Tunis a finalement accepté la proposition européenne consistant à contrôler les flux migratoires en échange d’une aide économique. Mais beaucoup dans le pays estiment qu’en agissant ainsi, le pays se déshonore contre des sommes dérisoires.
Par Thomas Paillaute
L’Union européenne a finalement fait plier le président tunisien en obtenant qu’il ratifie, le 16 juillet, un accord historique entre son pays et Bruxelles. Il semble qu’il ait suffit de sourires « à 360 degrés » – selon sa propre expression – de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, de la retenue de la présidente de la Commission européenne et de la décontraction du chef du gouvernement néerlandais sortant, Mark Rutte, pour venir à bout des réticences de Kaïs Saïed.
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En réalité, cet après-midi caniculaire du 16 juillet à Carthage marque un véritable tournant dans les relations tuniso-européennes. Au prix d’un passage en force et de quelques contreparties, l’Europe atteint son objectif consistant à faire de la Tunisie, non pas à proprement parler un centre de rétention, mais un espace de traitement des migrants irréguliers, indésirables sur son territoire. Un prestation qu’elle assurait déjà pour l’Italie, en vertu d’accords bilatéraux.
Responsabilité des naufrages
Désormais, la Tunisie garantira un contrôle accru à ses frontières, notamment la surveillance maritime au-delà de ses eaux territoriales où des opérations conjointes avec l’organisme de contrôle européen Frontex seront menées. En cas de problèmes en mer, on fera appel à la Tunisie et l’Europe n’endossera pas la responsabilité des naufrages éventuels.
Si un accord a pu être obtenu ce 16 juillet, c’est aussi la preuve que des négociations se sont bien déroulées durant les dernières semaines, malgré les dénégations des portes-parole de Bruxelles. En l’absence très remarquée du ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, en tournée dans les pays du Golfe, le paraphe du document officiel est échu à Mounir Ben Rejiba, secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger et à Olivér Várhelyi, commissaire européen à l’Élargissement et à la Politique européenne de voisinage.
« Accord de la honte »
La teneur du document signé par les deux parties va pourtant à l’encontre de toutes les déclarations récentes du locataire de Carthage, qui n’a cessé de soutenir que « le pays n’avait pas vocation à devenir le garde-frontières de l’Europe ». 105 millions d’euros plus tard, c’est désormais le cas. Ce montant alloué par l’UE est destiné à lutter contre l’immigration irrégulière et les réseaux de traite humaine, vaste programme prétendument généreux à l’égard d’un pays en détresse. Mais la finalité de la manœuvre veut que la Tunisie reçoive les migrants indésirables en Europe et qu’elle gère leur renvoi dans leur pays d’origine. C’est là le point clé figurant à la fin du mémorandum que certains à Tunis qualifient déjà d’ « accord de la honte ».
En contrepartie, et comme annoncé le 12 juin lors de la première visite de la présidente de la Commission européenne, l’Europe s’est voulue prodigue : au paiement pour faire de la Tunisie le cerbère de la Méditerranée, elle ajoute diverses enveloppes destinées au développement économique et autres broutilles qui paraissent complètement hors de propos dans le contexte tunisien actuel. « Tout est bon à prendre », commente un ancien ministre qui se veut positif et se dit certain des bonnes intentions européennes.
Ursula von der Leyen, elle, a listé les cinq piliers soutenant le partenariat : « la stabilité macroéconomique, le commerce et les investissements, la transition énergétique verte, le rapprochement entre les peuples, la migration et la mobilité ». Rien que du classique pour les quatre premiers piliers. Le cinquième, sur la migration et la mobilité, est noyé dans un vocabulaire « humainement correct » pour finalement signifier que l’Europe ne veut que des étrangers qu’elle a choisis : la libre circulation des individus devient un mythe qui a vécu, l’Europe aussi.
L’ensemble des dispositions du mémorandum est assorti d’un appui budgétaire de 105 millions d’euros qui devrait, en théorie, être décaissé rapidement (même s’il faudra a priori attendre pour cela un vote des députés européens), tandis que 80 écoles bénéficieront d’une aide de 65 millions d’euros. Mais les fameux 900 millions d’euros d’assistance annoncés lors de la visite du trio européen en juin restent, eux, tributaires de la conclusion d’un accord avec le Fond monétaire international (FMI). Ce ne sera pas pour demain puisque l’institution de Bretton Woods considère que le crédit en suspens de la Tunisie est caduque, et propose aux autorités de présenter un nouveau dossier argumenté. « Une négociation qui durera au moins un an », assure un économiste.
Le précédent de l’Aleca
« Ces 105 millions d’euros sont une plaisanterie au regard de l’image de la Tunisie, dont la souveraineté est bafouée. Le pays a été bradé par celui qui est sensé le protéger, celui qui se montrait soi-disant intraitable en matière d’ingérence et qui ne cesse de transformer la réalité à l’aune de ce qu’on lui raconte », s’indigne un internaute qui assure avoir longtemps eu une foi aveugle en Kaïs Saïed. « Je me disais que tous pouvaient mentir mais pas lui, ajoute Hatem. Là, il a osé : face à la nation, il nous a assuré que la Tunisie avait traité humainement les Subsahariens en situation irrégulière. Il trouve « humain » de déporter les personnes dans le désert en pleine canicule ? J’ai honte ! » À sa manière, ce commentaire reflète le désarroi de nombreux Tunisiens qui pensaient qu’il fallait donner le temps à Kaïs Saïed d’assainir un climat politique délétère, avant de relancer la machine.
Pour beaucoup, y compris parmi les partisans du président, le mémorandum signé avec l’UE est vécu comme une humiliation. « Notre fierté vaut plus que 105 millions d’euros pour faire le sale boulot des Européens », proteste l’un d’eux. Plus pragmatique, Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), affirme que cet accord fait de la Tunisie « une poubelle des politiques migratoires européennes » et reprend « les éléments liés à la migration inclues dans l’Aleca (Accord de libre-échange complet et approfondi) qui a été rejeté par les forces civiles et les jeunes ». Selon lui, « ce mémorandum d’entente qui adopte la « réadmission », c’est-à-dire l’expulsion collective basée sur l’identité, consacre les inégalités entre les catégories et les classes en matière de droit à la mobilité ».
La situation devient d’autant plus incohérente que la stratégie de la présidence est difficilement lisible. Après avoir attisé la haine contre les migrants en février, Kaïs Saïed a ordonné que ceux qui se regroupaient à Sfax soient déplacés vers le désert frontalier entre la Tunisie et la Libye ou l’Algérie, pour ensuite les rapatrier vers Ben Guerdane, au sud du pays. Lors du conseil national de sécurité tenu le 14 juillet, le président s’est aussi interrogé sur les sommes en provenance de pays subsahariens – il cite un montant de 23 millions de dinars – arrivées à Sfax durant le premier trimestre 2023.
La somme paraît énorme et il n’est pas absurde que le président s’interroge mais, précisent des économistes travaillant sur les transferts à travers le continent, il y a erreur. Ceux qui ont alerté le chef de l’État sur ces transferts d’argent ne lui ont pas spécifié que les montants – issus des documents de Western Union fournis par la poste tunisienne – étaient exprimés en francs CFA. On ne parle donc plus, au cours actuel, que de 119 453 dinars, soit un peu plus de 35 000 euros. Dérisoire, mais cela a suffi à mettre en transe ceux qui, à Tunis, pensent que le pays fait l’objet d’un complot africain.
Des députés européens mécontents
Côté européen aussi, le texte signé le 16 juillet fait réagir. Alors qu’il se murmure qu’il pourrait servir de trame à appliquer à d’autres pays de départ des migrants, certains députés européens se sont étonnés lors une conférence de presse du fait que le Parlement n’a pas été consulté. Ils ont rappelé que, pour être valables, les accords passés par Bruxelles ne peuvent se faire qu’avec des pays respectueux des droits de l’homme. Or la Tunisie s’est récemment fait épingler plusieurs fois à ce sujet.
À ce stade, seule la présidente du Conseil italien peut triompher. L’opération de charme qu’elle a lancée en direction de Kaïs Saïed depuis le mois de mai, alternance entre attitudes conciliatrices et blocage de certains votes au Conseil européen, notamment celui de la ratification de la réforme du fonds de sauvetage permanent de la zone euro, semble avoir payé.
« On s’est pris pour des Européens, que nous ne serons jamais, mais finalement nous avons accepté leur diktat et avons écorné nos relations avec l’Afrique. Il faudrait que les pays africains fassent preuve de fermeté à l’égard de la Tunisie », commente Majdi Karbaï, ancien député tunisien actif dans la société civile en Italie.
La Tunisie aura l’occasion de préciser sa position et de déployer un minimum de diplomatie pour rétablir ses relations avec les pays subsahariens dès le 23 juillet, lors du Sommet de la migration, organisé par Giorgia Meloni à Rome. Kaïs Saïed, à qui revient cette initiative, ne sera que l’hôte d’honneur de la manifestation dont aucun programme n’a été annoncé. Et dont on ignore encore qui, des dirigeants des pays concernés par la migration, sera ou non présent.
JA
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