrons pas, comme dans tous les pays, les “amitiés” et la corruption n’aident pas », poursuit-il.
Malgré l’état de la lagune Ebrié, quelques pêcheurs lancent encore leurs filets au milieu de ses eaux troubles pour tenter d’enrichir l’attiéké quotidien, un plat de semoule de manioc incontournable de la gastronomie ivoirienne. Mais la pêche est loin d’être miraculeuse. La pollution entraîne la migration de nombreux poissons au large ou rend impropres à la consommation les espèces restantes. En 2022, le pays a importé 90 % du poisson qu’il consomme.
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