En nommant Mobutu chef d’état-major de l’armée congolaise, Patrice Lumumba fit-il preuve de naïveté ? Eut-il tort de lui faire confiance ? Avant de rendre l’âme, regretta-t-il d’avoir fait appel à l’ONU qui “n’a jamais été capable de régler valablement un seul des problèmes posés à la conscience de l’homme par le colonialisme” (Frantz Fanon dans ‘Afrique Action’ du 20 février 1961) ?
Quelles pensées avait-il au moment où Mobutu le faisait arrêter (décembre 1960) et le livrait (janvier 1961) aux rebelles katangais de Tshombe qui l’assassineront le 17 janvier à Elisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) ?
On ne le saura jamais. La seule certitude, c’est que Lumumba n’aura gouverné le Congo que durant trois mois, ce que Césaire appelle une saison (cf. ‘Une saison au Congo’). Mais cette saison est probablement la plus importante, celle dont les Congolais se souviendront toujours. Pourquoi ? Parce que, le 30 jour 1960, Patrice Emery Lumumba, dont la fin ressemble étrangement à celle du roi Christophe, avait prononcé un grand discours, avait eu des mots forts.
Il disait, par exemple, que le Congo traiterait désormais avec “la Belgique, pays ami, d’égal à égal”, que “c’est par la lutte que [l’indépendence fut] conquise, une lutte de tous les jours, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang”. Cette lutte, “qui fut de larmes, de feu et de sang”, Lumumba pensait que tout Congolais devrait en être fier “car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage, qui nous était imposé par la force”.
Des historiens soutiennent que Lumumba avait signé son arrêt de mort en s’exprimant de la sorte, que Baudoin, le roi belge, avait perçu son discours comme une humiliation publique.
En réalité, c’est tout l’Occident que Lumumba s’était mis à dos, c’est tout l’Occident qui s’estimait provoqué et défié en entendant que le Congo voulait traiter sur un pied d’égalité avec l’ancien colonisateur belge car, pour les Occidentaux, le Noir n’est qu’un enfant, un être inférieur, un sauvage, etc. Mais l’Occident en voulait-il à Lumumba, uniquement parce qu’il avait subi un affront le jour de l’indépendance du Congo ? Non. Il y a d’autres raisons, à notre avis.
La première, c’est que l’Occident ne tolérait pas la proximité du Premier ministre congolais avec les communistes. N’oublions pas que, à cette époque, c’était la compétition entre l’Ouest et l’Est. Chacun cherchait à étendre son influence au-delà de ses frontières, voulait avoir le maximum de pays dans son camp. La seconde raison est économique.
L’Ouest savait déjà que le Congo possédait d’immenses richesses dans son sol et sous-sol. Les États-Unis, la Belgique, la France et leurs alliés avaient intérêt à avoir à la tête du Congo leur homme, c’est-à-dire un homme malléable et corvéable à merci, un béni-oui-oui, un inconscient et un irresponsable, bref un homme qu’ils utiliseraient pour piller les ressources naturelles du Congo. Et Mobutu était la personne la mieux indiquée pour jouer ce triste rôle. Malheureusement, le règne des vendus et des valets n’a pas pris fin avec la mort de Mobutu.
Je voudrais répéter ici ce que j’ai déjà dit ailleurs : l’Occident, même dans l’Église catholique, n’a jamais aimé les Africains qui refusent de lui obéir au doigt et à l’œil. Il a toujours été à l’aise avec les larbins et aplaventristes, avec les médiocres, avec les Noirs qui disent du mal de leur continent et des résistants africains, avec les Noirs qui ne dénoncent jamais la Françafrique. De ceux-là, on est prêt à pardonner tous les crimes, péchés, abus, dérives et abominations.
J’ai vu comment Engelbert Mveng, Pierre Meinrad Hebga et Jean-Marc Ela furent traités par les soi-disant missionnaires français qui sont au Cameroun : non seulement on disait des méchancetés sur eux mais ils n’étaient pas autorisés à enseigner à l’université catholique d’Afrique centrale.
La Compagnie de Jésus et le Vatican ont-ils jamais cherché à savoir qui a assassiné le Père Mveng ? J’ai vu ce que l’Occident fit contre Thomas Sankara, Laurent Gbagbo et Mouammar Kadhafi. Ces Occidentaux, qui célèbrent les résistants et insoumis chez eux mais les diabolisent en Afrique, ne pouvaient que détester Lumumba qui était “contre la domination, les injustices et les abus” et affirmait que “les injustices et l’idiot complexe de supériorité qu’affichent des colonialistes, sont à la base du drame de l’Occident en Afrique”.
Lumumba ne pouvait pas vivre longtemps parce qu’il désirait “commencer une nouvelle lutte qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur”, parce qu’il avait l’intention de “faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière”, parce qu’il rêvait de “montrer au monde ce que peut faire l’homme noir lorsqu’il travaille dans la liberté”.
Difficile de ne pas avoir de l’estime et du respect pour cet avocat du mouvement panafricaniste qui soutenait que “la brutalité, les sévices, les tortures ne m’ont jamais amené à implorer la grâce, parce que je préfère mourir la tête haute”. Difficile de ne pas admirer cet homme qui voulait, comme les autres membres du groupe de Casablanca (Ghana, Guinée, Mali, Égypte, Libye, Tanzanie), une Afrique ayant sa propre monnaie, sa propre banque centrale et sa propre armée.
Après l’assassinat de Lumumba, le Congo n’a plus jamais connu la paix. Tout se passe comme si une malédiction pesait sur le pays.
Tout le monde sait comment Mobutu termina sa vie : chassé du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila, c’est au Maroc qu’il décéda le 7 septembre 1997. C’est là-bas aussi qu’il fut inhumé. Certains diront que la manière dont il traita son bienfaiteur Lumumba ne pouvait que lui attirer une telle fin. Comme quoi, le mal fait au juste ne reste jamais impuni.
Même devant la mort, Lumumba se montra digne et courageux comme en témoigne la lettre qu’il adressa à son épouse Pauline. En voici un extrait : “Mort ou vivant, libre ou en prison par ordre des colonialistes, ce n’est pas ma personne qui importe. Ce qui est important, c’est le Congo, notre peuple pauvre dont l’indépendance a été transformée en cage, avec des gens qui nous regardent de l’extérieur des barreaux, parfois avec une compassion charitable, parfois avec joie et plaisir. Mais ma foi restera inébranlable. Je sais et sens au fond de mon cœur que mon peuple se débarrassera tôt ou tard de tous ses ennemis, étrangers et nationaux, qu’il se lèvera pour dire non à la honte et à la dégradation du colonialisme et retrouver sa dignité dans la pure lumière du jour… Je veux que mes enfants, que je laisse derrière moi et que je ne reverrai peut-être plus jamais, disent que l’avenir du Congo est beau et que leur pays les attend, comme tous les Congolais, à s’acquitter de la tâche sacrée qui consiste à reconstruire notre indépendance.
L’histoire aura un jour son mot à dire. Ce ne sera pas l’histoire enseignée aux Nations Unies, à Washington, Paris ou Bruxelles, mais l’histoire enseignée dans les pays qui se sont débarrassés du colonialisme et de ses marionnettes. L’Afrique écrira sa propre histoire et au nord et au sud du Sahara, ce sera une histoire pleine de gloire et de dignité. Car, sans dignité, il ny a pas de liberté, sans justice, il n’y a pas de dignité et sans indépendance il n’y a pas d’hommes libres”.
Cette histoire de dignité est en train de s’écrire en Centrafrique et au Mali parce que des hommes en Afrique ont dit “non” à la criminelle Françafrique, parce qu’ils ont refusé que d’autres hommes marchent sur eux, leur imposent leurs vues ou décident à leur place. Une nouvelle Afrique est en route car qui eût imaginé, il y a quelques années, qu’un ministre français pouvait être convoqué un jour par la justice malienne pour atteinte aux biens publics ?
Qui pouvait prédire que la jeunesse tchadienne prendrait la rue et brûlerait le drapeau français, le 14 mai 2022 ? Le train de la reconstruction de notre indépendance a démarré et il est temps que le Congo et les autres pays africains y montent et y prennent toute leur place.
Jean-Claude DJEREKE
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