Un proverbe bhété enseigne que, “lorsque les abeilles finissent de fabriquer le miel, elles disparaissent et ce sont les mouches qui apparaissent”.
Victor Biaka Boda n’a pas seulement disparu dans la nuit du 27 au 28 janvier 1950. Il a aussi disparu de l’histoire de la conquête de l’indépendance de la Côte d’Ivoire. Aucun manuel ne parle de lui, aucun monument n’a été construit pour lui. Hormis le stade de Gagnoa et une école primaire de Bouaflé qui portent son nom, rien n’a été fait par la nation pour l’honorer. Et pourtant, de manière significative, il prit part à la lutte contre la colonisation, mena cette lutte sans ruse ni calcul et en paya le prix fort. En effet, Biaka Boda fut assassiné à Bouaflé par des supplétifs syriens de l’armée coloniale française après avoir été torturé à coups de baïonnette. C’est quelques jours plus tard qu’on retrouva son corps sans tête et suspendu à une branche d’arbre. Comment tout cela arriva-t-il ? Biaka avait quitté Yamoussoukro et se rendait à Gagnoa quand son véhicule tomba en panne à quelques kilomètres de Bouaflé. Il décida alors de passer la nuit dans cette ville. Un certain Almamy Ali Diaby offrit de l’héberger. Celui-ci savait-il ce qui se tramait contre le sénateur ? Toujours est-il que Biaka fut enlevé et liquidé, cette nuit-là. Sa mort ne sera officiellement annoncée par la métropole que le 20 mars 1953.
Que reprochait la France à Biaka Boda ? Qu’est-ce qu’elle ne lui a pas pardonné ? D’avoir été aussi intransigeant que Ruben Um Nyobè, Félix-Roland Moumié et les autres leaders nationalistes de l’Union des populations du Cameroun (UPC) qui voulaient une vraie indépendance, d’avoir refusé de se soumettre, selon un représentant du Comité central de la France d’Outre-Mer qui s’exprimait en 1952 sur sa mort (cf. Claude Gérard, ‘Les pionniers de l’indépendance’, Éditions Intercontinents, 1975). Biaka Boda représentait l’aile dure du Rassemblement démocratique africain (RDA). Malgré la persécution des leaders de ce parti par les colons, malgré les arrestations, brimades, emprisonnements et autes tueries (je pense, entre autres, à la répression des manifestations de Bouaflé, le 21 janvier 1950), le sénateur fustige les dérives de la colonisation et appelle les villes qu’il visite à l’insurrection. Mais c’est à Daloa qu’il prononce, le 18 novembre 1949, le discours le plus virulent contre le colonialisme. L’administrateur André Buttavand avait usé de tous les moyens (barrages dressés sur la route, déploiement de la police et de la gendarmerie) pour empêcher le meeting de Biaka Boda dans la cité des antilopes. Excellent tribun et grand harangueur de foules, le sénateur fait comprendre à ceux qui sont venus l’écouter que personne ne peut confisquer éternellement la liberté d’un peuple et que la Côte d’Ivoire sera bientôt affranchie de la colonisation. À cette époque-là, le RDA était un parti anticolonialiste qui n’avait pas peur d’organiser des grèves, des marches et des manifestations pour protester contre les exactions de la colonisation. Des émeutes éclatent et se succèdent dans le pays à partir du 6 février 1949. Le 14 novembre 1948, le gouverneur Laurent Péchoux est envoyé à Abidjan pour mater les insurgés et “pacifier” la colonie. Le même jour, Victor Biaka Boda est élu au Sénat français dans le cadre de l’Union française. Son éloquence, sa fermeté et sa droiture lui attirent rapidement le respect et l’admiration des autres sénateurs. Il utilise la tribune du Sénat pour condamner la répression des manifestations pacifiques, pour défendre les intérêts des populations ivoiriennes, pour réclamer l’alignement des pensions des anciens combattants d’Outre-Mer sur celles de la métropole.
Mais qui est cet homme de petite taille né à Dahiépa-Kéhi, le 25 février 1913 ? D’où tire-t-il sa force et sa détermination ? D’où lui vient son courage ? Quelles rencontres a-t-il faites ? Victor Biaka Boda perd très tôt son père et sa mère. Il sera donc élevé par ses grands-parents maternels à Biakou, village situé à environ douze kilomètres de Dahiépa-Kéhi. En 1920, il commence l’École à Gagnoa. Sept ans plus tard, il décroche le certificat d’études primaires élémentaires. En 1930, il obtient le brevet d’études primaires supérieures à l’École primaire supérieure de Bingerville. L’École de médecine de Dakar l’accueille de 1931 à 1937. Il en sort avec le titre de médecin africain. Il soigne ses premiers patients à Nzérékoré. Pendant son séjour en Guinée, Biaka fait la connaissance d’Ahmed Sékou Touré, celui qui, le 28 septembre 1958, dira “non” à la communauté franco-africaine du général de Gaulle. Sékou Touré dirigeait alors la section guinéenne du RDA, le plus grand mouvement d’Afrique occidentale qui était vent debout contre la colonisation. Biaka ne tarde pas à adhérer au RDA. Admis au comité directeur du RDA-Guinée, il attaque le colonialisme chaque fois qu’il a l’occasion de s’adresser aux militants de ce parti. L’administration coloniale commence à se méfier de ce jeune révolutionnaire.
En 1947, il rentre en Côte d’Ivoire. Jean-Baptiste Mockey, Ouezzin Coulibaly, Jacob William, Mathieu Ekra, Dignan Bailly, Anne-Marie Raggi, René Séry-Koré et d’autres étaient déjà engagés dans le combat contre l’exploitation coloniale. Sans tarder, Biaka Boda se joint à eux. En février 1949, 8 responsables du PDCI-RDA sont arrêtés et incarcérés sans jugement à la prison de Grand-Bassam. Le 24 décembre 1949, leurs épouses et sœurs marchent sur la prison civile de Grand-Bassam pour réclamer leur libération. Contrairement à beaucoup d’autres qui se cachaient, de peur de subir le courroux des colons, Biaka Boda joua un rôle actif dans la mobilisation pour la libération des prisonniers politiques. Devrait-on s’en étonner ? Non car, à l’école déjà, Biaka était perçu comme un esprit libre et contestataire.
Indiscutablement, Victor Biaka Boda est l’une des plus belles étoiles qui aient brillé dans le ciel ivoirien avant la pseudo-indépendance qui nous fut octroyée, le 7 août 1960. C’est un héros et un martyr de la lutte anticolonialiste. Il est regrettable que sa famille biologique n’ait jamais vu son corps. Il est déplorable qu’il n’ait pas eu droit à une sépulture digne. Il est surprenant que Félix Houphouët-Boigny et ses successeurs n’aient pas daigné reconnaître son sacrifice et honorer sa mémoire. Mort pour la patrie, cet homme ne peut continuer d’être ignoré pendant que les rues, avenues et boulevards de la capitale économique portent les noms des “Angoulvant, Clozel, Chardy, Noguès et autres massacreurs chamarrés, les pires symboles de la colonisation” (Marcel Amondji).
Pour la France, Biaka Boda et les autres victimes de la violence et de la barbarie coloniales devaient disparaître après avoir fabriqué le miel parce qu’ils refusaient de se truquer et de truquer la lutte. La même France estimait en revanche que les autres, c’est-à-dire ceux qui se terraient chez eux quand ça chauffait et ceux qui trahirent le peuple en acceptant la soumission du pays à la France, avaient le droit de consommer le miel, méritaient d’être honorés et célébrés de leur vivant. Peut-être le moment est-il venu de questionner la notion de “pères de la nation” et de donner à chaque acteur sa vraie place.
Jean-Claude DJEREKE
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