Quand on a perdu son fils à la guerre ou qu’on le voit tous les jours mutilé ou effondré sur lui-même, la première chose que l’on cherche, c’est de savoir si au moins cela a servi à quelque chose. Si la réponse est négative, la colère survient immanquablement.
Mais on peut aussi inversement s’accrocher encore plus fermement qu’avant aux justifications qui ont été proposées par le gouvernement, car sinon ce serait trop dur. Si ceux qui sont en colère sont plus bruyants, ceux qui préfèrent adhérer encore plus à la vision proposée et reporter leur colère sur les ennemis de la nation sont généralement les plus nombreux. Il en est finalement sensiblement de même pour tous les sacrifices imposés à une société par la guerre.
Quand on parle, comme récemment Anne-Claire Legendre la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, d’« élever autant que possible le coût de la guerre » pour la Russie de façon pour faire renoncer Vladimir Poutine, méfions nous de ne pas provoquer l’effet inverse et de provoquer au contraire surtout un raidissement de la résistance russe au moins dans un premier temps, car le temps passant, il faudra immanquablement que Vladimir Poutine présente un bilan concret à apporter à ceux qui ont accepté des sacrifices.
Et c’est là que le temps s’étire. Après la phase initiale de soutien le doute apparaît lorsque les résultats ne viennent pas. Survient alors le principe des « coûts irrécupérables », celui qui nous oblige à faire quelque chose qui nous déplaît parce qu’on a déjà payé pour le faire. Dans une guerre, cela se traduit par un « il ne faut pas qu’ils soient morts pour rien » qui impose que l’on continue à avoir des morts et à se serrer la ceinture, même si on commence à se poser des questions. Si un bilan à la hauteur des sacrifices est atteint, les choses peuvent s’arrêter là, à condition que l’adversaire soit dans le même état d’esprit.
Si ce n’est pas le cas et si l’adversaire empêche d’atteindre ce fameux bilan à la hauteur des sacrifices, et ce d’autant plus que cette hauteur s’accroît sans cesse, le risque est alors celui du retournement. Lorsque la perception dominante devient celle qu’effectivement les sacrifices sont vains et qu’on n’atteindra jamais un bilan en colère, la colère des individus tend à prendre le dessus sur leur besoin de justification et il devient de plus en plus difficile de continuer à faire la guerre. L’armée peut se dissoudre, comme l’armée russe en 1917, ou souffrir d’une forte dépression, comme l’armée américaine au Vietnam après 1968, et l’arrière peut demander des comptes et au moins exiger bruyamment l’arrêt de la guerre. Notons que les deux adversaires peuvent se trouver dans une même situation de forte tension interne, comme les nations de la Première Guerre mondiale et il s’agit alors de tenir au front comme à l’arrière « un quart d’heure de plus » que l’autre.
Pour revenir à l’Ukraine et en admettant exclue l’hypothèse de la décapitation de celui avec qui on peut faire la paix, la situation est désormais un jeu à somme nulle. Pour qu’il y ait accord il faut que l’agresseur et a priori le plus fort considère avoir atteint un bilan acceptable et anticipe qu’il sera très difficile d’avoir mieux alors que les souffrances augmenteront. Inversement, il faut que Volodymyr Zelensky estime avoir conservé un bilan encore acceptable et anticipe qu’il sera impossible de le tenir. Il n’est pas du tout certain que toutes ces conditions, souvent subjectives, soient encore réunies, mais tant qu’elles ne le seront pas des êtres tomberont et des familles pleureront.
Photo: Volodymyr Zelensky, Angela Merkel, Emmanuel Macron et Vladimir Poutine à Paris le 10 décembre 2019 – BFMTV
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