Monsieur le Procureur de la République,
Les Ivoiriens sortent à peine d’une guerre fratricide qui les a meurtris et rendus aphasiques pendant des années. Durant de longues années, il fut pratiquement impossible de voir les filles et fils de la Côte d’Ivoire sourire, rire, se taquiner, et papoter ; oui papoter ! La confiance est peu à peu en train de s’installer. Le sourire revient peu à peu, et avec le sourire et la confiance, les ragots aussi. Oui ! Les ragots, les commérages, les persiflages.
Une société humaine ne fonctionne pas que par la vérité d’Etat, car souvent, l’Etat n’est pas détentrice de la vérité. D’ailleurs, il n’est pas toujours dans l’intérêt de l’Etat de dire TOUTE la vérité au peuple.
C’est pourquoi, les ragots, les persiflages, les fuites, les rumeurs, ce que nous appelons chez nous « Radio Treichville », et qui a toujours existé depuis nos indépendances sans que le ciel ne nous tombe sur la tête, jouent un rôle de régulateur dans l’administration de la cité humaine.
Curieusement, Monsieur le Procureur, les ragots sont des outils utiles grâce auxquels les sociétés humaines encouragent la coopération et réforment les brutes. Et précisément, pour une société comme la nôtre, qui sort graduellement de plusieurs années de frustrations, de crispation et d‘angoisse, les commérages sont aussi un baromètre de bien-être social.
Oui ! les commérages peuvent rapprocher les gens, augmenter le niveau de confiance entre eux et améliorer leur coopération, car ils peuvent partager non seulement des rumeurs dans le cercle de travail, mais aussi des idées ou des réflexions qui peuvent améliorer de manière significative le processus de travail et la vie en société.
Monsieur le procureur, lorsque vous vous donnez pour tâche de réguler les rumeurs et les persiflages, les persiflages de quels groupes tolérez-vous, et les persiflages de quels groupes traquez-vous ?
Ce que vous risquez de faire ici, à policer les bavardages des Ivoiriens, ce que vous risquez de faire, Monsieur le procureur de la République, c’est d’arracher le bandeau qui cache les yeux de Dame Justice et qui fait d’elle une justice IMPARTIALE. Ce que vous risquez de faire, à vouloir policer les ragots, c’est de tomber dans une politisation de la justice. Et une société dans laquelle la justice est politisée est une société qui commence à montrer ses limites ; qui commence à chuter dans la décadence.
Monsieur le Procureur, les Ivoiriens commencent à se relever de leur frayeur, de leur anxiété, de leur crispation. De grâce, ne les faites pas rechuter dans leurs angoisses en les bâillonnant outre mesure.
« Radio Treichville » fait partie depuis longtemps du paysage familial, amical, journalistique et humoristique, non seulement ivoirien, mais aussi et surtout de toute société qui se veut libre. Monsieur le Procureur, ne donnez pas l’impression de vouloir arracher le bandeau qui cache les yeux de Dame Justice.
Martial Frindéthié, citoyen ivoirien
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