« Les 20 ans du naufrage du “Joola” » (1/5). Le 26 septembre 2002, le ferry reliant Ziguinchor à Dakar se retournait au large de la Gambie, faisant près de 2 000 morts.
Par Olivier Herviaux (Dakar et Ziguinchor, Sénégal, envoyé spécial) /Lemonde-Afrique
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C’est l’une des plus graves catastrophes de l’histoire de la marine civile. Le 26 septembre 2002 vers 23 heures, Le Joola, ferry battant pavillon sénégalais, se retournait au large des côtes gambiennes, emportant avec lui près de 2 000 hommes, femmes et enfants, pour la plupart piégés à l’intérieur de sa coque. Il assurait la liaison entre Dakar et Ziguinchor depuis 1991. A titre de comparaison, le Titanic a provoqué la mort de quelque 1 500 personnes en sombrant le 15 avril 1912 lors de son voyage inaugural transatlantique.
Ce jeudi-là, il y a foule à l’embarcadère de la capitale de la Casamance, comme à chaque départ. Le bateau, propriété de l’Etat, représente un lien vital avec Dakar : ses deux rotations hebdomadaires permettent de désenclaver la région sud, en partie coupée du reste du pays par la Gambie, et semblent sûres, alors qu’à l’époque, les routes sont parfois attaquées par des bandes armées, probablement des indépendantistes du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), en conflit avec les autorités centrales.
Sous le hangar du port encombré de bagages, de bidons, de caisses et de cartons, les passagers doivent se frayer un chemin pour aller retirer leurs réservations ou acheter les derniers billets. Les barrières, installées pour canaliser les voyageurs, sont rapidement contournées par des candidats à la traversée, mêlant passagers, employés du port, porteurs et… resquilleurs.
Patrice Auvray fait partie des 64 rescapés du naufrage. Dans son ouvrage Souviens-toi du Joola (éd. Globophile, 2012), il se souvient de l’ambiance à l’embarcadère : « Ceux munis d’un billet sont disciplinés pour ne pas retarder le départ, mais ceux qui n’en ont pas essaient d’en trouver ou même d’entrer en fraude dans le bateau. A l’entrée du sas d’embarquement, la personne préposée au contrôle des passagers est manifestement dépassée par ce manège infernal. S’il interpelle quelqu’un, d’autres passent derrière lui pendant qu’il est occupé… » Il est 13 h 30 lorsque Le Joola appareille de Ziguinchor.
Un bateau surchargé
Grâce notamment à des données recueillies par des familles de victimes, le rapport d’enquête français d’octobre 2004 estime que 1 928 personnes sont à bord, alors que le navire de près de 80 mètres de long a été conçu pour en transporter 580 (536 passagers et 44 membres d’équipage). Soit plus du triple de sa capacité officielle. Quelque 800 billets ont été vendus, mais c’est sans compter les enfants de moins de 5 ans, qui voyagent gratuitement, ainsi que les militaires et leurs familles, la ligne étant gérée depuis décembre 1995 par l’armée en raison de la situation sécuritaire en Casamance.
Dans l’immense garage, le fret côtoie les véhicules garés : un camion, un véhicule frigorifique, quatre voitures et un pick-up, pour un poids estimé à 30 tonnes par le rapport d’enquête sénégalais de novembre 2002. Ils devraient être arrimés, mais ils ne le sont pas. Quant aux marchandises, leur poids total est évalué à 23 tonnes. Une capacité qui n’est pas à son maximum, mais les réservoirs de gasoil et d’eau douce ainsi que les ballasts qui servent à l’équilibrage du navire n’auraient été que partiellement remplis.
Près de l’embouchure du fleuve Casamance, l’île de Karabane sera l’ultime escale du Joola. Il est 16 h 30. De nouveaux passagers (environ 180) montent à bord et deux dizaines de tonnes de marchandises sont chargées. L’appareillage s’effectue vers 18 h 15 et le navire franchit la passe du fleuve vers 19 heures. Après avoir passé la dernière bouée, il fait désormais cap pour une route directe sur Dakar. Une vidéo amateur de cette soirée montre le ferry particulièrement gîté sur tribord. Le rapport d’enquête français précise que « la gîte du Joola le 26 septembre 2002 n’était pas structurelle, mais la conséquence d’une très mauvaise stabilité due à son chargement ». Il pleut, mais la mer n’est pas grosse.
L’eau commence à envahir le navire et, en moins de deux minutes, le ferry se couche puis se retourne, quille en l’air
A 22 heures, la vacation radio avec Dakar ne signale rien. Ce sera la dernière. Vers 22 h 30, un grain tropical venant du continent s’abat sur le bateau : pluies violentes et vents pouvant atteindre 35 nœuds (65 km/h). Les passagers exposés des ponts côté tribord se déplacent de l’autre côté pour se mettre à l’abri. Dans le garage, véhicules et cargaison non arrimés ripent également sur bâbord, faisant gîter Le Joola sur son côté gauche. La houle se creuse.
Incliné sur bâbord, le navire n’arrive pas à retrouver son équilibre. Certains hublots sont restés ouverts et la grande porte arrière du garage n’a pas été complètement fermée. L’angle de gîte s’accentue, l’eau commence à envahir le navire et, en moins de deux minutes, le ferry se couche puis se retourne, quille en l’air, à près de 17 milles nautiques (quelque 30 km) de la pointe de Saniang, en Gambie. Il est 22 h 55.
« Je me suis accroché à la bouée »
Rescapé, Mamadou Dièye dit « You 2 » avait l’habitude de prendre Le Joola car il chantait des morceaux de Youssou Ndour en première partie du groupe Jamoraye pour égayer le voyage. « De 11 heures du soir jusqu’à 6 heures du matin, j’étais dans l’eau. Je me suis accroché à une bouée. Il n’y avait pas de clair de lune, tout était sombre avec des tourbillons dans l’eau. La mer était très agitée, précise-t-il. Beaucoup de mes amis ont disparu : le groupe de musique, les bana-bana [les commerçantes qui faisaient souvent la traversée], les gens du restaurant… »
Patrice Auvray et sa compagne, Corinne, réussissent à sortir du navire. Ils nagent en s’éloignant de la coque, de peur d’être engloutis si elle sombre. Puis, constatant que le ferry ne coule pas, ils s’en rapprochent, espérant trouver un éventuel secours en montant dessus. Affaiblie par une crise de paludisme, Corinne est emportée dans des creux d’au moins deux mètres et disparaît. Son compagnon parvient à se hisser sur la coque. Au total, une vingtaine de personnes arriveront à grimper sur le bateau retourné, dont une femme, Mariama Diouf, enceinte de trois mois. Son enfant sera surnommé « bébé Joola ».
Jusqu’au petit matin, où ils seront secourus par des pêcheurs en pirogue comme ceux qui survivent toujours dans l’eau, ils perçoivent des appels de personnes bloquées dans des poches d’air à l’intérieur du navire. « Toute la nuit nous entendrons faiblement ces cris lointains. Dès que l’on colle son oreille sur le métal, ces appels s’amplifient et l’on reconnaît distinctement des voix d’hommes, de femmes et d’enfants qui se relaient. […] Nous évitons d’aborder le sujet, car en fait chacun se pose la même question : “Viendra-t-on les sortir de là ?” », écrit Patrice Auvray.
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Le 27 septembre, à 8 h 15, le chalutier Artemios, arrivé sur les lieux du naufrage, avertit le port de Dakar du retournement du Joola. Une opération « search and rescue » (SAR) est déclenchée par le ministère des forces armées. De son côté, celui de l’intérieur lance le plan d’urgence Orsec. Des chalutiers sont détournés vers le ferry et quatre navires de la marine nationale sénégalaise sont dépêchés sur zone.
A Dakar et à Ziguinchor, l’information, diffusée sur les ondes nationales, circule comme une traînée de poudre. Moussa Diémé se souvient : « Avec mon épouse, Rosalie, nous sommes allés au port [de Dakar], où nous avons trouvé une foule immense qui pleurait, qui criait. » Trois de leurs enfants étaient sur Le Joola : Marie (23 ans), Aïssatou (13 ans) et Mamadou (6 ans). « Nous n’avons retrouvé qu’un seul corps, celui de l’aînée, trois jours après », précise-t-il.
Le commandant déclaré seul responsable
A l’époque directeur de L’Océanium, un centre de plongée, Haïdar El Ali décide de partir avec ses plongeurs, où ils arrivent près de l’épave au petit matin du 28 septembre : « Nous étions une trentaine de plongeurs, avec ceux de la marine, des sapeurs-pompiers, des travaux sous-marins. On a plongé intensément pendant quatre jours. Nous étions totalement épuisés. J’ai sorti 468 corps du Joola. Plus le temps passait, plus ça devenait compliqué. Le soleil tapait sur la coque, augmentant la température de l’eau, et la présence de gasoil dégradait plus rapidement les corps. »
Officiellement, 1 863 personnes de douze nationalités sont mortes ou ont disparu
Officiellement, 1 863 personnes de douze nationalités (sénégalaise mais aussi gambienne, guinéenne, malienne, mauritanienne, française, belge, hollandaise…) sont mortes ou ont disparu. L’Association nationale des familles de victimes et rescapés du naufrage du Joola en recense 1 953, des familles s’étant manifesté après la clôture de la liste officielle. La jeunesse casamançaise a payé un lourd tribut. « De nombreux élèves ont péri, mais aussi 444 nouveaux bacheliers et étudiants qui rejoignaient Dakar pour la rentrée universitaire. Et Ziguinchor est particulièrement frappée : 971 personnes rien que pour la ville », précise Boubacar Ba, président de l’association.
Selon le rapport d’enquête sénégalais, « Le Joola ne disposait d’aucun titre de sécurité depuis 1996 et de navigation depuis 1998 ». En 2001, les avaries de propulsion et les arrêts techniques se multiplient. Le ferry est immobilisé pendant un an pour réparation. Le 10 septembre 2002, il reprend ses rotations. Mais le rapport d’enquête français souligne que Bureau Veritas (une société spécialisée dans les essais, l’inspection et la certification) a « clairement et fréquemment appelé l’attention de l’armateur sur la situation irrégulière du navire », créant « une présomption d’innavigabilité ».
En août 2003, l’Etat sénégalais décide de classer sans suites pénales le dossier. Le commandant du bateau, Issa Diarra, disparu pendant le naufrage, est déclaré seul responsable, au grand dam des familles de victimes.
Aujourd’hui, Le Joola repose par une quinzaine de mètres de profondeur, selon les marées. Haïdar El Ali, qui a plongé plusieurs fois sur l’épave, indique que la superstructure du navire s’est disloquée sous le poids et repose désormais sur du sable : « Sous l’effet de la houle et des courants, des monticules se forment de chaque côté de la coque, comme si elle creusait sa propre tombe. Dans plusieurs dizaines d’années, ces deux collines de sable et de vase recouvriront Le Joola. »
Sommaire de la série « Les 20 ans du naufrage du “Joola” »
Le 26 septembre 2002, le ferry sénégalais Le Joola, qui reliait la ville de Ziguinchor (sud) à Dakar, sombrait au large de la Gambie, emportant avec lui près de 2 000 passagers, hommes, femmes et enfants. Le drame, l’un des plus meurtriers de l’histoire maritime civile, laissa exsangue une région, la Casamance, dont étaient originaires la majorité des victimes, traumatisa durablement un pays, le Sénégal, et bouleversa tout un continent.
Malgré la ténacité des survivants – une soixantaine – et des familles de victimes, aucune procédure ne permit d’identifier les responsables du naufrage, résultat d’une accumulation d’erreurs humaines et techniques. Vingt ans après la catastrophe, Le Monde Afrique est allé à la rencontre de ceux qui continuent de vivre dans leur chair cet événement et se battent pour qu’il soit inscrit dans la mémoire collective.
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