Logement social, il en a été beaucoup question, ces dernières semaines, dans la presse nationale ivoirienne, objet de plusieurs reportages et interviews de certaines autorités en charge. La publication d’un article en particulier sur le sujet, par un journal de la place, m’amène à le traiter dans la présente tribune. « Logements sociaux : (le ministre) Bruno Koné continue de tourner en rond. En trois mandatures, le régime Rhdp peine toujours à trouver des solutions adéquates au problème de logement des Ivoiriens », avait écrit le quotidien Dernière Heure, à la page 6 de sa parution no 471 du mercredi 09 février 2022. De ce constat du journal, je voudrais plutôt dire que la peine, non pas seulement du pouvoir actuel, mais de l’État ivoirien, sous tous les régimes qui se sont succédé à la tête du pays, à trouver une réponse efficace et durable à la question de logement social pour les populations à revenus faibles et modestes, tient à trois (3) raisons fondamentales. Lesquelles raisons rendent difficile et inefficace la mise en œuvre des programmes en la matière émanant du pouvoir public.
Absence d’une politique nationale de logement social et puissant lobbysme du secteur
La question de logement social se pose dans tous les pays, et a toujours été un élément important de l’action publique en matière de politiques sociales, au même titre que celles de l’éducation et de la santé, entre autres. En Côte d’Ivoire, la première raison fondamentale de la complexité de mise en œuvre et de l’inefficacité des bonnes initiatives de l’État sur la question, est due au fait que, depuis son indépendance, le pays n’a pas encore mis sur pied une vraie politique nationale de logement social. À l’exception, dans une certaine mesure, du régime d’Houphouët-Boigny, avec la création de la SICOGI (Société Ivoirienne de Construction et de Gestion Immobilière) et de la SOGEPHIA (société pour la gestion et le financement de l’habitat). Les programmes immobiliers de ces deux sociétés publiques ont en effet permis à des ménages à revenus faibles et modestes (fonctionnaires du public, travailleurs du privé et même débrouillards autonomes du secteur informel) de bénéficier d’habitations à loyers modérés (appelées HLM, en France et au Québec). Ainsi ont été créés les quartiers SICOGI et SOGEPHIA à Abobo, Adjamé, Koumassi, Yopougon… La plupart des locataires des logements, dans le cadre de ces programmes, en sont devenus propriétaires définitifs à terme, grâce au mode de bail en accession à la propriété (appelée communément location-vente). Ça, c’était à l’ère du premier Président ivoirien. La population nationale et ses besoins en logement n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui.
Sous le Président Henri Konan Bédié, il y a eu le programme de logements sociaux appelé « un toit pour tous ». Ce programme n’a malheureusement pas connu un début effectif d’exécution quand est survenu le coup d’État de décembre 1999. Sous le Président Robert Guéi, la question n’était pas une préoccupation ni du régime militaire en place, ni de la population ivoirienne, plus soucieuse de sa sécurité et de la sortie de la situation d’exception. La question n’a non plus été portée en débat sous le Président Laurent Gbagbo, pour des raisons similaires dues au contexte de crise militaro-socio-politique née de la rébellion de septembre 2002. Avec le Président Alassane Ouattara depuis avril 2011, le régime Rhdp essaie de faire ce qu’il peut, avec ses programmes présidentiels de logements sociaux, dont celui de 75.000 appartements à Songon, par exemple, faisant face à la réalité du terrain qui rend complexe la mise en œuvre de ces bonnes initiatives et en contrarie l’efficacité et la satisfaction souhaitées.
De manière générale, jusque-là, tous les programmes dits de logements sociaux en Côte d’Ivoire, de tous les régimes qui en ont fait acte, restent des programmes ponctuels, qui ne découlent pas d’une politique nationale de logement social, parce qu’il n’en existe pas à la vérité. Qu’est-ce qu’une politique nationale de logement social ? C’est une action de l’autorité publique en matière de logement, portée par une loi dite loi générale de politique nationale de logement social, dont la mission est de fournir un logement à un prix abordable aux ménages à revenus faibles et modestes, ne pouvant pas se loger sur le marché privé lucratif. C’est un outil pour l’État de prévision, de programmation et de mise en œuvre des politiques sociales dans le domaine de l’habitat, défini pour un certain horizon (5, 10, 15… ans). Et dans laquelle politique nationale, viennent s’inscrire, au nom du principe de la continuité de l’administration publique, toutes les initiatives en la matière, en se conformant aux règles. Avec des ajustements pour l’adapter aux besoins de la population cible.
D’une telle politique nationale, les logements sociaux sont construits avec l’aide de l’État et soumis à des règles de construction, de gestion et d’attribution précises. Les loyers de ces logements sociaux sont également réglementés et l’accès au logement est conditionné à des niveaux de ressources, c’est-à-dire au niveau de revenus des ménages qui en font la demande. Parce que l’État ne peut tout faire seul pour toute la population sur l’ensemble du territoire national, dans certains pays, les logements sociaux sont le fruit d’un engagement de trois (3) types d’acteurs : l’État, les entreprises sociales pour l’habitat et les sociétés coopératives.
En ce qui concerne la Côte d’Ivoire, à défaut d’entreprises sociales pour l’habitat (qui n’y existent pas) et d’associer les sociétés coopératives d’économie sociale (qui ne sont pas en réalité non lucratives sous nos tropiques), un partenariat public-privé, c’est-à-dire un engagement entre l’État et les opérateurs immobiliers privés, devrait normalement aider à développer une réponse adéquate au besoin de logement social des couches sociales économiquement défavorisées et démunies. Pas seulement à Abidjan et sa banlieue où sont concentrés presque tous les programmes gouvernementaux de logements sociaux et les opérations immobilières privées qui se réclament du social, mais aussi à l’intérieur du pays et sur l’ensemble du territoire national. Cela suppose, pour plus d’efficacité, une politique nationale de logement social territorialisée, c’est-à-dire décentralisée. En déléguant aussi la compétence de construction et de gestion de logements sociaux aux collectivités locales, notamment aux communes. Avec, bien entendu, un transfert de ressources financières, par subventions étagées entre le pouvoir public central (gouvernement) et les autres collectivités territoriales que sont les districts autonomes, les conseils régionaux et les conseils départementaux. Ainsi, chaque commune disposera, dans son budget, d’une ligne destinée au logement social sur son territoire. Dans le même ordre d’idée, l’État peut créer par exemple, dans le cadre de la loi générale de politique nationale de logement social, des offices municipaux de l’habitat.
En l’absence d’une telle politique nationale en Côte d’Ivoire, chaque régime vient avec son programme dit de logements sociaux, avec sa méthode et ses moyens de mise en œuvre. Cette absence de politique nationale, avec des règles précises de construction, de gestion et d’attribution, de loyer et d’accès aux logements sociaux, auxquels devraient être tenus tous les acteurs du secteur, a institué une sorte de pratique générale de non droit et de libre cours pour les personnes qui ont la capacité financière d’y investir. Un champ propice à l’existence d’un lobbysme de la cimenterie qui dicte sa loi dans le secteur de la construction et de l’habitat. « Une telle politique de logement social, comme tu l’expliques, est irréalisable en Côte d’Ivoire. Parce qu’il y a de puissants lobbyistes du ciment et des matériaux de construction, face auxquels les autorités ne semblent manifestement pas pouvoir grand-chose », me confia un interlocuteur au fait du milieu.
À Abidjan particulièrement (le cas le plus frappant, qui peut être extrapolé à l’ensemble du pays), avec l’étalement urbain et face aux besoins domiciliaires de plus en plus croissants de la population qui ne cesse de grandir, des opérateurs privés y ont vu plutôt une florissante et enrichissante aubaine d’affaires, que de faire du social. Naissent alors, à flot, des sociétés privées de construction et de promotion immobilière. Des sociétés privées dont certaines sont accusées, supposé ou avéré, d’appartenir, en sous mains, par des prête-noms, à des dirigeants et décideurs ; ou d’être, tout au moins, de connivence avec eux. Il n’y a rien de social de la part d’un opérateur immobilier privé (ou même de l’État) qui construit des logements dits d’un certain standing (?), et qui les fait louer à un prix hors de portée de la bourse moyenne de l’Ivoirien ordinaire, à un prix deux ou trois fois le SMIG en Côte d’Ivoire. Les ménages pauvres et à faibles revenus ne demandent pas forcément de logements de haut standing, ils ont juste besoin de modestes logements, décents, avec le minimum de commodités. Les maisons et appartements de haut standing relèvent du marché privé lucratif, et sont pour les couches sociales et ménages à gros revenus, financièrement aisés.
En réalité, les opérateurs immobiliers privés usent, de manière dolosive, de la dénomination « logements sociaux » pour se faire de gros chiffres et profits financiers personnels. Au nom et sous prétexte de l’appellation « logement social », les plus véreux de ces opérateurs immobiliers privés vont jusqu’à gruger, à coup de millions de francs Cfa, de pauvres citoyens en quête d’un petit toit. Sous le laxisme de nature responsable et presque complice du pouvoir public qui n’arrive pas à prendre ses responsabilités, en se donnant les moyens de mettre fin à l’exercice anarchique dans le domaine de l’habitat et d’assainir ce milieu qui devient de plus en plus vorace pour des milliers d’Ivoiriens se trouvant économiquement et financièrement dans l’incapacité d’obtenir un logement adapté à leurs besoins et à leur revenu.
Raison structurelle de l’administration publique : pas de registre national informatisé de déclarations de revenus pour les particuliers de tous les secteurs d’activité
La deuxième raison qui rend complexe la réalisation effective et efficace des initiatives de logement social, est d’ordre structurel et imputable à l’administration publique. La réussite des politiques sociales d’un État dépend de la parfaite maîtrise des données statistiques, justifiables et rétractables, de sa population, dans tous les secteurs de la vie publique. Malheureusement, sur ce point, l’administration publique ivoirienne, encore moins informatisée et numérisée, donne à observer un fonctionnement de failles structurelles. Un exemple, sur le plan de la police judiciaire : une personne peut avoir commis une grave infraction, dans une quelconque ville ou région de Côte d’Ivoire, qui entache donc son casier judiciaire. Mais, en cas de besoin, elle peut aller se faire établir facilement un casier judiciaire vierge dans une autre ville ou région de la même Côte d’Ivoire, notamment à Abidjan qui est l’épicentre de la marmaille, de la magouille et de la corruption. Tout simplement parce que l’administration publique du pays, telle qu’elle est organisée et fonctionne structurellement, lui en donne la possibilité.
En ce qui concerne la question de logements sociaux, l’administration publique fiscale ne dispose pas d’un registre national informatisé de déclarations de revenus pour les particuliers de tous les secteurs d’activité (public, privé et informel), avec des feuillets informatiques infalsifiables. Les programmes de logements sociaux sont, bien entendu, destinés à aider les ménages à faibles revenus, en leur permettant d’avoir un domicile à moindre coût. Mais qui sont ces ménages à faibles revenus ? Ce sont les petits salariés du public et du privé, mais aussi et surtout les débrouillards du secteur informel. C’est surtout pour ces dernières couches sociales défavorisées, qui constituent la majorité de la population nationale et dont beaucoup vivent dans des conditions difficiles, dans des quartiers précaires, dans des baraques en bois, à Abidjan comme à l’intérieur du pays, que se pose le besoin de logements sociaux et que les programmes de logements sociaux sont normalement pensés et mis en place.
Mais, sans un registre fiscal national informatisé et sécurisé de déclarations de revenus des particuliers de tous les secteurs d’activité, c’est sur la base de quoi l’État peut savoir que tel ou tel ménage ivoirien, de telle ou telle couche sociale, a un revenu faible ou modeste ? Combien d’actifs particuliers, tous les secteurs d’activité confondus (public, privé et informel), compte la Côte d’Ivoire sur l’ensemble du territoire national ? Aucune autorité publique ne saurait donner le chiffre réel exact, ou même approximatif. Or, normalement, c’est au regard des revenus particuliers déclarés chaque année que l’État peut déterminer, en toute transparence et sans favoritisme ni clientélisme, ceux des ménages qui méritent de bénéficier d’un logement social, avec le montant de subvention correspondant à chaque situation de revenus.
Malheureusement, nous sommes dans un pays où il n’y a pas de déclaration annuelle de revenus des particuliers, encore moins de ceux du secteur informel. Un pays où beaucoup d’employés du secteur privé n’ont même pas de bulletin de salaire. La plupart de ces employés, sinon presque tous, ne sont même pas déclarés à la CNPS. Et leurs cotisations sociales, pourtant prélevées par l’employeur, n’y sont pas versées. Dans une totale complicité entre ces employeurs et certains agents de la CNPS. Le secteur de la presse écrite privée en est un exemple patent. J’en sais quelque chose, pour y avoir aussi travaillé pendant des années. Il semble que le phénomène existerait aussi dans la fonction publique, sous tous les régimes, où il y aurait des salariés au noir, non déclarés.
De manière générale, en termes de fonctionnement structurel de l’administration publique ivoirienne, malgré les efforts de digitalisation de certains services, tout semble encore se faire un peu comme dans l’informel. Au regard de la structure sociologique de la société ivoirienne du point de vue de l’emploi, et avec une population qui elle-même a du mal à respecter les lois et règlements en toute chose, parvenir à mettre en place un système central de gestion informatisée qui permettra une parfaite maîtrise des données de la population active du secteur informel où se trouvent la majorité des ménages qui ont vraiment besoin de logements sociaux, sera un exploit. Mais pas un exploit irréalisable. Il faut une (ré)organisation profonde, beaucoup de volonté et de sacrifice surtout. Il en faut un réel sens de responsabilité et un bon esprit citoyen à tous les niveaux. Tant de la part du pouvoir public que de la part de chaque habitant du pays.
Raison morale, liée à l’incivisme, à l’esprit de facilité, de fraude et de corruption de la population ivoirienne
La troisième cause de l’inefficacité ou de l’échec des initiatives de l’autorité publique en matière de certaines politiques sociales, dont celle de logement, est imputable à l’incivisme de la population ivoirienne elle-même, à la mauvaise mentalité générale de cette population ivoirienne, à sa propension d’esprit à la facilité, à la fraude et à la corruptibilité. Un ami, qui travaille au ministère de la construction et du logement depuis plusieurs années, sous différents régimes maintenant, m’expliquait, à la connaissance de la rédaction de la présente tribune, ceci : « Dans le cadre d’un des programmes de logements sociaux, il y a eu des personnes, ayant pourtant une situation sociale aisée et enviée, qui y avaient souscrit sous plusieurs prête-noms. Et une fois qu’elles ont eu les logements, pour se faire de l’argent, elles les ont remis en location pour certaines, ou en accession à la propriété pour d’autres, à de pauvres ménages qui en étaient dans le besoin ».
C’est là, le mal profond du corps social ivoirien, que je ne cesse de mettre en première ligne dans mes tribunes : la valeur morale de la population ivoirienne, la propension mentale de cette population à la marmaille, à la fraude, à la facilité et à la corruption. L’Ivoirien, de tout niveau et de toute couche sociale, est disposé et toujours prêt à se compromettre pour des intérêts personnels égoïstes. Au détriment de l’intérêt collectif et communautaire. Dans tous les domaines et sur tous les plans de la société. Pour moi, c’est l’épine dorsale de tous les maux dont souffre le corps social ivoirien. Tant que ce profond mal moral et citoyen n’est pas guéri, la mise en œuvre des initiatives de l’État en matière de politiques sociales, quelle que soit la bonne volonté du gouvernement en place, connaîtra des difficultés et des échecs. Et c’est cette même population ivoirienne, dans sa grande majorité, qui en souffrira. Victime de sa propre mauvaise mentalité. Parce qu’il sera toujours difficile, voire impossible, d’apporter une réponse adéquate et satisfaisante au besoin d’une population qui elle-même ne veut faire le sacrifice nécessaire à son bien-être. On ne peut guérir le mal d’un corps dont l’esprit ne se dispose pas au traitement et à la guérison. En tout état de cause, la responsabilité du pouvoir public reste engagée. En ce qu’il est de son devoir de créer et d’améliorer les conditions de vie de sa population. Et le rôle de l’État, ce n’est pas seulement de demander à la population de respecter les lois, c’est aussi de la contraindre à les respecter, par des sanctions. Sans exception et sans favoritisme. En donnant lui-même l’exemple.
Djèdje Sylvain Agnero
Ingénieur en aménagement et développement territorial
Spécialiste des questions de politiques publiques en
planification urbaine, logement, urbanisme, décentralisation…
agnerosylvain@yahoo.fr
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