Frantz Fanon commence ses études au lycée Victor-Schœlcher de Fort de France (Martinique) où enseigne un certain Aimé Césaire. En 1943, il s’engage dans l’Armée française de la Libération. Il est ensuite envoyé en Algérie où il est d’emblée frappé par le caractère pyramidal de la société coloniale : les colons riches et petits-blancs au sommet, les juifs et les indigènes évolués au milieu, la masse du peuple au bas de l’échelle. Il retourne en Martinique pour passer le baccalauréat. Dans la foulée, il soutient la candidature d’Aimé Césaire aux élections législatives d’octobre 1945. Grâce à son statut d’ancien combattant, il bénéficie d’une bourse qui lui permet d’étudier la médecine à Lyon.
Parallèlement, il prend des cours en philosophie et en psychologie. À Lyon, il dirige le journal étudiant “Tam-Tam” et participe aux mobilisations anticolonialistes avec les Jeunesses communistes, même s’il n’en est pas membre. Fanon soutiendra sa thèse en psychiatrie en 1951. Deux ans plus tard, il devient médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville (Algérie). En étudiant les rites traditionnels de la culture algérienne et les mythes des colons français sur l’Algérien, il découvre que, pour le colonisateur, l’Algérien est menteur, voleur, fainéant, peu évolué et primitif.
La guerre d’Algérie débute en 1954. Deux ans plus tard, Fanon remet sa démission de médecin-chef de l’hôpital de Blida-Joinville au gouverneur Robert Lacoste pour rejoindre la résistance nationaliste. Expulsé d’Algérie en janvier 1957, il représente le Front de libération nationale (FLN) à la conférence panafricaine qui a lieu à Kinshasa, le 27 août 1960. Quand il renonce à sa nationalité française, c’est pour rejoindre le FLN à Tunis où il collabore au journal ‘El Moudjahid’. En 1958, il se fait établir un faux-passeport tunisien au nom d’Ibrahim Omar Fanon. En 1959, il fait partie de la délégation algérienne au congrès panafricain d’Accra. En mars 1960, il est nommé ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) au Ghana.
Fanon critiquera les dirigeants africains qui ont adhéré à la Communauté française du général de Gaulle parce que cette communauté, selon lui, ne fait que perpétuer le colonialisme et les bourgeoisies africaines assujetties à l’Occident. Or l’indépendance nationale n’a de sens, à ses yeux, que si les gens sont capables de décider pour eux-mêmes et si les classes populaires ont accès au pain, à la terre et au pouvoir.
Il est tellement fasciné par les écrits de Jean-Paul Sartre (‘Réflexions sur la question juive’, ‘Orphée noir’, ‘L’être et le néant’) qu’il souhaite que son dernier ouvrage, ‘Les Damnés de la terre’, soit préfacé par le philosophe français. Il souhaite aussi rencontrer Sartre. La rencontre a lieu à Rome, pendant l’été 1961. Une rencontre bouleversante pour les deux hommes, témoignera Simone de Beauvoir.
Fanon décède d’une leucémie à Bethesda, près de Washington, le 6 décembre 1961 à l’âge de 36 ans, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Conformément à son testament, il sera inhumé en Algérie, d’abord dans le cimetière de Sifana, ensuite au cimetière des martyrs de la guerre, près de la frontière algéro-tunisienne, dans la commune d’Aïn El Kerma, en 1965.
En reconnaissance de son travail de psychiatre et de son soutien à la cause algérienne, son nom sera donné à trois hôpitaux algériens à Blida, à Béjaïa et à Annaba. La Martinique, non plus, ne l’oubliera pas. En 1965, le maire Aimé Césaire, qui le présentait comme “celui qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience”, permit que son nom soit attribué à une avenue de Fort-de-France. En 1982, un colloque international est organisé en son honneur en Martinique. La France, en revanche, ne fit rien pour lui. Fanon y était perçu comme “un philosophe maudit”. Pourquoi ? Parce qu’il ne caressa jamais le colonialisme français dans le sens du poil, parce qu’il dénonça cette France qui, tout en parlant d’égalité, piétine les droits des populations dans son empire colonial au motif que ces populations seraient de race inférieure, parce qu’il osa remettre en cause la devise de la République française (liberté-égalité-fraternité) dans deux livres : ‘L’an V de la révolution algérienne’ (François Maspero, 1959) et ‘Les Damnés de la terre’ (François Maspero, 1961). Bien qu’analysant la psychologie du colonisé, le second ouvrage parle au colon, parle du colon, de ses mensonges et crimes. On comprend alors pourquoi, dans la préface du livre, Sartre écrit ceci : “Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit, vous verrez des étrangers réunis autour d’un feu, approchez, écoutez. Ils discutent du sort qu’ils réservent à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. Ils vous verront peut-être, mais ils continueront de parler entre eux, sans même baisser la voix. Hier, quand ils s’adressaient à vous, vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies. Aujourd’hui, ils vous ignorent. Un feu les éclaire et les réchauffe, qui n’est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis… Dans ces ténèbres d’où va surgir une autre aurore, les zombies, c’est vous.”
Dans ‘Les Damnés de la terre’, Fanon soutient que le colonialisme a lamentablement échoué parce qu’il “est la violence à l’état de nature” et que “les déportations, les massacres, le travail forcé, l’esclavagisme ont été les principaux moyens utilisés par le capitalisme pour augmenter ses réserves d’or et de diamants, ses richesses et pour établir sa puissance”. Il ajoute que l’homme noir ne saurait se contenter de regrets et d’excuses de la part de l’Occident car “les gouvernements des différentes nations européennes ont exigé des réparations et demandé la restitution en argent et en nature des richesses qui leur avaient été volées.” Pour lui, “la réparation morale de l’indépendance nationale ne nous nourrit pas. La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse”.
Et ses frères noirs, que leur dit-il ? De se garder des “mimétismes nauséabonds”, de quitter “cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde”. Il poursuit : “Voici des siècles qu’au nom d’une prétendue aventure spirituelle elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité… Nous avons mieux à faire que de suivre cette Europe-là. Le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd’hui à condition de ne pas singer l’Europe, à condition de ne pas être obsédés par le désir de rattraper l’Europe. Ne créons pas des États, des institutions qui s’inspirent de l’Europe.” Bref, Frantz Fanon appelle les Noirs à être eux-mêmes au lieu de chercher à ressembler à cette Europe qui “s’est montrée parcimonieuse, mesquine, carnassière homicide avec l’homme”. Dans ‘Peau noire, masques blancs’ (Seuil, 1952), le psychiatre martiniquais tirait déjà la sonnette d’alarme en demandant aux Noirs d’être fiers de la couleur de leur peau, de leur nez épaté, de leurs cheveux crépus, de leurs cultures.
Pour lui, “chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir” (cf. ‘Les Damnés de la terre’). Les Houphouët, Senghor, Sékou Touré, Modibo Keïta, Ahidjo, Nyerere, Kenyatta, Nkrumah et Kaunda avaient pour mission d’arracher l’indépendance politique. Ceux qui vinrent après eux devaient conduire les pays africains à l’indépendance économique qui passe par une transformation de nos matières premières sur place.
Cette mission semble n’avoir pas été remplie parce que le franc CFA continue d’appauvrir les peuples africains, parce que les bases militaires françaises sont toujours en place dans certains pays, parce que l’Union africaine tarde à constituer une force militaire efficace et à s’auto-financer, parce que la justice africaine est encore incapable de juger les Africains ayant commis des crimes économiques et des crimes contre l’humanité. C’est dire que la pensée de Fanon n’a rien perdu de sa pertinence. Sa vision et ses propositions peuvent être une source d’inspiration parce qu’elles portent un message simple mais puissant : “Nous réaliserons tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou nous serons battus un à un par nos anciens tyrans.”
Incontestablement, Fanon fut “celui qui somme l’homme d’accomplir sa tâche d’homme et de s’accomplir lui-même, en accomplissant sa propre pensée, celui dont la voix, par delà la tombe, appelle encore les peuples à la liberté et l’homme à la dignité” (Césaire, “La révolte de Frantz Fanon” dans ‘Jeune Afrique’ du 13-19 décembre 1961).
Jean-Claude DJEREKE
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