Haïti : Comment la France a obligé son ancienne colonie à lui verser des indemnités compensatoires
Une enquête du « New York Times » retrace l’histoire de la dette haïtienne et explique notamment comment la France puis les Etats-Unis ont exigé l’équivalent de centaines de millions d’euros au petit pays après son indépendance, en 1804.
Le 1er janvier 1804, les Haïtiens proclamaient leur indépendance à la suite d’une révolte d’esclaves contre les colons français. Deux siècles plus tard, Haïti figure parmi les pays les plus pauvres de la planète. Une situation souvent mise sur le compte d’un Etat défaillant et d’une corruption endémique. La misère persistante qu’elle endure est pourtant, en très grande partie, le fait d’interventions extérieures. C’est la conclusion d’une enquête (également disponible en version française) menée pendant treize mois par des journalistes du New York Times.
A travers une série de cinq articles, publiés le 20 mai, le journal américain retrace l’histoire de la dette haïtienne, révèle en détail qui en a tiré profit et explique comment elle continue d’affecter le pays. Avec, en toile de fond, cette question : et si le pays n’avait pas été pillé depuis sa naissance par des puissances étrangères et par ses propres dirigeants ?
En 1825, vingt et un ans après son indépendance, Haïti voit un navire français – suivi d’une flottille de guerre – jeter l’ancre dans le port de Port-au-Prince, sa capitale. Un émissaire du roi Charles X vient lancer un ultimatum : verser à la France des réparations, faute de quoi la guerre sera déclarée. Sans véritable allié, le petit pays n’a guère le choix. Il paiera la somme exigée – 150 millions de francs, à verser en cinq tranches annuelles. « Le montant dépasse largement les maigres moyens d’Haïti », souligne le New York Times. En outre, la France oblige son ancienne colonie à emprunter auprès de banques françaises pour régler son premier paiement. A la somme initiale s’ajoutent donc des intérêts. C’est ce que les historiens appellent la « double dette ». Interrogé par le journal, l’économiste français Thomas Piketty parle de « néocolonialisme par la dette ».
Le quotidien new-yorkais évalue le montant total des sommes versées à 560 millions de dollars en valeur actualisée (525 millions d’euros). Mais à chaque franc payé aux anciens maîtres correspond autant d’argent qui n’est pas investi pour garantir la prospérité de la nation. « Les paiements à la France ont coûté à Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars [entre 20 et 108 milliards d’euros] en perte de croissance économique », conclut l’enquête du New York Times, qui évoque « une spirale d’endettement qui a paralysé le pays pendant plus d’un siècle ».
En 1880, la France change de tactique. La Banque nationale d’Haïti est créée, mais elle n’a d’haïtien que le nom. Le quotidien américain détaille :
« Contrôlée par un conseil d’administration basé à Paris, elle a été fondée (…) par une banque française, le Crédit industriel et commercial, ou CIC, et génère des profits faramineux pour ses actionnaires en France. Le CIC contrôle le Trésor public d’Haïti – le gouvernement ne peut ni déposer ni retirer de fonds sans verser de commissions. »
Les archives retrouvées par le New York Times montrent que le CIC a siphonné des dizaines de millions de francs à Haïti au bénéfice d’investisseurs français et accablé ses gouvernements de prêts successifs.
Le CIC et sa maison mère, la Banque fédérative du Crédit mutuel (BFCM), a réagi, lundi 23 mai, en rappelant avoir « acquis le Crédit industriel et commercial, alors banque propriété de l’Etat français, à l’aube du XXIe siècle, en 1998 ». « Parce qu’il est important d’éclairer toutes les composantes de l’histoire de la colonisation – y compris dans les années 1870, la banque mutualiste financera des travaux universitaires indépendants pour faire la lumière sur ce passé », ajoute le CIC dans un communiqué.
En 1910, de nouveaux actionnaires s’emparent de la Banque nationale d’Haïti. Ils sont français, allemands et américains. Encore une fois, la banque nationale du pays est entièrement entre des mains étrangères. Elle accorde un nouveau prêt au gouvernement haïtien, à des conditions draconiennes. Ainsi, en 1911, sur trois dollars perçus grâce à l’impôt sur le café, la principale source de revenus du pays, 2,53 dollars servent à rembourser des sommes empruntées auprès d’investisseurs français.
Dix-neuf ans d’occupation militaire américaine
Les Français s’inquiètent de l’emprise croissante des Américains sur l’actionnariat de la banque nationale. Ils ont raison. La prise d’intérêt des Etats-Unis marque, en réalité, le début de la campagne américaine pour évincer les Français et les Allemands d’Haïti.
En décembre 1914, un petit groupe de Marines s’introduit dans la banque nationale et saisit 500 000 dollars (469 000 euros) en or. Quelques jours plus tard, le butin est entreposé dans une banque à Wall Street. Cette opération préfigure une prise de contrôle beaucoup plus vaste : à l’été 1915, des soldats américains envahissent Haïti. Washington prétexte que le pays est trop pauvre et trop instable pour être livré à lui-même. Commence alors une occupation militaire qui durera dix-neuf ans.
Sous la pression, notamment, de la National City Bank (l’ancêtre de Citigroup), Washington prend le contrôle d’Haïti – le Parlement est dissous, une nouvelle Constitution est rédigée, un gouvernement fantoche est mis en place – et de ses finances. D’après les informations recueillies par le New York Times, en dix ans, « un quart du revenu total d’Haïti est parti en remboursement de dettes contrôlées par la National City Bank ». De plus, les soldats américains recourent au travail forcé et n’hésitent pas à tirer sur les fugitifs. Pour de nombreux Haïtiens, c’est un retour à l’esclavage.
Face à la colère des habitants et à l’indignation internationale, les Etats-Unis finissent par se résigner à un retrait. En 1934, les dernières troupes américaines quittent le pays. Les Etats-Unis maintiendront leur contrôle financier pendant encore treize ans, jusqu’à ce qu’Haïti achève de rembourser ses dettes envers Wall Street.
Un fléau intérieur : la corruption
Si elle n’explique pas tout, la corruption des dirigeants haïtiens n’a fait qu’accentuer la misère du pays. De fait, relève le New York Times, c’est un problème qui remonte à loin :
« En accordant le prêt de 1875, les banquiers français ont d’emblée prélevé 40 % de son montant total. Le reliquat a essentiellement servi à rembourser d’autres dettes, et une petite part a disparu dans les poches de fonctionnaires haïtiens véreux. »
En 1957, les Haïtiens élisent pour président un médecin, François Duvalier. Ce dernier est d’ailleurs soutenu par Washington. A cette époque, et pour la première fois depuis cent trente ans, Haïti n’a plus à porter le fardeau d’une dette internationale écrasante. Mais, pendant trente ans, le pays subira la dictature brutale de « Papa Doc » puis de son fils qui détourneront des millions de dollars.
A cela s’ajoutent les nombreuses catastrophes naturelles qui ont dévasté le pays au cours de son histoire récente : le tremblement de terre meurtrier de 2010, celui survenu en 2021, l’ouragan Gordon en 1994, Jeanne en 2004, Matthew en 2016…
Un chapitre occulté de l’histoire de France
L’affaire de la « double dette » est un épisode caché, du moins méconnu, de l’histoire de France. Le 7 avril 2003, le président haïtien, Jean-Bertrand Aristide, prononce un discours qui aura l’effet d’une déflagration : il demande à la France une restitution de la somme payée par son pays, qu’il chiffre très exactement à 21 685 135 571 dollars et 48 cents. Les diplomates français s’étouffent et raillent ce montant qu’ils jugent délirant. Néanmoins, une analyse économique du New York Times révèle que « les pertes à long terme causées par les versements d’Haïti à la France pourraient être étonnamment proches du chiffre avancé par M. Aristide. L’estimation du président haïtien pourrait même avoir été modeste. »
En 2004, M. Aristide est chassé du pouvoir et quitte Haïti, à l’issue d’une opération orchestrée par la France et les Etats-Unis. Paris et Washington « ont toujours déclaré que son éviction n’avait rien à voir avec la demande de restitution, accusant plutôt le tournant autocratique du président haïtien et sa perte de contrôle du pays », rappelle le New York Times. Mais Thierry Burkard, ambassadeur de France à Port-au-Prince en 2004, a reconnu auprès du journal que les deux pays ont bien orchestré « un coup » contre M. Aristide. Quant au lien entre son éviction et la demande de restitution, M. Burkard reconnaît que « c’est probablement ça aussi un peu ». Le quotidien explique ensuite qu’en demandant une restitution, Haïti « risquait d’inciter d’autres pays des Caraïbes et d’Afrique à suivre son exemple ».
Le Monde
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