“Le travail et, après le travail, l’indépendance, mon enfant. N’être à la charge de personne, telle doit être la devise de votre génération. Et il faut toujours fuir l’homme qui n’aime pas le travail.”
Lorsque Bernard Binlin Dadié alias Climbié entendait ces paroles de l’oncle N’Dabian dans le roman éponyme, il était loin d’imaginer qu’il aurait à mener un jour, avec d’autres, le combat pour l’indépendance de son pays. Nous sommes dans les années 1920 et Dadié n’a que 4 ans.
La Côte d’Ivoire et d’autres pays de l’Afrique francophone subissent les affres de la colonisation. Gabriel Angoulvant, Jean-Baptiste Chaudié, Pierre Savorgnan de Brazza et d’autres gouverneurs français règnent en maîtres absolus sur les populations africaines. Que ce soit à Grand-Bassam pendant ses études primaires ou à l’École normale William Ponty de Gorée (Sénégal), là où étaient formés les futurs cadres de l’Afrique occidentale française, le jeune Dadié se heurte vite au complexe de supériorité du Blanc.
Il ne comprend pas que ce dernier veuille remplacer la culture africaine par la culture occidentale. À l’Institut fondamental d’Afrique noire de Dakar qui l’emploie comme bibliothécaire-archiviste pendant dix ans (1937-1947), il est confronté au même mépris. Pire encore, il est témoin du massacre des tirailleurs africains au camp de Thiaroye, le 1er décembre 1944. 70 anciens prisonniers de la Seconde Guerre mondiale sont tués ce jour-là par des gendarmes français. Leur crime ? Avoir osé réclamer le paiement de leur solde.
De retour dans son pays, Bernard Dadié milite dans le Rassemblement démocratique africain (RDA) de Félix Houphouët-Boigny. Malheureusement, il est incarcéré en 1949. Pendant seize mois, il séjourne dans la prison de Grand-Bassam en même temps que Mathieu Ekra, Jean Baptiste Mockey, Ladji Sidibé, Alloh Jérôme, Jacob William, Albert Paraiso, Philippe Viera, Bakary Diabaté.
En prison, il note tout ce qui lui vient en tête dans un journal qui sera publié en 1981 sous le titre ‘Carnets de prison’ dont un extrait dit ceci: “Une voix partie d’une force homicide, dit : Tuez-les, comme cela le monde sera libre. Tuez-les, comme cela nous pourrons digérer en paix.”
Pourquoi Dadié fut-il emprisonné ? Parce qu’il avait protesté, dans ses écrits, contre le café, le cacao et la cola achetés à un prix dérisoire par le colon. Celui-ci estimait, pour sa part, que Dadié était un antifrançais, qu’il s’était retourné contre la France qui l’avait formé, qu’il semait le désordre, qu’il poussait les indigènes à la révolte, bref que ses articles et discours “avaient excité les paisibles paysans qui maintenant refusaient de vendre leurs produits”.
Le natif d’Assinie a beau ne pas avoir droit, dans cette prison, “au lit, au couvert, au repas venu de l’hôtel mais à la natte, à la vieille gamelle rouillée et sale, au repas infect cuit dans un fût d’essence au coucher de dix-sept heures”, il croit dur comme fer qu’on “ne peut l’empêcher de penser ce qu’il pense, de penser que l’homme a droit à un minimum de bien-être, un minimum de liberté, de sécurité, sans lequel il ne pourra jamais s’épanouir”. Pour lui, si le Blanc refuse la liberté et la sécurité au Noir, c’est parce que, “dans le bureau où je travaille avec d’autres Africains, beaucoup d’Européens viennent, regardent, tournent, se retournent, puis repartent déçus, disant : Il n’y a personne”.
C’est un des passages que j’aime beaucoup dans le récit autobiographique ‘Climbié’ (Ed. Seghers, 1956). Pourquoi ? Parce que l’Occident, à mon avis, continue de penser qu’il n’y a personne en Afrique. Car comment comprendre qu’il se comporte en Afrique comme bon lui semble sans que nous ne réagissions comme Israël sait si bien le faire quand il est attaqué ? Notre passivité, notre tendance à nous résigner facilement et notre manie de nous défausser au moyen de formules aussi stupides que “à Dieu la vengeance et la rétribution” ne le confortent-elles pas dans l’idée qu’il n’y a personne en Afrique et que, quoi qu’il fasse contre les Africains, il n’y aura aucune sanction contre lui ? Le 26 juillet 2007, à Dakar, Sarkozy nous insulta en déclarant ex cathedra que l’homme africain n’était pas assez entré dans l’Histoire et il n’y eut personne dans la salle de l’université Cheikh Anta Diop pour le contredire, séance tenante.
En 2011, Mouammar Kadhafi fut abattu comme un chien dans un pays détruit par les bombes de l’OTAN et il n’y eut personne pour riposter. L’armée française commit des massacres en Côte d’Ivoire en 2004, puis en 2011 et il n’y eut personne pour porter plainte contre elle. Le Togolais Sylvanus Olympio fut assassiné le 13 janvier 1963, parce qu’il voulait sortir du franc CFA, le Malien Modibo Keïta qui prônait le non-alignement à l’extérieur et un modèle de développement socialiste sur le plan local fut renversé le 19 novembre 1968, le Burkinabè Thomas Sankara perdit la vie dans un coup d’État le 15 octobre 1987, parce qu’il refusait de faire allégeance aux gouvernants français et il n’y eut personne pour se battre pour que justice leur soit rendue. Si Dadié était encore en vie, il remercierait et féliciterait les autorités judiciaires maliennes d’avoir convoqué à Bamako Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères de la France, pour atteinte aux biens publics.
C’est en 1960 que la Côte d’Ivoire devint “indépendante”. 17 ans plus tard, Dadié est nommé ministre de la Culture. Il occupe cette fonction pendant 9 ans. Son départ du gouvernement est un soulagement pour lui. Il faut dire que, après le désapparentement du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) avec le parti communiste français en octobre 1950 et la décision prise par ce parti de travailler désormais avec l’administration coloniale, Houphouët avait perdu l’estime de Dadié. C’est la raison pour laquelle Dadié affirmait être “ni houphouétiste ni anti-houphouétiste mais RDA”.
Dans ses nouvelles, contes, romans, poèmes, pièces de théâtre ou chroniques, Bernard Dadié a toujours milité pour l’indépendance et la souveraineté de l’Afrique, fustigé cette “France qui dit bien la voie droite et chemine par les chemins obliques” (Léopold Sédar Senghor dans ‘Hosties noires’, Seuil, 1948), plaidé pour que personne ne décide à la place des peuples noirs car la Seconde Guerre mondiale a révélé que “l’Européen, tout comme l’Africain, est un homme qui peut souffrir, avoir faim, soif, un homme constamment à la recherche de la sécurité” (cf. ‘Climbié’).
Défenseur de la culture africaine, Bernard Dadié reçoit en 2016, des mains de la Directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova, le premier prix Jaime Torres Bodet. Il obtient à deux reprises le Grand prix littéraire d’Afrique noire pour ‘Patron de New York’ (1965) et ‘La ville où nul ne meurt’ (1968).
Au début des années 2000, la cible de Dadié n’est plus le colonialisme mais le néocolonialisme, que Kwame Nkrumah présente comme “le dernier stade de l’impérialisme”. Lorsque la Côte d’Ivoire est attaquée et divisée en deux dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002 par une horde de voyous et de renégats soutenus par Paris, Bernard Dadié ne tarde pas à prendre position pour la République et ceux qui l’incarnent.
C’est logiquement donc qu’il est choisi pour présider le Congrès national de résistance pour la démocratie (CNRD). Malgré son grand âge, l’écrivain publie des articles pour appeler le peuple à la résistance. Le 16 juin 2016, avec l’ancien Premier ministre togolais, Joseph Kokou Koffigoh, il lance une pétition pour la libération de Laurent Gbagbo déporté à La Haye, le 29 novembre 2011. En six mois, la pétition récolte plus de 26 millions de signatures.
Hommage est rendu à ce grand résistant les 30 et 31 août 2010 au palais de la culture de Treichville devant plusieurs personnalités du monde de la culture et de la politique parmi lesquelles Émile Derlin Zinsou, ancien président du Bénin, Seydou Badian, Cheikh Hamidou Kane et Christiane Yandé Diop, la veuve d’Alioune Diop.
Il s’agissait d’honorer et de célébrer un homme qui jamais n’accepta de subir le diktat de la France, un homme qui en 1956 déjà écrivait ceci : “Contact des Blancs et des Nègres, la guerre ! Toujours la force. Arracher au faible sa bouchée de pain, l’asservir puis, sur les hécatombes, danser de joie, crier sa victoire.
Voilà ce qu’on appelle asseoir la Civilisation, le Droit, la Liberté. À ceux qui acceptent l’état de fait, on donne tout. À ceux qui refusent la sujétion, parlent de droit, on donne l’exil, la prison, la mort.” (cf. ‘Climbié’).
Jean-Claude DJEREKE
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