Titi Palé, titulaire d’un doctorat en anthropologie sociale, est une intellectuelle ivoirienne qui réside en France depuis plusieurs années en France – Cet entretien a été fait avec un panel de journalistes dont Sylvie Kouamé de ce site.
Bonjour Madame Palé. Pouvez-vous vous présenter brièvement à nos lecteurs ?
Bonjour ! Je suis Titi Palé, de naissance et de nationalité ivoirienne. Je suis chercheure en sciences sociales et consultante. Du côté de la recherche, je suis docteure en anthropologie sociale auteure d’une recherche sur les femmes victimes de la crise ivoirienne soutenue en 2016 à l’université Paris 8 en France. Je suis également docteure en communication de l’université Bordeaux 3 Montaigne, au terme d’une thèse soutenue en 2018 sur les stratégies de la communication politique des candidats majeurs à l’élection présidentielle de 2010 que furent Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo. Depuis, ces travaux ont été publiés aux éditions L’Harmattan à Paris, de même que deux autres études consacrées à la résilience des femmes victimes de la crise ivoirienne et au silence des autorités américaines à la veille ( et pendant ) du génocide rwandais. Du côté de la consultance, je dirige le cabinet Kaazi France basé en région parisienne. J’ai fondé ce cabinet pour le spécialiser dans la communication et le marketing.
Avec ces atouts intellectuels, scientifiques et professionnels aujourd’hui couronnés par cinq essais et plusieurs articles de revues scientifiques, pourquoi ne revenez-vous pas enseigner votre savoir en sciences sociales aux jeunes ivoiriens du pays ?
Soyez-en certain : je suis demandeuse et espère avoir un jour une position d’enseignant-chercheur dans le système universitaire ivoirien. Je ne manque pas de faire les démarches qu’il faut dans le cadre des différents recrutements officiels et le ferai tant qu’il le faudra pour décrocher un poste universitaire et transmettre mon expérience et mes connaissances aux jeunes générations.
Venons-en au sujet principal de cet entretien : votre dernier livre, le cinquième que vous signez aux éditions L’Harmattan à Paris, porte sur la dispute ivoirienne du troisième mandat. Comment vous est venue l’idée de travailler sur ce sujet ?
Ce sujet est naturellement venu à moi. Vous avez vu dans ce que j’ai dit plus haut que la plupart de mes travaux académiques et de mes publications portent sur la Côte d’ivoire, et spécialement sur la crise sociopolitique du vivre-ensemble qui secoue le pays depuis la lutte acharnée pour la succession d’Houphouët-Boigny, le père de la nation ivoirienne, disparu en décembre 1993. La somme de ces recherches fait de moi une experte de la crise ivoirienne, en tant que chercheuse rompue aux problématiques de la communication politique et aux questions sociales que pose le sort des femmes victimes de cette guerre civile, à la fois à conscience collective, aux entrepreneurs politiques et à la recherche universitaire. Pour cela même, et comme citoyenne ivoirienne et chercheuse spécialiste de la crise ivoirienne, je me suis directement et légitimement sentie concernée et interpelée par la crise préélectorale de 2020. Ce livre est le résultat de mes analyses documentées et surtout menées en observant le jeu des acteurs de première ligne et leurs calculs et attentes idéologiques, stratégiques et politiques.
D’accord pour la pertinence du thème de ce livre dans votre champ de spécialisation qu’est la crise ivoirienne. Mais tout de même…À l’observation, on peut dire que jusqu’à ce livre, vos publications majeures ont porté sur des thématiques liées à des crises africaines quelque peu froides ou refroidies : la responsabilité américaine dans le génocide rwandais, les femmes victimes de la guerre civile ivoirienne, leur résilience, et la stratégie de communication politique des trois grands candidats à l’élection présidentielle ivoirienne de 2010. Avec ce cinquième livre sur la dispute ivoirienne du troisième mandat, vous traitez carrément de l’actualité brûlante, et presque d’une crise chaude. Pourquoi ce décalage ?
Encore une fois, il n’y a pas de décalage, mais bien au contraire une continuité, si l’on considère le temps long de la crise ivoirienne. Je vous concède qu’il s’agit d’un sujet d’actualité, pour l’instant réservé à l’analyse chaude et médiatique, donc, probablement sans intérêt pour la recherche approfondie et très souvent décalée et anti-intuitive que proposent les chercheurs universitaires. Mais l’évidence est que l’enjeu et les acteurs de cette crise préélectorale sont très anciens, ce qui relativise son actualité et ouvre la voie à une analyse froide et en temps long. L’enjeu principal de cette crise préélectorale reste en effet la prise de pouvoir, et notamment du pouvoir présidentiel, ou plutôt du pouvoir d’être président. Cet enjeu est déjà là à la veille de la mort d’Houphouët-Boigny, avec la crise de confiance connue entre le Premier ministre de l’époque, M. Alassane Ouattara, et le Président de l’Assemblée nationale et successeur constitutionnel du Président de la république, M. Henri Kona Bédié. À lui seul, cet enjeu du pouvoir d’être président de la République , présent dans le débat et les luttes internes au champ politique ivoirien de la décennie 1990, a été pour beaucoup dans la guerre civile qui éclate en 2002, au début de la décennie d’après, certains acteurs politiques ayant instrumentalisé des facteurs ethno-régionalistes et la disqualification des élites au pouvoir pour faire passer des idéologies xénophobes et populistes dans leur argumentaire, et leurs actions violentes autour de cet enjeu. Toute personne qui s’intéresse aux profondeurs de la guerre civile ivoirienne pouvait avoir, comme moi, le sentiment que la crise préélectorale de 2020 réveillait des vieux démons. Et cela d’autant plus que la permanence des acteurs politique de la crise ivoirienne des décennies 2000 et 2010 , faisaient que ceux-ci n’avaient pas passé la main et étaient encore très actifs dans cette crise préélectorale de 2020. En effet, les trois éléphants de cet enjeu d’être Président de la République étaient encore actifs en 2020 : Alassane Ouattara, le président sortant, Laurent Gbagbo, son prédécesseur, et Konan Bédié, l’ancien partenaire gouvernemental devenu principal opposant radical à ADO, un nom de campagne familier et de la campagne électorale du Président Alassane Ouattara . Candidat recalé encore en exil au moment de la dispute préélectorale, Laurent Gbagbo faisait ou entendait scander son nom pour être dans le jeu électoral par les GOR (Gbagbo ou rien), les radicaux de son parti historique, le Front Patriotique Ivoirien (FPI). Ni Affi N’guessan, le président du FPI, ni Guillaume Soro, qui sont deux acteurs majeurs de cette crise préélectorale, ne peuvent se prévaloir du statut d’outsiders ou d’hommes neufs. Ce sont les hommes du sérail, dont les origines et les capitaux politiques ramènent aux trois éléphants. En effet, Affi N’guessan a été le Premier ministre et homme de main de Laurent Gbagbo. Comme lui, Guillaume Soro a construit son capital politique autour de cet enjeu très ancien d’être président, en servant tour à tour deux des trois éléphants de la politique ivoirienne, avant de tomber en disgrâce et de cultiver la revanche depuis son exil. On voit bien que si, sur la forme et le moment, l’actualité brûlante de la crise préélectorale renvoie à des éléments factuels et conjoncturels qui ne peuvent pas être analysés sur le vif, sur le fond, elle repose sur un enjeu ancien et sur des acteurs quasi-inamovibles de la vie politique ivoirienne. Du coup, cette actualité ne manque pas d’intérêt pour ceux qui analysent la crise ivoirienne dans ses significations profondes, au contraire.
Du coup, quel est l’objectif de cette chronique et de cette analyse que vous proposez au public ?
Comme sur la guerre civile ivoirienne, les sciences sociales sont attendues sur les enjeux ultimes de cette crise préélectorale qui a eu lieu en 2020. Ce livre peut être considéré comme une introduction ou, si l’on veut, une préparation à ce travail de recherche, pour ne pas dire comme une sorte de « prolégomènes » à des recherches futures. C’est pourquoi nous avons voulu une écriture qui est à la fois une chronique et une analyse. En effet, nous empruntons « chronique » au langage journalistique, l’auteure de ce livre étant aussi journaliste de formation. Dans le journalisme, et notamment dans le langage de la presse écrite, audiovisuelle et radiophonique, la chronique est la qualification générique d’une contribution régulière qui traite d’un sujet ou d’un domaine très spécifique de l’actualité. Longue, personnelle et régulière, la chronique se distingue du « billet », qui est plus court et plus épisodique. Dans ce livre, nous retenons de « chronique » sa racine grecque de « chronos », le temps : le livre recueille les différentes narrations et variations des acteurs, notamment politiques, qui se sont exprimé et ont agi au moment de la crise préélectorale. L’approche par la chronique aide à ne perdre aucune miette de ce temps et de ses différentes narrations. Elle aide à le délimiter rigoureusement et à définir par la même occasion le périmètre pour ainsi déterminer le temps de cette crise lui-même. En même temps, il s’agit d’une analyse, ou plutôt d’une description raisonnée, qui cherche à comprendre derrière ces données et ces observations les logiques, les attentes et les stratégies des acteurs qui agissent. Dans le livre, cette analyse conduit aussi à une projection sur le temps d’après, sous la forme d’une prospective et d’un ensemble de propositions constructives pour une sortie définitive et par le haut non seulement de cette crise et de ses effets, mais également de ses déterminants les plus structurels.
Ne pensez-vous pas que traiter de ce sujet sensible pourrait créer un malaise chez ceux à qui profitent du pouvoir ? Je veux dire…Ce livre n’est-il pas contre le gouvernement ?
Très franchement, je ne vois pas en quoi le sujet est « sensible » et encore moins par quelle acrobatie le fait de faire une chronique de la dispute du troisième mandat, d’analyser les différents récits et enjeux sous-jacents à cette dispute, évoquer et comprendre les problèmes que cela peut poser au vivre-ensemble dans cette société ivoirienne encore convalescente de sa guerre civile serait écrire contre le gouvernement ivoirien, ou contre des acteurs politiques ou sociaux ! Ce livre n’est pas contre le gouvernement, ni contre personne d’autre. Il s’adresse à tout le monde, puisqu’il est conçu et écrit pour être un apport citoyen et intellectuel à un travail de fond, qui reste à faire, sur une compréhension froide de la situation de crise, qui est inhérente à toute dispute politique, qui plus est a fait des morts et provoqué ou aggravé des haines anciennes ou nouvelles. De ces haines, on n’est probablement pas encore totalement sorti, dans une Côte d’Ivoire qui, je le répète, est toujours convalescente de sa guerre civile. Objectivement, l’analyse de ce livre est transversale et concerne toute la société ivoirienne. Je suis de la société civile et en tant que chercheuse en sciences sociales, je remplis mon modeste rôle d’écrivain public de la crise ivoirienne. Dans mon esprit, la crise du troisième mandat est un épisode de la longue durée de la crise de la succession du père de la nation ivoirienne, certains acteurs étant restés sur des ressentis et les présupposés de divers ordres que le livre recense et analyse. Le livre montre comment, dans ses manifestations, au travers des conduites des acteurs et des entrepreneurs politiques expérimentés ou faussement nouveaux, la crise préélectorale est un nouvel épisode de la longue crise politique du pays. En cela, ce travail peut, au-delà de la catégorie gouvernante, être d’un intérêt pédagogique important pour l’ensemble de la classe politique ivoirienne, qui doit encourager des recherches sur toutes les crises de la Côte d’Ivoire contemporaine.
Quelles sont les leçons que votre essai permet de tirer de cette crise préélectorale ?
Il n’y a pas de leçon à tirer d’une analyse, mais plutôt, modestement, quelques clés de lecture de cette séquence historique de la vie publique ivoirienne. Le livre a voulu expliciter la dispute ivoirienne du troisième mandat, et nous pensons être parvenus à fournir trois clés de lecture pour analyser cet évènement politique de 2020. La première clé concerne la communication politique présidentielle. Celle-ci est maîtrisée et satisfaite d’elle-même au moment de l’annonce du départ volontaire de la scène politique, alors même que la constitution de 2016 autorisait le président sortant à demeurer président au terme de son mandat. On a ensuite basculé dans une communication de crise au moment de décider de rester dans le fauteuil présidentiel suite au décès du dauphin désigné, Amadou Gon Coulibaly. La crise s’est d’ailleurs beaucoup cristallisée autour de cette communication qui devenait paradoxale et ambiguë par la force des évènements, les adversaires du président lui reprochant un manque de respect de la parole donnée. La seconde clé est celle de la difficile succession au sein des appareils politiques ivoiriens forgés au cours des deux décennies de crise politique (1993-2011). Il y a en effet un au-delà de la thèse officielle, défendue notamment par le président et ses partisans, qui ne veulent pas prendre le risque de la déstabilisation du pays le laissant aux mains de ceux qui ont précédemment échoué à bien le gouverner, ou à se maintenir au pouvoir. Le livre montre que la structure des partis et des appareils politiques ivoiriens ne permet pas un remplacement au pied levé des leaders désignés. Le maintien en poste d’Alassane Ouattara interroge sur la capacité des cadres de la majorité présidentielle à obtenir la confiance du Président pour prendre sa place. Si Amadou Gon Coulibaly n’est pas irremplaçable, il en faut du temps aux autres pour construire la confiance du Président qui l’avait consacré dauphin. Cette réalité, qui relève autant de la personnification du pouvoir que de la rareté des leaders valeureux aux yeux des chefs, dépasse largement le cadre du RHDP et exige des adversaires du président d’interroger leurs propres capacités à passer la main. Cette problématique se pose au PDCI et a conduit à la crise de légitimité au FPI, avec, paradoxe majeur, la défection du chef historique de ce parti pour poursuivre sa vie politique dans une écurie nouvellement créée. D’où la troisième clé de lecture, qui est analysée, dans le livre, sous le concept de la tentation gérontocratique qui, par-delà la dispute du troisième mandat, guette le pays. Le livre révèle une histoire peu connue de l’âge limite pour concourir à l’élection présidentielle, et qui ressemble à un arrangement entre membres de la catégorie gouvernante, avec feu Amadou Gon Coulibaly comme chef d’orchestre. La polémique autour de cette limitation d’âge est aujourd’hui relancée. Le livre pense que seul le Président Ouattara a les clés pour y mettre un terme par des moyens démocratiques et constitutionnels qui impose la retraite politique bien méritée aux trois éléphants qui dominent la vie politique ivoirienne depuis trente ans.
Pensez-vous que cette crise préélectorale du troisième mandat pèsera à l’avenir sur le vivre-ensemble en Côte d’Ivoire ?
L’avenir est imprévisible, mais la volonté politique doit pouvoir venir à bout de toutes les sources de torsion au vivre-ensemble ivoirien. Pour l’avenir du pays, cette crise préélectorale a donné deux signaux. Elle a en effet montré, d’un côté, que le pays n’est pas guéri des considérations subjectives et ethnocentriques des protagonistes du champ politique. Ces facteurs nocifs ont déjà conduit à des affrontements armés pour ne pas guerre civile. Nous ne souhaitons pas pour nos enfants que ces nouvelles crispations meurtrières de l’élection présidentielle de 2020 ne fussent qu’un nouvel épisode des attaques politiciennes au vivre-ensemble. Un travail de fond doit être fait par les politiciens et la société civile pour préserver la paix et l’unité dans ce pays.
Quelles sont les marges de manœuvre de la classe politique pour bâtir un tel projet ?
Plusieurs actions politiques fortes sont envisageables. Accepter un minimum de consensus et de reprise du débat politique inclusif est un préalable. L’avenir se construit et ne se décrète pas. On doit se parler franchement dès à présent dans la classe politique si l’on veut consolider la perspective d’un avenir apaisé. Reconnaissons-le : les clivages sont forts, mais il faut aller vite dans le sens de l’apaisement. Le débat doit aussi être ouvert sur l’épineuse question de la fin de carrière des trois éléphants de la politique ivoirienne. Il s’agit d’une condition symbolique de l’apaisement général qui doit précéder l’élection présidentielle de 2025, que le président Ouattara a consacré comme i, moment d’alternance. L’entrée en scène de nouveaux leaders capables de porter de nouveaux imaginaires politiques et idéologiques est souhaitable. À force de durer, les trois éléphants peuvent obstruer la respiration, et la grisaille s’emparer du pays.
Qu’attendez-vous du président Ouattara qui a réaffirmé que ce mandat sera son dernier ?
Le Président travaille beaucoup et son bilan économique est inattaquable. Politiquement, il doit faire respirer ce pays qui donne l’impression d’être depuis trop longtemps placé sous la coupe d’un trio présidentiel aujourd’hui de plus en plus âgé. Le président Ouattara doit faire la bonne réforme pour limiter l’âge de la candidature à l’élection présidentielle, ou à défaut aider à la retraite politique des trois éléphants. Lui qui était déjà sur le départ en 2020, ne doit pas céder à la tentation d’être encore en course en 2025, tout en fermant le cycle du règne des trois éléphants, qui ne méritent pas d’être bannis et mis à la porte comme des serviteurs indignes du pays . Leur retraite peut être volontaire et non obtenue par contrainte.
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