Fraternité Matin
Lorsque le Front populaire ivoirien (FPI) fut officiellement créé en 1990, un ami qui connaissait bien ceux qui l’animaient me dit ceci : « tu y trouveras, à côté de gens honnêtes et convaincus, tous ceux qui ont raté leurs carrières par incompétence, paresse ou malhonnêteté, tous ceux qui ont triché, tous les avocats qui n’ont jamais gagné un procès, tous les professeurs qui rêvaient d’être professeurs et n’y sont pas parvenus, tous ceux qui n’ont pas eu envie de travailler mais voulaient tout avoir et n’ont rien eu, bref, tous les aigris et faux types du pays. » Et depuis sa création, les militants du FPI, devenus aujourd’hui Parti des peuples africains-Côte d’Ivoire (PPA-CI) n’ont jamais cessé de se plaindre. Ceux sont eux, et eux seuls qui ont souffert, qui ont été brimés dans ce pays, sous Houphouët-Boigny, sous Bédié, et aujourd’hui sous Ouattara. Ce sont les populations proches d’eux que l’on a opprimées, massacrées dans un « génocide » dans le Guébié en 1970, spoliées de leurs forêts depuis toujours, et récemment encore, en 2011, massacrées une nouvelle fois lors d’un autre « génocide », celui des Wè. L’histoire du génocide du Guébié ne s’est arrêtée que lorsque Laurent Gbagbo arriva au pouvoir. Il avait eu toute la latitude pour démontrer qu’il y avait bien eu un génocide des Guébié, mais il ne le put pas, parce qu’il n’y eut point de génocide. Il y eut seulement des affrontements déclenchés par un illuminé, fils du Guébié, le nommé Kragbé Gnangbé, qui voulait créer sa république, dont il serait le chancelier, dans cette région. Il ne trouva pas mieux que d’armer les pauvres paysans de la région de vieux fusils, d’arcs et de flèches, et ils partirent à l’assaut de la gendarmerie de Gagnoa. Les forces de l’ordre et l’armée répliquèrent et il y eut moins de cent morts, bien documentés. C’est ainsi que le FPI a bâti sa martyrologie, à tel point que lorsqu’il parvint au pouvoir en 2000, la première chose qu’il construisit fut un monument à ses martyrs. Et lorsqu’il perdit le pouvoir en 2010, il passa tout son temps à se lamenter, refusant toutes les mains qui lui furent tendues afin qu’il revienne dans la république.
Aujourd’hui c’est dans le pays Wè que Laurent Gbagbo veut bâtir sa nouvelle martyrologie. Que s’est-il passé dans cette région ? Pendant la rébellion menée par Guillaume Soro, de nombreuses milices furent créées par les populations autochtones, avec les encouragements du pouvoir de Laurent Gbagbo. Elles se livrèrent à diverses exactions contre tous ceux qui pour elles ressemblaient à des rebelles, à savoir les populations allogènes. Une bonne partie de ces populations allogènes, qui vivaient dans la région depuis des décennies, furent dépouillées de leurs plantations et il y eut plusieurs massacres. La haine s’installa entre autochtones et allogènes. Quelques mois avant l’élection présidentielle de 2010, je me rendis dans la région pour un reportage. La tension et la haine étaient palpables. Dans un village, alors que je m’entretenais avec des populations allogènes, un groupe de jeunes gens vinrent roder autour de nous, avec des airs menaçants. Je conclus mon reportage par ces mots : « quel que sera le résultat de la prochaine élection, le sang coulera dans cette région. » Et le sang a coulé effectivement après l’élection qui s’était d’ailleurs achevée dans le sang partout dans le pays.
Laurent Gbagbo, qui par son refus de reconnaître sa défaite est véritablement le responsable de toutes les tueries qui se sont déroulées dans cette région, veut aller pleurer sur les morts. C’est ce qu’il sait faire le mieux. Jouer avec les émotions et remuer le couteau dans la plaie est sa spécialité. Ses militant avaient voulu construire une stèle sur laquelle il était inscrit que c’était la France, l’ONU et les rebelles qui avaient causé tous ces morts. Lorsqu’il en aura fini avec les Wè, il se trouvera d’autres populations qui ont souffert et il ira leur apporter son réconfort. Peut-être pensera-t-il à Camara Ash, au docteur Dacoury-Tabley et à tous ceux que ses escadrons de la mort et miliciens ont tués au début de la rébellion et dans la crise post-électorale. Mais il y a un petit fait que tout le monde a peut-être oublié et qu’il serait utile de rappeler à notre mémoire. Le 4 juillet 2003, les chefs militaires de l’armée loyaliste et de la rébellion avaient déclaré solennellement devant Laurent Gbagbo, chef de l’Etat, au palais présidentiel, que pour eux militaires, la guerre était terminée. Que pouvait-on espérer de mieux que cette déclaration de ceux qui faisaient la guerre sur le terrain ? Qu’a répondu Laurent Gbagbo ? Que c’était à lui de déclarer la fin de la guerre, et non aux militaires. Pour lui le sang n’avait sans doute pas encore suffisamment coulé. Et il a continué sa guerre, avec le dénouement que nous connaissons tous. Je crois qu’à l’Ouest comme partout ailleurs dans le pays, chacun de nous, autochtone, allogène ou allochtone devrait se regarder dans le miroir de sa conscience et reconnaître sa propre responsabilité dans ce qui s’est passé.
Je crois que les Wè, comme tous les autres Ivoiriens, devraient maintenant tourner la page de cette histoire pour affronter les défis du présent et de l’avenir. Tourner la page ne signifie cependant pas oublier. Mais nous devons toujours garder en mémoire que la haine ne détruit que celui qui la porte dans son cœur. Ne laissons personne transformer nos ressentiments parfois légitimes en une haine qui est leur fonds de commerce.
Venance Konan
Commentaires Facebook