Mort de Desmond Mpilo Tutu: La disparition de la deuxième « conscience » des Noirs sud-africains (Par Ben Zahoui-Dégbou)

L’archevêque anglican Desmond Mpilo Tutu, appelé par les Sud-africains « Arch », (la voute qui tient l’édifice) est mort le 26 décembre dernier à l’âge de 90 ans. Selon des observateurs avertis de l’histoire contemporaine sud-africaine, cet Homme de Dieu, est la deuxième « conscience » du peuple noir sud-africain après son ami Nelson Mandela. Les deux anciens prix Nobel de la paix sont connus dans le monde entier et considérés comme des symboles historiques de la lutte pour les droits de l’Homme.

La vie du plus célèbre des Archevêques anglicans commence le 7 octobre 1931 dans une cité-dortoir, construite à l’écart du gros bourg afrikaner de Klerksdorp, dans le Transvaal occidental, au nord-est de l’Afrique du Sud. C’est au cours de ses premières années d’études que Desmond Mpilo Tutu embrasse son destin de militant des droits de l’Homme à seulement 26 ans. Fils d’Aletta Tutu, femme de ménage, et Zacheriah Zililo, instituteur. Desmonsd Mpilo Tutu suit les traces de son père en devenant enseignant. Ses deux parents n’auraient jamais imaginé le destin glorieux de leur fils : archevêque devenu plus tard héraut de la lutte contre l’apartheid. Leur illustre fils épouse en 1955, Nomalizo Leah Shenxane, enseignante elle aussi, avec qui, le jeune militant des droits de l’homme aura quatre enfants.

En 1957, Desmond Mpilo Tutu démissionne de son premier poste d’instituteur, puis de l’Education Nationale en guise de protestation contre la dégradation des conditions générales de sa profession et plus particulièrement la mauvaise qualité des enseignements destinés aux élèves noires. En effet, le Bantu Education Act (une loi de 1953) vise à maintenir un niveau d’enseignement très bas dans les bantoustans, territoires réservés aux Noirs. Ses parents ne disposant pas des moyens financiers pour payer ses études de médecine, Desmond Mpilo Tutu se tourne alors vers la théologie.

Le natif de Klerksdorp rejoint alors le séminaire en 1958. Trois and plus tard, il est ordonné prêtre de l’Église anglicane et deviens à 27 ans aumônier de l’Université de Fort Hare dans la province du Cap-Oriental. Notons que Fort Hare était à l’époque, l’une des seules universités de qualité pour les Noirs de toute l’Afrique australe. Les principaux dirigeants actuels de cette partie du continent y ont fait leurs classes. Après cette Université, Desmond Mpilo Tutu part ensuite pour Londres et obtient en 1966 une maîtrise en théologie au King’s College, puis revient en Afrique du Sud comme professeur de théologie.

De 1972 à 1975, Desmond Mpilo Tutu séjourne à nouveau en Angleterre où il est le vice-directeur du Fond pour l’Education Théologique (Theological Education Fund-TEF) du Conseil œcuménique des Églises à Bromley dans le Kent près de Londres. Nommé doyen du diocèse de Johannesburg en 1975, il est le premier Noir à occuper ce poste et devient ainsi évêque du Lesotho (1976-78), puis premier secrétaire général noir du Conseil œcuménique d’Afrique du Sud (1978-85)), qui compte 15 millions de fidèles actifs dans la lutte contre le régime ségrégationniste. Desmond Mpilo Tutu, Archevêque émérite de Johannesburg, a obtenu plus d’une centaine de Doctorats honoris causa en théologie de plusieurs Universités à travers le monde.

Mgr Desmond Mpilo Tutu, le pilier de « la conscience noire ».

Critique très virulent de l’apartheid, politique de stricte séparation entre les Noirs et les Blancs imposée par les Blancs entre 1948 et 1991, l’Archevêque anglican donne des conférences et est publié dans des journaux à grand tirage, qui font de lui, très vite, la voix des Sud-africains noirs qui n’ont pas « la voix au chapitre ». En 1976, après la révolte des étudiants de Soweto qui dégénère en émeutes, Desmond Mpilo Tutu soutient le boycott économique de son pays, tout en encourageant constamment la réconciliation entre les différentes communautés concernées par l’apartheid.

Rappelons que les émeutes de Soweto constituent un tournant déterminant dans l’histoire contemporaine du pays de Nelson Mandela. En effet, ces émeutes regroupaient une série de manifestations qui ont commencé le matin du 16 juin 1976 et étaient menées par des élèves noirs de l’enseignement public secondaire d’Afrique du Sud. Le but de ces manifestations était de protester pacifiquement dans les rues de Soweto, contre l’introduction de l’afrikaans, la langue des Sud-Africains blancs (d’origine néerlandaise, française, allemande et scandinave), dérivée du néerlandais, comme langue officielle d’enseignement à égalité avec l’anglais, dans les écoles locales fréquentées par des enfants noirs.

Environ 20 000 élèves avaient participé à ces manifestations durant lesquelles 700 personnes moururent sous les balles des forces de police lors de violentes répressions. Ces grandes manifestations avaient été largement soutenues par le Mouvement de conscience noire (Black Consciousness Movement ou BCM), courant de pensée sud-africain proche du Nationalisme noir et du Panafricanisme, à la recherche d’une démarche exclusivement noire pour sortir complètement du système de l’apartheid. Le BCM a été fondé par Stephen Bantu Biko, dit Steve Biko, l’un des organisateurs des manifestations non-violentes de Soweto en 1976. Réprimées par la police, celles-ci donneront ensuite lieu à des émeutes sanglantes, à l’issue desquelles Steve Biko, intellectuel et militant sud-africain, idéologue et porte-parole du Mouvement de la conscience noire fut arrêté, torturé et tué par la police, à l’âge de 31 ans, le 12 septembre 1977.

Après son assassinat, Desmond Mpilo Tutu s’occupera du prêche lors de ses funérailles. Il rend par la suite un hommage vibrant au Leader de la conscience noire et au Mouvement qu’il a créé. Un mois plus tard, le 19 octobre 1977, maintenant connu sous le nom de « Mercredi noir », le gouvernement sud-africain déclare illégaux dix-neuf groupes associés au Mouvement pour la conscience noire. Suite à cette à cette décision, de nombreux membres du BCM se joignent à des partis plus concrètement politiques et étroitement structurés tels que l’ANC, qui utilise des cellules souterraines pour maintenir son intégrité organisationnelle malgré l’interdiction de ces mouvements par gouvernement raciste.

Parmi les organisations qui se forment lors de ces réunions clandestines avec l’Archevêque anglican pour porter le flambeau de la conscience noire, se trouve notamment l’Organisation du Peuple Azanais (AZAPO), qui continue ses activités jusqu’aujourd’hui et compte deux sièges à l’Assemblée Nationale sud-africaine depuis 2004. Mgr Desmond Mpilo Tutu participe également aux rencontres sécrètes du mouvement de Black theology (théologie noire) qui se réfère à une approche théologique développée à l’origine aux Etats-Unis, par des théologiens et universitaires afro-américains. Elle s’est développée par la suite dans d’autres parties du monde soumises à la ségrégation raciale dans un passé récent comme l’Afrique du Sud.

Le BCM, il faut le rappeler, a fait son apparition après le massacre de Sharpeville, en 1960. A la suite de ce massacre, les directions du Congrès national africain (ANC) et du Congrès Panafricain d’Azanie (Pan Africanist Congress of Azania – PAC) ont été décimées, la plupart des dirigeants étant soit emprisonnés, soit morts. Le Mouvement de conscience noire était très proche du christianisme, à travers le Mouvement chrétien fondé avec le soutien de Desmond Mpilo Tutu, lors d’une réunion de l’Église anglicane, en 1966, alors dirigée par l’Archevêque anglais Robert Selby Taylor. C’est cette réunion qui a mis en place le schéma directeur et le véhicule de la Conscience Noire en Afrique du Sud. En effet, bénéficiant de son statut de prêtre, Desmond Mpilo Tutu organise régulièrement des marches pacifiques contre la ségrégation raciale et plaide pour des sanctions internationales contre le régime blanc et raciste de Pretoria. Sa soutane mauve lui épargne à plusieurs reprises la prison contrairement à ses camarades de lutte contre l’apartheid comme Nelson Mandela ou Steve Biko.

Son combat non-violent est récompensé plus tard, par le prix Nobel de la paix en 1984 pour sa contribution significative à la disparition de l’apartheid qui ouvre une nouvelle ère de démocratie et d’égalité entre Blancs, Noirs et Métis. Le 27 avril 1994 reste pour des millions de Sud-Africains le jour de la liberté, le jour où Nelson Mandela, l’ami de Desmond Mpila Tutu, devient le premier président noir élu au suffrage universel, lors des premières élections multiraciales du pays. Mais avant et après cette élection historique, l’Afrique du Sud est au bord de la guerre civile. Les victimes d’un demi-siècle d’Apartheid ont soif de justice, et parfois de vengeance, mais ce n’est pas la vision de Nelson Mandela.

Le défi est donc immense pour le nouveau président et son gouvernement : éviter la guerre civile et réussir la transition démocratique. 
Madiba, icône de la lutte contre l’Apartheid, prisonnier pendant 27 ans, n’a pas soif de revanche. Au contraire, l’inlassable défenseur des Droits de l’Homme veut bâtir une nation « arc-en-ciel », concept initié par Desmond Mpilo Tutu, qui consiste en un pays où chacun aura sa place et bénéficiera des mêmes droits. Pour cela, Nelson Mandela n’hésite pas à tendre la main à ses anciens adversaires et aux bénéficiaires de l’Apartheid. Pour lui « le pardon libère l’âme, il fait disparaître la peur. C’est pourquoi le pardon est une arme si puissante ».

Le Prix Nobel de la Paix 1984, devient président de la CVR en 1995.

Pour apaiser les esprits, le nouveau président sud-africain met en place une Commission de la Vérité et de la Réconciliation (CVR), qui offre un compromis aux criminels : la vérité en échange d’une amnistie. L’Archevêque anglican préside à partir de 1995 cette Commission de la vérité et de la réconciliation dont l’objectif consiste à faire la lumière sur l’apartheid. Cette étape clé est considérée comme l’une des pierres angulaires de la réconciliation sud-africaine. Dans cette optique, la CVR, présidée par Desmond Mpilo Tutu a auditionné près de 22 000 victimes ou leurs proches à travers tout le pays, leur permettant d’exprimer leurs souffrances et d’être reconnues en tant que victimes. Pour faire toute la lumière sur le régime de l’Apartheid, les forces de police, les partis politiques, les médias, les médecins, les avocats, les hommes d’affaires et les membres du clergé ont été aussi entendus. Finalement, le comité de l’amnistie du CVR a reçu plus de 7000 demandes, mais seules 1300 furent accordées.

Pendant son mandat, fidèle à ses engagements, le président de la TRC dénonce les dérives du gouvernement de l’ANC, des errements dans la lutte contre le sida aux scandales de corruption. Avant de se retirer de la vie publique en 2010, le militant des droits de l’Homme préside en 2007 « The Elders » (les Anciens), un groupe de personnalités internationales œuvrant pour le règlement de conflits dans le monde, et manifeste en 2009, son soutien au Dalaï-Lama au Tibet. En 2013, il promet même de ne plus voter pour le parti fossoyeur de l’apartheid : « Je n’ai pas combattu pour chasser des gens qui se prenaient pour des dieux de pacotille et les remplacer par d’autres qui pensent en être aussi ».

Aucun dérapage, aucun abus, aucune atteinte aux droits humains n’échappait à son courroux. Sa vie durant, sous l’apartheid comme sous les gouvernements noirs qui se sont succédé après l’élection de Nelson Mandela en 1994, cet homme de Dieu, n’a cessé, au nom de la justice et de l’équité, « d’importuner » les pouvoirs établis, de prendre à partie les gouvernants, de tourmenter les puissants notamment Jacob Zuma, l’ex président sud-africain empêtré dans des problèmes de corruption.

Energique, volubile, malicieux, quelquefois discourtois et comédien à souhait, il ne manquait jamais de tancer les politiques d’où qu’ils viennent. Au fil des multiples et épiques combats qu’il a menés pour la dignité humaine, le pardon et la réconciliation, il était devenu la référence bienveillante d’une nation en reconstruction, la conscience morale d’un pays sporadiquement en proie aux démons du passé incarné par l’apartheid . Œuvrant pour les droits de l’Homme, Desmond Tutu disait que son objectif était la construction « d’une société juste et démocratique sans division raciale » ; il a établi l’exigence minimum permettant d’y parvenir, parmi lesquelles on compte les mêmes droits civiques pour tous. Dans ce sens, il soutenait la communauté LGBT qui regrette aujourd’hui sa disparition. Car parmi les nombreux combats contre toutes formes d’injustice, de L’Archevêque anglican, avait élevé à de nombreuses fois, la voix pour défendre cette communauté. Il assurait même qu’il « refuserait d’aller au paradis » si l’endroit était « homophobe » et il avait également donné sa bénédiction à sa fille, qui avait renoncé à la prêtrise pour se marier avec une autre femme.

En plus du prix Nobel, Desmond Tutu s’est vu décerner de nombreux autres prix, le prix de la paix Pacem in Terris et de la liberté, le prix Bishop John T. Walker pour une œuvre humanitaire exceptionnelle, le prix Lincoln pour le leadership et le Prix Gandhi pour la Paix. . La dernière fois que le pays a eu de ses nouvelles, c’était le 1er novembre dernier. Loin des regards des médias, il avait voté aux élections locales. Le cancer de la prostate qu’il a combattu pendant vingt ans a eu raison de lui le 26 décembre dernier.

Ben Zahoui-Dégbou,
Géographe, Journaliste spécialiste de Géopolitique
Doctorant en Commerce International (IDE en Afrique).

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