Par Ould Amar Yahya, Economiste, Banquier, Financier
L’Afrique face à la compétition entre le rêve chinois et le
rêve américain
La guerre en cours en Ukraine avec les sanctions contre la Russie et le risque de
conflit autour de Taiwan avec une répétition des sanctions contre l’usine du monde
qu’est la Chine, pourraient naturellement susciter des inquiétudes sur l’inflation, la
réduction des échanges mondiaux voire la remise en cause de la mondialisation,
dans un contexte de bataille de leadership du monde entre la Chine et les Usa.
Dans ce décor brumeux, quelles opportunités nouvelles s’ouvrent à l’Afrique.
Relativiser l’impact de la crise ukrainienne
Ce mini séisme de guerre en Ukraine est moins important que celui qui a secoué
la géopolitique en septembre 2001. Et pourtant, les évènements qui ont suivi
n’ont pas changé le niveau d’insécurité dans le monde. Il en sera de même, après
la crise ukrainienne, pour l’insécurité alimentaire mondiale.
La hausse des prix mondiaux a rendu les exportations de blé de certains pays
très compétitives et seraient en mesure de combler au moins partiellement le vide
laissé temporairement par la Russie et l'Ukraine, c’est par exemple le cas de
l’inde.
Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que les exportations russes ont été
interrompues :
1- au début de la pandémie de Covid-19 en 2020, la Russie a
temporairement interrompu ses exportations de céréales pendant quelques
mois,
2- la Russie avait arrêté ses exportations pendant près d’un an en 2010 après
une série de sécheresses et d’incendies de forêt. Cette décision avait fait
grimper les prix dans le monde entier, ils sont revenus par la suite
sensiblement à leurs niveaux initiaux
Aussi les sanctions et embargos sur la Russie ne portent nullement sur
les exportations ou importations de denrées alimentaires ou d’engrais.
Les Etats-Unis et l’Union européenne ont intégré une dimension de sécurité
alimentaire mondiale et ont veillé à ce que les sanctions imposées à la
Russie n’aient pas d’incidence sur les pays tiers y compris européens qui
dépendent des exportations russes.
L’exclusion du système de paiement Swift ne concerne que 7 banques
russes sur environ 300 institutions financières. Parmi ces banques
exclues figure certes la deuxième banque du pays, mais toutes sont déjà
connectées au CIPS (réseau de paiement chinois), comme d’ailleurs de
grandes banques occidentales, telles que : HSBC, Standard Chartered,
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Citigroup, BNP Paribas, 30 banques au Japon, 31 banques africaines,
…pour leurs opérations en Yuan.
Donc les exportations de denrées alimentaires et d’engrais russes et
ukrainiens vont se poursuivre, certainement dès la fin de la crise au plus tard
fin juin 2022. Il peut y avoir coté ukrainien, quelques retards dans la reprise
des exportations liés aux dégâts des opérations militaires sur certaines
routes, chemins de fer ou ports
Certes la guerre en Ukraine s’est superposée à la crise économique liée à la
pandémie du Covid dans un contexte de hausse générale des prix de denrées
alimentaires conséquence des niveaux élevés des cours du pétrole et de la
désorganisation mondiale du transport maritime.
Les quatre principaux pays africains dépendant du blé russe sont l’Egypte, le
Nigéria, la Libye et le Soudan.
Au-delà de l’impact des crises géopolitiques ou sanitaires sur les prix de
denrées alimentaire, l’inflation s’inscrit dans une tendance lourde. Les
principaux facteurs explicatifs : les dérèglements climatiques, la hausse de la
demande en produits alimentaires liée à l’accroissement de la population
mondiale – 8 milliards, population qui s’est multipliée par 4,5 en un siècle –
dans un monde de surfaces cultivables quasi-constantes et la hausse du
niveau de vie dans les pays émergents.
Dans ce contexte d’offre contrainte et de demande sans limite, l’Afrique doit
prioriser sa sécurité alimentaire par des politiques, des organisations et des
infrastructures adéquates en créant les conditions propices au secteur
agricole.
La combinaison de tensions géopolitiques, de sanctions américaines et
européennes, de vision à long terme sur le dollar en raison, entre autres, de
l’endettement excessif des Etats Unis (30 000 milliards USD en 2022) et des
mutations structurelles du commerce mondial, rappelle à l’Afrique trois urgences :
l’accélération de son Union avec une monnaie unique, la constitution d’une
plateforme de paiement interbancaire continentale (l’équivalent Swift ou CIPS
africain), enfin un rééquilibrage au profit de l’or dans les réserves de banques
centrales.
C’est d’ailleurs un mécanisme de « pétrole contre or » qui a été utilisé entre l’Inde, la
Turquie et l’Iran pour permettre à ce dernier d’exporter son pétrole.
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Cet endettement vertigineux combiné aux volontés de dédollarisation dans plusieurs
pays, par peur de sanctions et coupure du système de paiement Swift, ne sont pas
de nature à rassurer sur les performances futures des actifs en dollar.
Dans l’hypothèse extrême d’un abandon progressif du dollar dans les échanges
internationaux et donc d’un affaiblissement de l’économie américaine – qui sera de
toute façon relatif sur les cent prochaines années – une autre inquiétude juridique
pourrait apparaitre pour certains créanciers, concernant l’impossibilité de poursuivre
en justice les Etats-Unis en cas de répudiation de leurs dettes. En effet, le 11 e
Amendement à la Constitution des Etats Unis prescrit que «le pouvoir judiciaire des
Etats-Unis ne peut mener aucun procès civil ou en équité à l’encontre de l’un des
Etats des Etats-Unis intenté par un citoyen d’un autre Etat, ou par des citoyens ou
sujets d’Etats étrangers ». Autrement dit, l’Etat peut répudier sa dette et ne peut être
poursuivi, c’est l’impunité souveraine. Il reste cependant un espoir minime pour les
créanciers : les états du New Jersey et de Pennsylvanie n’ont jamais ratifié cet
Amendement de la Constitution des Etats-Unis.
Y aura-t-il une bipolarisation du monde : Occident contre le bloc Chine-Russie ?
Cela est peu probable. Le bras armé de l’OCDE, les Etats Unis sont tellement
endettés, plus de 30 000 milliards de dollars US (125% du PIB), qu’il leur est difficile
de faire face à une crise géopolitique majeure.
La Russie n’est pas une puissance économique.
Cependant, la Chine contrairement à la Russie, n’est pas simplement une puissance
militaire, elle est aussi la deuxième économie du monde et la plus grande nation
commerçante.
L’Occident n’a jamais connu auparavant un tel véritable concurrent : économique,
technologique et militaire. Une guerre froide, avec de vieilles méthodes d’un autre
siècle, ne peut être gagnée, puisque l’option militaire est suicidaire pour tous.
L’histoire nous apprend que c’est le changement en URSS qui avait mis fin à la
bipolarisation du monde et cela avait duré plus de 40 ans. Le facteur clé est donc le
temps, c’est-à-dire le temps nécessaire pour qu’un changement ou implosion se
produise en Chine et cela est hors de prévision des esprits sains, pour l’usine de
production mondiale qu’est la Chine.
Par ailleurs, la Chine et l’Occident sont intégrés économiquement, voire dépendants.
En 2021, les échanges commerciaux entre la Chine et les États-Unis se sont élevés
à 756 milliards de dollars, tandis que le déficit commercial entre les États-Unis et la Chine a été de 355 milliards de dollars. Quant à l’Union Européenne, ses
importations et exportations de/vers la Chine ont été respectivement de 472,2 et
223,3 milliards d’euros soit un déficit commercial de 248,9 milliards d’euros.
La Chine est le troisième partenaire commercial des Etats Unis et le deuxième de
l’Union Européenne.
Les sanctions occidentales contre la Chine entraineraient :
1- une hausse immédiate de l’inflation, actuellement de 7% dans les pays
de l’OCDE, à laquelle s’additionnerait une hausse liée à la relocalisation
des usines de production et à la réindustrialisation,
2-une perte du stock actuel des investissements occidentaux en Chine,
s’élevant à 3500 milliards de dollars américains, à ajouter aux 600 milliards
d’investissements perdus en Russie,
3-un abandon généralisé des réserves de change en devises de pays de
l’OCDE, au profit du Yuan et autres paniers de monnaies non OCDE.
Les éléments ci-dessus poussent à plus de retenue et de collaboration entre la Chine
et l’Occident.
La rivalité entre l’Occident et la Chine est enracinée dans des intérêts conflictuels et
dans les croyances de chacun quant à son rôle dans le monde.
C’est une compétition entre deux rêves : le rêve américain et le rêve chinois.
Le premier veut garder le leadership du monde dictant ses règles, normes et valeurs,
le second conquérant et commercialement agressif, confiant dans sa force et dans
sa conviction d’un déclin en cours en Occident, veut occuper l’espace qu’il croit avoir
en tant que puissance montante, du moins dans son propre continent asiatique. La
Chine en tant que puissance militaire et économique, voit la présence militaire des
États-Unis en Asie comme une menace pour sa stabilité.
En plus des nouveaux soupçons d’aide militaire à la Russie, l’administration
américaine accuse la Chine de subventionner des industries ciblées au détriment des
entreprises américaines et étrangères, de manipuler sa monnaie pour encourager
ses exportations et réduire ses importations, de voler la technologie occidentale, de
soutenir des régimes autoritaires, de vouloir s’attaquer à l’ordre international libéral
en créant «un monde sûr pour l’autocratie»; d’avoir emprisonné un million
d’Ouïghours et d’autres minorités musulmanes au Xinjiang, de censurer et poursuivre
ses dissidents.
Dans cette confrontation, seule une Union africaine, dans le respect du droit
international, peut préserver la neutralité nécessaire du continent dont plusieurs
pays, au gré de leurs intérêts à court terme, pourraient aujourd’hui s’aligner sur l’un
ou l’autre des blocs : Occident ou Chine/Russie. Ces tensions géopolitiques restent
étrangères aux intérêts de l’Afrique.
Y aura-t-il remise en cause de la mondialisation ?
L’avenir de l’Afrique est dans la mondialisation.
Ce sont les fruits de la mondialisation qui ont permis sur la période 1980-2020, une
hausse du revenu par habitant en Chine de +4695% et en Asie de +658%.
La désindustrialisation en Occident avec la baisse de la production, la hausse du
chômage et la concurrence féroce des économies asiatiques semblent peser contre
la mondialisation sur les opinions publiques dans les pays de l’OCDE, pourtant
promoteurs initiaux de celle-ci.
Les tensions commerciales sont apparues et un protectionnisme plus diffus s’est
installé en Occident avec l’imposition de : normes sociales, normes
environnementales (pollution, OGM, pesticides, …), normes techniques, normes
sanitaires, …
Les accords bilatéraux de libre-échange se sont multipliés affaiblissant de facto
l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), le GATT (Accord Général sur les tarifs
et le commerce) et tout mécanisme d’ouverture commerciale.
La mondialisation s’est accompagnée naturellement d’une fragmentation des
processus de production. Par exemple les composants d’un produit fini comme une
voiture ou un téléphone sont fabriqués dans différents pays offrant des avantages de
couts salariaux, de productivité, de proximité, …. Et cela pose un problème pour
l’efficacité supposée des embargos ou sanctions, paiements, transport
…L’interdépendance devient alors un risque supposé pour les pays développés.
Eu égard à cette internationalisation des processus de production, les pays
développés ne peuvent pas taxer fortement, sur leurs marchés les produits finaux
censés appartenir à leurs entreprises, les rendant moins compétitives sur leurs
propres marchés (exemple sur le marché américain, l’IPhone dont des composants
sont fabriqués en Chine face à la concurrence du Samsung coréen).
Aujourd’hui, un éventuel démentiellement des chaines de production aurait un cout
prohibitif pour l’économie mondiale avec une hausse certaine de l’inflation. A moins
que les usines robotisées d’un futur lointain puissent remplacer l’exigence de main
d’œuvre intensive.
Certes il y a eu une diminution de la production et de l’emploi dans les pays
développés mais elle s’est accompagnée d’une baisse des prix des biens,
bénéficiant à leurs consommateurs.
Aussi, sur les vingt dernières années, dans les pays de l’OCDE (zone Euro, Usa, UK
et Japon), la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total, n’a pas baissé
«fortement»- comme le martèle certains discours politiques – en passant de 15% à
11%, avec une quasi-stabilisation de la part de la valeur ajouté manufacturière (en
volume) dans le PIB (en volume), à environ 13,7%.
La mondialisation et le multilatéralisme restent des facteurs de paix, de prospérité
pour tous et de développement économique.
Par manque de synergies et d’organisation, l’Afrique n’a pas pu bénéficier des
retombées positives de la mondialisation. Pendant que les grandes nations
s’organisent les pays africains sont restés en rang dispersé, ne pouvant mutualiser
leurs forces et défendre leurs intérêts dans un monde globalisé.
Ainsi les exportations africaines sont restées les mêmes : matières premières brutes.
L’Afrique a simplement «profité» de la croissance mondiale qui a entrainé une
hausse des importations de matières premières africaines…
Avec une Union africaine forte, le continent aura les moyens de valoriser ses
exportations en transformant ses matières premières, en mettant en place une
industrie africaine pouvant générer des emplois et des retombées d’exportation
colossales.
L’enrichissement accéléré de l’Asie avec la hausse des revenus par habitant
conduira dans un proche avenir à un basculement du centre de gravité de la
production mondiale vers l’Afrique et ses énormes richesses de matières premières
et particulièrement des «métaux critiques ou stratégiques» pour le développement
des technologies du futur (électronique, télécommunication, nucléaire, énergie,
aéronautique, transport, …).
Cela se fera, sans nul doute, si l’Afrique, en mutualisant ses potentialités, met en
place son Union et sa monnaie unique, servant pour libeller ses exportations. Un
rêve africain qui est à notre portée et qui peut se réaliser, si nos dirigeants lèvent les
entraves de souverainetés pour réaliser notre Union, entraves d’un autre siècle,
totalement irrationnelles dans un monde globalisé et qui le restera.
Ould Amar Yahya
Economiste, Banquier, Financier
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