Par Dogad Dogoui
L’hypothèque de plantations de cacao en pleine productivité ou parfois sa vente pour faire face, dans la majorité des cas, aux frais funéraires, constatée au début des années 2000, connaît une explosion dans les villages du département d’Oumé et plonge bien de familles dans la misère. Après les plantations, c’est maintenant les bas-fonds, lieu de production par excellence de riz , qui sont ciblés. Ce phénomène en vogue depuis une vingtaine années, fait le lit de la pauvreté en “pays” Gban ou Gagou.
Constat par la chefferie
Sans donner de chiffres précis, des héritiers qui sont encore propriétaires et gestionnaires de leurs parcelles sont très minoritaires. La majorité des héritiers ont mis en gage leurs plantations de cacao pour des périodes allant de deux, trois, voire quatre ans après le décès du père. C’est le constat fait auprès des chefs de villages et de cantons, des sous-préfectures de Diégonéfla, Guépahouo, Tonla et Oumé, localités peuplées en majorité par les autochtones Gban. Le gage dure entre un et deux ans dans le principe. Mais en réalité, il est prorogé au bout d’un an, lorsqu’un nouveau décès survient dans la famille (…), commence alors le cercle vicieux de la précarité.
Tout commence par le décès d’un des parents
Lorsque survient le décès d’un parent, deux options s’offrent aux proches chargés d’organiser les funérailles. La première, c’est lorsque le décès survient à l’hôpital en ville (Abidjan, Gagnoa ou Oumé). Les parents décident que le corps du défunt soit immédiatement conservé à la morgue, le temps de fixer la date des obsèques qui ont généralement lieu dans la première semaine du mois suivant, si le décès a lieu avant la première quinzaine du mois en cours. Si par contre, le décès se produit après la seconde moitié du mois, la décision d’inhumer est portée à la fin du mois suivant. Commencent alors les tractations pour le budget des obsèques.
S’il s’agit d’un chef de famille, les parents paternels décident avec ou sans l’avis des enfants héritiers, même majeurs, d’hypothéquer la plantation de cacao du defunt. Entre 200 000 et 300 000 FCFA, sur une période de deux ans, pour environ deux hectares, si la plantation est un peu vieille, et entre 400 000 et 500 000 F CFA, toujours, pour la même période, si elle a une très bonne productivité. Si les enfants contestent la décision, ils se retrouvent seuls face aux frais funéraires de leur père comprenant la conservation du corps, l’achat du cercueil, le transfert du corps au village, la location des bâches et des chaises, l’achat de la boisson et de la nourriture au cours des obsèques. À cela s’ajoutent les diverses amendes forfaitaires, aussi bien vis-à-vis des parents paternels que maternels. Tout y passe, y compris l’apport financier des amis et connaissances. Les obsèques terminées, les enfants et femmes du défunt sont alors livrés à eux-mêmes, sans revenus.
Dans l’hypothèse où le décès a lieu au village, là encore, deux cas de figure se présentent. Soit le corps est enterré dans les 48 heures, soit il est emmené en conservation dans l’une des morgues de Gagnoa, d’Oumé, ou maintenant à Diégonéfla (qui vient d’ouvrir) pour traitement. S’il doit être inhumé dans le village, il revient aux enfants du défunt de trouver environ 120 000 FCFA pour un cercueil (50 000 à 70 000 FCFA), la location de bâches, de chaises, d’une sono, et l’achat de boissons et de nourriture.
« C’est souvent 100 000 à 150 000 FCFA pour la plantation ou partie de la plantation, pour une période d’un an », fait observer le chef de village de Zaddi, dans la sous-préfecture de Tonla, Koffi Valia, concomitamment secrétaire général du collectif des chefs de village du département d’Oumé. Les cas les plus compliqués auxquels sont confrontés souvent les jeunes sont, lorsqu’ils sont contraints d’aller mettre le corps du défunt à la morgue et cela, bien que le parent soit décédé au village.
C’est là que se trouve toute la problématique, selon le chef Koffi Valia. « Non seulement, la famille a du mal à réunir les 120 000 FCFA minimum pour couvrir dans l’immédiat les obsèques, mais en plus, elle subit le poids la tradition qui recommande que l’on laisse le temps aux autres membres de la famille, aux amis et connaissances, de venir au village pour les obsèques. À la vérité, tous dans le village et cela, sans le confesser, considèrent que la plantation laissée par le défunt ou la parcelle de celui qui a en charge les obsèques doit être mise en gage pour faire face aux charges. »
La mise en branle du processus d’hypothèque
C’est à ce moment qu’interviennent les « margouillats » ou usuriers qui sont nombreux dans ces villages, pour proposer leur service. Il s’agit généralement de manœuvres exerçant dans la plantation ou celle avoisinante. Constatant le décès, ils approchent les héritiers en ces termes, presque toujours les mêmes, relève le chef de village de Bokéda, président du collectif des chefs de village du canton N’Dah : « Patron, je connais quelqu’un dans notre communauté qui peut vous aider. Si tu es d’accord, je vais lui en parler. » Accompagné du potentiel acquéreur, le « margouillat ou usurier » se présente alors le soir, pour confirmer son offre. De fait, celui qui avait du mal à réunir la somme de 120 000 FCFA pour un enterrement dans les 48 heures, se trouve à envisager des dépenses de 500 000 FCFA pour les charges d’une inhumation ultérieure. D’un an envisagé d’hypothèque, on passe alors à deux voire trois ans de cession. L’accord est conclu et très souvent à l’insu des chefs de village.
Témoignage d’Ibrahim, l’un des « margouillats » usuriers exerçant à Zaddy
Ibrahim, un ”margouillat”, explique comment fonctionne le système. « Nous avons des informateurs dans tous les villages du canton Bokabo. Nous nous déplaçons à moto de village en village, dans cette zone où le Swollen shoot a fait beaucoup chuter les productions.On ne se cache plus comme avant. Ceux qui veulent nous trouver savent où nous sommes, » dit-il avec fierté. Il dit travailler pour le compte de « gouverneur, » installé à Zaddy. « C’est une machine. Celui qui décaisse, c’est à la fin qu’on le voit et il ne se promène pas », assure Ibrahim. Il explique que ce sont souvent les usuriers qui font le premier pas vers les familles endeuillées. « Mon ami, cacao ne produit plus, il faut vendre », est le message véhiculé auprès des « esprits faibles » dit-il, assurant qu’avec le Swollen shoot qui a rendu le cacaoyer en fagot, l’essentiel des vergers de la zone, la tendance est à la vente avec la terre. Même les allogènes qui ont acquis des parcelles ont commencé aussi à les céder. « Ma meilleure affaire a été l’acquisition d’une plantation de deux hectares, à dix millions de F CFA pour une période de dix ans, » déclare-t-il avec beaucoup d’orgueil.
Les regrets des héritiers vendeurs : « Quand tu perds ton parent, c’est ton bas-fond et ton champ qui le pleurent »
En temps normal, explique Bernard rencontré à Zaddy. « Quand un fils perd son père, c’est le frère du père qui doit prendre la plantation et s’occuper des enfants, quand ces derniers poursuivent leurs études en ville… Aujourd’hui, non seulement trouver du boulot est difficile mais en plus, les enfants sont attirés par le gain de la vente du cacao, » confesse-t-il. Il assure être revenu au village, prendre les commandes de la plantation qui devient le seul recours en cas de coup dur, comme lors d’un décès d’un parent proche. Pour la plantation, le client a proposé 300 000 FCFA, pour deux ans. Très vite, la prolongation a été de 100 000 FCFA par hectare. « Tu hésites à céder, mais l’argent c’est comme un aimant, » dit-il avec beaucoup de regret. « Quand tu es sur le point de céder la parcelle, tu as l’impression d’être sous un enchantement. Tous ceux qui me conseillent différemment deviennent ennemis. Aujourd’hui, il dit être devenu un habitué de l’église, et prie tous les jours, pour que 2024 arrive, afin qu’il puisse récupérer sa parcelle. « Pourvu qu’un autre décès d’un très proche parent n’intervienne, » lâche le jeune homme, la trentaine à peine.
Fait notable, tous expliquent que les transactions demeurent secrètes. C’est le cas de Zéba Govo Maria, planteur à Guépahouo, qui révèle avoir cédé sa parcelle de cacao pour un an, contre 120 000 FCFA. Il venait de perdre son neveu dont le père était malheureusement décédé longtemps avant. Tous les regards étaient tournés vers lui, parce qu’il venait d’hériter de la plantation de sa mère, deux ans auparavant. « Je n’avais pas le choix, tous m’attendaient et la discrétion devait être de mise, » confesse-t-il, avant d’indiquer que cette année-là a été un calvaire. Au dire du chef de village de Zaddy, Koffi Valia, « depuis une quinzaine d’années que je suis à ce poste, jamais on ne m’a soumis un accord de cession provisoire ou hypothèque. » Par contre, il assure qu’en cas de vente, il est très souvent sollicité pour régler des litiges. Son seul regret, c’est de voir ces vendeurs provisoires, comme il les appelle, rarement proposer ce type de marché aux parents du village, salariés, ou fils du village, en quête de plantation.
Le cercle vicieux de la pauvreté
Au bout d’un an de location, c’est la misère. On renégocie alors le contrat. Mais cette fois-ci, le locataire se montre plus vil et propose 200 000 FCFA pour deux ans supplémentaires. Cet argent est très vite englouti dans les différentes dettes engagées depuis les premiers mois après l’hypothèque. Le manque de revenu créé aujourd’hui dans ces villages, une situation difficile et délicate et devient un cercle vicieux de pauvreté. « C’est un véritable scandale, » s’insurge le président du Conseil départemental des chefs de village d’Oumé, Kouamé Yobo Faustin. Selon lui, ce phénomène concerne l’ensemble de la trentaine de villages Gban. « Aucun ne fait exception, » déplore le chef des chefs qui refuse toutes excuses pour ce qu’il considère être un « désastre. »
« Ne cherchez pas loin la cause de cette pauvreté. C’est comment faire pour enterrer mon parent ! », s’exclame, écœuré, le chef Gban. À la vérité, le problème n’est pas l’organisation de funérailles pompeuses, mais bien, le culte de la mort avec des enterrements à vous rendre plus pauvre, fait-il observer.
Il relève néanmoins que certains jeunes s’adonnent aussi à la pratique d’hypothèque, pour acquérir des engins à deux roues, en vue de faire du transport Taxi-moto. En cas d’accident et c’est très fréquent, ils se retrouvent sans moto, et sans plantation. On les retrouve comme travailleurs saisonniers.
Comme solution à cette situation qui est en train de devenir un fléau, la chefferie Gban a décidé d’édicter une charte avec l’appui de tous les présidents de mutuelle de développement des 32 villages Gban. L’objectif étant que tous les chefs autochtones ou allogènes soient soumis aux mêmes règles qui favorisent progressivement la fin de ce système et le retour à la prospérité.
Pour son homologue, docteur Dagbo Gadji Joseph, chef des chefs du département de Gagnoa, la situation se retrouve dans de nombreux villages du groupe ethnique Bété de Gagnoa. « Vous croyez qu’il n’y a qu’en pays Gban que ce phénomène sévit ! », lance-il. Puis d’affirmer qu’il est temps d’essayer d’y mettre un holà. « Mais comment y parvenir, quand chacun estime que le corps de son défunt parent lui appartient et pourquoi voudrait-t-on l’empêcher de le pleurer comme il l’entend !». Ce d’autant plus, ajoute le chef traditionnel, que d’autres ont eu droit à des funérailles « dignes ».
Réaction du directeur régional de l’Agriculture
« Tout cela, ce n’est pas légal, » a réagi le directeur régional de l’agriculture du Gôh, Layon Philbert. Il a expliqué que toute transaction (vente, location ou cession partielle pour partage de récolte) est interdite sur toute parcelle exploitée, ou terre vierge, dès lors qu’elle est dépourvue de certificat foncier. Aussi bien le vendeur que l’acheteur sont donc passibles de poursuite judiciaire dans le cas d’espèce, selon les textes de 2019, a insisté M. Layon. Selon lui, si les populations jouissent du droit foncier, ce droit est régi par des règles. « Rien ne prouve que vous en êtes propriétaire, » a-t-il fait observer. Néanmoins, poursuit M. Layon, « on ne peut pas empêcher une personne de céder son bien, s’il en est légalement propriétaire. »
Encadré :
Charte portant gestion du patrimoine communautaire de Grand-Gbassi
Pour remédier aux récurrents problèmes de décès et location et/ou vente de parcelle, en vue d’endiguer la paupérisation croissante et continue, la Mutuelle pour le développement de Grand-Gbassi (MUDEG), dans la sous-préfecture de Dahiépa-Kéhi, département de Gagnoa, a pris d’importantes résolutions. La vente du patrimoine forestier est interdite. La location est le seul moyen d’accorder à une tierce personne, l’exploitation de forêt à Grand-Gbassi. Un protocole portant assistance funéraire et organisation des funérailles a été arrêté. La mutuelle se propose d’assister chaque famille éplorée à hauteur de 300 000 FCFA, en vue de procéder à l’organisation des funérailles dans un délai d’un mois maximum, quel que soit le lieu du décès. Cette somme est recouvrée sur la base d’une participation financière annuelle de 3 000 FCFA, pour les obsèques et pour chaque ressortissant du village, âgé d’au moins, 18 ans révolus et cela, quel que soit son lieu de résidence. Par ailleurs, le coût du cercueil ne peut excéder 150 000 F CFA (tout contrevenant s’expose à une amende de 100 000 FCFA).
(AIP)
dd/cmas
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