Benoît XVI a été inhumé au Vatican, le 5 janvier 2023. Il était le dernier grand théologien catholique de sa génération après la mort, le 6 avril 2021, du Suisse Hans Küng. Celui-ci osa critiquer en 1968 l’encyclique « Humanae Vitæ » de Paul VI qui condamne l’avortement. Küng reprochait à Paul VI de l’avoir écrite tout seul et mettait ainsi en cause l’infaillibilité du pape. La sanction ne tarda pas. En 1979, la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), l’ex-Saint Office, lui fit savoir qu’il ne pouvait plus enseigner dans les universités catholiques. C’est la même CDF qui sanctionna les jésuites Pierre Teilhard de Chardin, Henri de Lubac et le dominicain Yves-Marie Congar qui militaient pour un aggiornamento de l’Église et dont Küng se sentait proche. Ratzinger prendra la direction de cette Congrégation deux ans plus tard. Avant d’emménager à Rome, il était progressiste comme Küng. Au Concile Vatican II (1962-1965), il accompagnait le cardinal Joseph Frings (Cologne) qui était pour la réforme de la Curie romaine afin que l’Église soit plus démocratique alors que des cardinaux comme Alfredo Ottaviani, préfet de l’ex-Saint Office, y étaient farouchement opposés. Le cardinal Montini, archevêque de Milan et futur pape Paul VI, était, lui aussi, partisan de la réforme de la Curie.
C’est après les manifestations étudiantes de mai 1968 en Europe que Ratzinger rejoint le camp des conservateurs. Préfet de la CDF depuis 1981, il ne pardonne pas à Leonardo Boff, qui fut un de ses étudiants à Tübingen, son analyse critique du fonctionnement ecclésiastique fondé sur le pouvoir au mépris du charisme évangélique dans « Église, charisme et pouvoir » (Paris, Lieu commun, 1985). Dans une note datée du 11 mars 1985, il précise que « certaines options du livre de L. Boff s’avèrent insoutenables : la structure de l’Église, la conception du dogme, l’exercice du pouvoir sacré, le prophétisme ». Plusieurs laïcs, prêtres et évêques sud-américains estiment, au contraire, que le théologien brésilien ne va pas contre la doctrine catholique en affirmant que « la théologie de la libération ne doit pas simplement combattre l’aliénation et l’injustice dans la société civile mais également dans l’institution religieuse elle-même ». Des évêques et cardinaux brésiliens lui apportent leur soutien. Il s’agit, entre autres, de Hélder Câmara, de Pedro Casaldaliga, d’Aloisio Lorscheider et de Paulo Evaristo Arns. Ce soutien ne fait cependant pas reculer la CDF qui, en 1985, contraint Boff au silence et à l’obéissance. Jugeant la sanction injuste et humiliante, le Franciscain brésilien abandonne, le 29 juin 1992, le sacerdoce tout en restant dans l’Église.
La théologie de la libération était accusée d’épouser les thèses et méthodes marxistes (analyse marxiste, lutte des classes, recours à la violence, etc.). Rien n’est plus faux, répondirent ses partisans qui ne manquèrent pas de rappeler que cette théologie s’appuyait sur l’expérience du peuple juif que Dieu fit passer de l’esclavage en Égypte à la liberté sous la houlette de Moïse (Exode, chap. 12 et suivants) et qu’elle visait à libérer les peuples d’inacceptables conditions de vie. Ils faisaient remarquer que l’on peut utiliser l’instrument d’observation et d’analyse inspiré du marxisme sans adhérer nécessairement à l’idéologie marxiste, que tous les prêtres latino-américains ne s’étaient pas engagés dans les guérillas paysannes comme les Colombiens Camilo Torres Restrepo et Manuel Pérez Martínez et que, contrairement à la hiérarchie catholique qui avait soutenu les régimes militaires dans certains pays (Argentine, Brésil, Guatemala, Salvador) dans les années 1960 et 1970, les militants de la théologie de la libération, eux, avaient combattu ces dictatures et contribué à leur déclin à partir des années 1980.
Quand on a lu « Changer le capitalisme » (Paris, Bayard, 2001) du jésuite français Jean-Yves Calvez, on se rend compte de la justesse et de la pertinence des critiques adressées par Karl Marx aussi bien aux dérives du capitalisme qu’à l’accumulation des pouvoirs de décision entre les mains d’un petit nombre de personnes. Voilà pourquoi, à mon avis, la vraie raison de la haine que la CDF vouait à la théologie de la libération est à rechercher ailleurs. Trois jésuites sud-américains avec qui j’ai étudié à Rome en 1996-1998 m’avaient donné une double explication de l’hostilité de la CDF à la théologie de la libération dont les grandes figures sont Gustavo Gutiérrez (Pérou), Leonardo et Clodovis Boff (Brésil), Jon Sobrino et Ignacio Ellacuría (Salvador), Juan Luis Segundo (Uruguay) : 1) plaire à Washington qui percevait la théologie de la libération comme une sérieuse menace de ses intérêts et 2) montrer que la théologie européenne est la seule théologie qui vaille et à laquelle tout catholique devrait se soumettre.
Élu pape en 2005, Ratzinger essaya-t-il de couper les ponts avec l’eurocentrisme défini par Wikipédia comme « une forme d’ethnocentrisme qui consiste à attribuer une place centrale aux cultures et valeurs européennes aux dépens des autres cultures et qui considère comme supérieures les cultures originaires d’Europe » ? Certains pensent que, s’il choisit d’être appelé Benoît en référence à Saint Benoît, patron de l’Europe, et à Benoît XV, pape pendant la Première Guerre mondiale, c’est parce que le successeur de Jean-Paul II voulait signifier que l’Europe en voie de déchristianisation devenait sa priorité. De fait, 17 des 25 visites pastorales effectuées par Benoît XVI eurent lieu en Europe. Quant à l’Afrique, il ne s’y rendit que deux fois : au Cameroun et en Angola (17-23 mars 2009), puis au Bénin (18-20 novembre 2011). Certes, on l’entendit dire, le 2 mars 2006, que “l’Europe a exporté non pas seulement la foi en Jésus-Christ, mais aussi les vices du vieux continent, le sens de la corruption, la violence qui dévaste actuellement l’Afrique” mais à qui s’adressait-il ? Au clergé diocésain de Rome plutôt qu’aux politiques et hommes d’affaires européens impliqués dans la vente d’armes et le pillage des matières premières du continent. Certes, il reconnut en 2009 que “l’Afrique continue à être toujours l’objet d’abus de la part des grandes puissances et que de nombreux conflits n’auraient pas pris cette forme si les intérêts des grandes puissances ne se trouvaient pas derrière” mais à quelle occasion tint-il ce discours ? Pendant la messe d’ouverture du 2e synode africain (4-25 octobre 2009). On eût aimé qu’il prononçât un tel discours aux Nations Unies ou bien devant le Parlement européen de Strasbourg. On aurait jubilé s’il avait dénoncé, dans les capitales occidentales même, l’arrogance et les crimes des Occidentaux en Afrique, en Asie et en Amérique latine. On attendait qu’il fasse mentir Valentin-Yves Mudimbe qui écrit ceci : « Le catholicisme est une religion marquée par l’Occident jusque dans la compréhension du message. Porté, soutenu par des structures européennes, il n’est guère possible de l’aimer sans s’inscrire dans l’histoire d’un monde… La haine de la hiérarchie catholique pour tous les mouvements nationalistes relève partiellement d’une volonté nette de sauvegarder à tout prix des avantages injustifiés hérités de l’époque coloniale. » (cf. « Entre les eaux », Paris, Présence Africaine, 1973, pp. 30 et 38)
Le silence de Benoît XVI sur la mise à mort de Mouammar Kadhafi le 20 octobre 2011 et sur la destruction de la Lybie par l’OTAN, la présence, le 21 mai 2011, de Mgr Ambrose Madtha, nonce apostolique en Côte d’Ivoire et de Mgr George Antonysamy, nonce apostolique au Liberia et représentant spécial du « souverain pontife », à l’investiture de Dramane Ouattara dont les troupes avaient massacré 816 personnes à Duékoué les 29 et 30 mars 2011 au nez et à la barbe de l’ONUCI ne montrent-ils pas que, pour le pape allemand, les intérêts de l’Europe passent avant ceux de l’Afrique, voire avant la justice et la vérité de l’Évangile ? Ce silence et cette présence sont d’autant plus troublants que, face à des pèlerins français venus le saluer à Castel Gandolfo, Benoît XVI s’était insurgé contre l’expulsion de 200 Roms par le gouvernement français vers la Bulgarie et la Roumanie en août 2010. L’un ou l’autre prêtre africain l’a qualifié de « grand homme ». À moins de ne pas connaître le sens des mots ou, ce qui est pire encore, à moins d’être mentalement dérangé, comment peut-on décerner un tel titre à un individu pour qui massacrer des Noirs semble moins grave qu’expulser des Bulgares et des Roumains ?
Difficile de nier les qualités intellectuelles de Joseph Ratzinger quoique Johann-Baptist Metz, Carlo Maria Martini, Bernard Sesboüé et Joseph Moingt ne fussent pas moins brillants ; difficile de rester insensible aux paroles élogieuses prononcées à l’endroit de Thomas More, « intellectuel et homme d’État anglais de grande envergure », dans son discours à la société civile et politique britannique, le 17 septembre 2010 ; difficile de ne pas reconnaître que c’est lui qui commença à purifier l’Église catholique en sanctionnant les clercs coupables de scandales financiers et d’abus sexuels (Marcial Maciel Degollado, prêtre mexicain et fondateur des Légionnaires du Christ relevé de toute fonction en 2006, les évêques centrafricains Paulin Pomodimo et Xavier Yombaïndjé poussés à la démission en 2009) ; difficile de ne pas être d’accord avec lui quand il rappelle en juin 2007 aux évêques de Centrafrique que l’Église a le devoir « de défendre les faibles et de se faire la voix des sans voix» ; difficile de ne pas saluer sa démission le 11 février 2013, chose que l’on n’avait plus vue depuis Grégoire XII en 1415. Enfin, qui n’a pas été édifié par son débat courtois mais sans complaisance avec le philosophe allemand Jürgen Habermas en janvier 2004 ? Mais de là à le présenter comme un homme exceptionnel ou à demander sa canonisation tout de suite (« santo subito »), il y a un pas que je ne franchirais pas pour la simple raison qu’il n’a jamais invité les prêtres et religieux homosexuels qui mènent, eux aussi, une double vie à abandonner le ministère sacerdotal ou la vie religieuse, parce que lui et Jean-Paul II ont ignoré pendant vingt ans Mgr Oscar Romero considéré comme martyr et saint au Salvador après avoir été assassiné en pleine messe en mars 1980 par des soldats à qui il avait demandé la veille d’arrêter la répression, parce qu’eurocentrisme et catholicisme ne sont pas compatibles. Le mot « catholique » signifie universel. Revendiquer cet universel, se réclamer d’une communauté qui proclame que tous les hommes sont enfants de Dieu, annoncer que « Jésus est venu rassembler les hommes de toute nation et de toute langue » tout en ayant une compassion et une colère sélectives me semble incohérent.
Il me faut conclure et je voudrais le faire en revenant à Hans Küng dont le Jésus me parle plus que celui de Ratzinger. Pourquoi ? Parce que, pour le théologien suisse, « Jésus n’est pas un prêtre, ni un théologien, ni l’homme de l’establishment ecclésiastique ou social, ni un membre ni un sympathisant du parti au pouvoir, conservateur ou libéral, ni un guérillero, ni un putschiste, ni une personne vivant à l’écart du monde ou proposant une règle religieuse mais un défenseur de la cause de Dieu et de la cause de l’homme, quelqu’un qui n’appelle pas à rechercher la souffrance mais à la combattre » (cf. « Jésus », Paris, Seuil, 2014). Peu de gens savent que Hans Küng participa aux travaux du Concile Vatican II à la demande de Jean XXIII, qu’il revendiquait une « fidélité turbulente » à l’Église et que Jean-Paul II souhaitait en 1980 qu’il puisse être appelé de nouveau théologien catholique (cf. « Le Monde » du 26 mai 1980).
Bien que les deux théologiens aient joué dans deux camps opposés (Küng était avec la revue « Concilium » tandis que Ratzinger était engagé dans « Communio »), ils se rencontrèrent à Castel Gandolfo, le 24 septembre 2005. Sauf erreur de ma part, quand Küng rendit l’âme, je ne pense pas que Benoît XVI lui ait rendu hommage. En revanche, Mgr Georg Bätzing, président de la Conférence épiscopale allemande, a tenu les propos suivants : « Avec le décès du professeur Hans Küng, la science théologique perd un chercheur reconnu et controversé. Dans son travail de prêtre et de scientifique, Hans Küng s’est attaché à rendre compréhensible le message de l’Évangile et à lui donner une place dans la vie des fidèles. Hans Küng n’a jamais manqué de défendre ses convictions. Même s’il y a eu des tensions et des conflits à cet égard, je le remercie expressément en cette heure d’adieu pour ses nombreuses années d’engagement en tant que théologien catholique dans la communication de l’Évangile.»
Une des choses que les « deux frères ennemis de la théologie » avaient en commun, c’est d’avoir affronté les problèmes de leur temps et de leur continent. On attend la même chose des théologiens et penseurs africains : trouver des réponses aux difficultés et défis de l’Afrique au lieu de chercher à être les meilleurs interprètes ou répétiteurs des penseurs occidentaux.
Jean-Claude DJEREKE
Commentaires Facebook