“On peut respirer encore et être déjà mort, tout comme on peut être discret et être terriblement vivant”, écrit la jeune dramaturge française Mariette Navarro.
Marcel Amondji, qui s’est éteint le 18 décembre 2021 à 87 ans et dont on ne pourra même pas voir la tombe puisqu’il a demandé à être incinéré, était terriblement vivant et actif, quoique discret. Il était comme la vigie en haut du mât, une sorte de sentinelle dont la mission est d’empêcher les combattants et résistants de se laisser distraire par de faux débats et combats, de s’assoupir ou de baisser la garde. Il avait quitté le pays depuis de nombreuses années à bord d’un navire français qui s’appelait “l’Aventure” en même temps que les Memel Fotê, Samba Diarra, Yangni Angaté, Auguste Daubrey, Abdoulaye Sawadogo, Abdoulaye Fadiga, Seydou Diarra mais n’avait pas rompu avec lui. Auguste Daubrey et Bernard Dadié faisaient partie des rares personnes qui lui donnaient de temps en temps des nouvelles de l’Eburnie comme il me l’avait avoué un jour. Il n’était certes pas dans la rue en 1990, en 1992, en 2004 ou en 2010 mais le sort de la Côte d’Ivoire ne le laissa jamais indifférent. L’homme avait un autre type d’engagement, une autre façon d’exprimer son attachement à la patrie qui, d’après lui, aurait connu un meilleur destin si elle n’avait pas été prise en otage par ce qu’il appelait le “système houphouéto-foccartien”. Même s’il ne milita jamais dans un syndicat, ni dans un parti politique, il apporta beaucoup à notre pays car “l’histoire des nations n’est pas faite que de batailles, de bruit et de fureur. Et il se peut que tel qui l’a traversée sans qu’on le remarque vraiment, ne l’a pas moins dignement marquée que cet autre qui déplaçait sur son passage les nuages d’une gloire douteuse” comme il le dira lui-même dans un hommage à Auguste Denise. Non seulement Amondji vécut utile mais il laisse une magnifique trace de son passage sur terre. Je puis comprendre que Konan Bédié et le PDCI aient ignoré le farouche opposant à Houphouët qu’il fut mais n’avait-il pas sa place à l’Académie des Sciences, des Arts, des Cultures d’Afrique et des diasporas africaines (ASCAD) ? Ne méritait-il pas au moins qu’un colloque lui soit conscacré ? Le FPI, quand il était au pouvoir, songea-t-il un instant à honorer ce grand combattant de la liberté ?
C’est en échangeant avec lui que je sus qu’un certain Laurent N’Guessan Zoukou enseigna à Labé (Guinée) avant d’être enlevé et ramené en Côte d’Ivoire pour être enfermé à Assabou, la prison privée d’Houphouët, que lui-même Amondji fut livré en juillet 1961 à Houphouët par les autorités françaises, qu’il passa plus de 20 ans en Algérie avant de s’installer en France, le pays de son épouse Michèle, que le sénateur Victor Biaka-Boda fut assassiné le 28 janvier 1950 parce que, contrairement à dautres, il avait refusé de s’incliner devant la France, parce qu’il était contre la fausse indépendance que de Gaulle s’apprêtait à octroyer aux Africains.
Amondji écrivait juste et bien. La langue de Molière n’avait aucun secret pour lui mais il connaissait aussi l’importance de la nuance car on peut avoir un esprit critique sans tomber dans l’outrance, sans s’écarter de l’objectivité. Je ne me lasse point de relire sa belle préface à “Abattre la Françafrique ou périr”, l’ouvrage que je publiai en 2014. En voici un extrait : “Le drame que nous vivons en Côte d’Ivoire depuis 1999, nous l’appelons « crise ivoirienne », alors qu’il serait certainement plus conforme à la vérité de l’appeler « crise des relations franco-ivoiriennes ». Car, en vérité, notre patrie n’est jamais sortie de son statut de colonie depuis que son territoire fut conquis par la France. C’est le paradoxe ivoirien : le pays qui a produit le mouvement anticolonialiste le plus puissant et le plus authentiquement populaire de toute l’Afrique intertropicale, est aussi celui où le colonialisme n’a jamais été réellement aboli ! Mais, au moins, jusqu’au 11 avril 2011, la mémoire de la puissance de ce mouvement et la crainte que son réveil n’était pas impossible imposaient aux dominateurs un certain respect vis-à-vis des dominés, même si ce n’était que de façade… Depuis le 11 avril, ce rempart moral est tombé, et nous voici revenus aux temps où des Kouassi Ngo, des Bani Bro et autres « naçarafôtigui » aidaient les Angoulvant à nous imposer le joug.”
Son dernier opus, paru en avril 2021, est “La Côte d’Ivoire & la France, telles Sisyphe & son rocher”. Il y prend ses distances avec les Ivoiriens qui attendent l’homme providentiel. Pour lui, seul le peuple ivoirien peut mettre fin à sa dépendance vis-à-vis des Français qui, comme colonisateurs, “ne sont ni pires ni meilleurs que les autres mais ne savent pas s’arrêter”. Comment ce peuple parviendra-t-il à briser le joug qui pèse sur lui depuis 1960 ? Voici la réponse d’Amondji : “Ne nous berçons pas d’illusions : aucun compromis ne nous délivrera de cette dépendance ; elle ne finira que du jour où nous serons en mesure de prendre nous-mêmes notre destin en main sans attendre la permission de quiconque, sans marchandages, et sans faux « facilitateur » cachant dans son dos la « cinquième colonne » de nos opiniâtres prédateurs.”
En 2019, le FPI-USA devait commémorer la fête de la liberté et j’avais suggéré à quelques camarades d’inviter Marcel Amondji. L’objectif était de nous enrichir de sa grande connaissance de l’histoire politique de notre pays mais aussi de le célébrer de son vivant. L’accord du FPI obtenu, j’envoyai un mail au doyen Amondji mais l’âge ne lui permettait plus d’entreprendre ce genre de voyages. “Hélas ! Cher Jean-Claude, me répondit-il, le 10 mai 2019. Je suis certes en aussi bonne santé qu’il est possible de l’être à mon âge mais j’ai aussi largement dépassé le seuil où le cumul des ans est en soi une maladie. Rappelez-vous ce que j’ai écrit la première fois à Pascal Kokora… Depuis plusieurs années déjà, je ne quitte mon domicile que pour des raisons familiales incontournables. Je dois donc décliner votre invitation, et croyez bien que je le regrette. Je vous remercie pour votre confiance. Bien à vous. M. Anoma”.
Doyen, tu t’en vas sans que nous ayons pu nous voir, en chair et en os, dans cette ville de Perpignan qui t’avait adopté. Tu pars sans avoir vu la nouvelle Côte d’Ivoire pour laquelle tu t’es battu avec acharnement et sans répit. Mais, comme tu me le disais, “qu’importe si nous autres avons marché toutes ces années sans atteindre, ni même approcher, notre objectif, et sans avoir laissé beaucoup de traces ? L’essentiel, c’est d’avoir quand même marché ; c’est d’avoir entretenu en nous cette petite flamme secrète, jusqu’à ce moment où, à la veille de disparaître, nous avons le bonheur de la reconnaître chez quelqu’un de nos cadets, et qui brûle tellement de la transmettre à son tour”.
Je tâcherai de faire ce que tu m’as demandé : lire l’ouvrage d’Aristide R. Zolberg : “One Party Government in the Ivory Coast”, Princeton, Princeton University Press, 1964, mais tu n’es plus là pour en discuter avec moi.
Jean-Claude DJEREKE
Commentaires Facebook