Par Omar Bakkou
Tous les projets de coopération économique qu’ils soient bilatéraux (entre deux pays) ou multilatéraux (entre plusieurs pays) se fondent sur une idée clé : «l’union fait la force ». Ce concept phare est généralement mis en œuvre à l’aide de trois principaux mécanismes :
-Un « mécanisme commercial » qui consiste à mettre en place un cadre favorable aux mouvements de biens et de services (réduction ou élimination des restrictions tarifaires et non-tarifaires) entre les pays concernés. Ce cadre permet de rendre ces pays plus forts, c’est-à-dire plus riches, car ils peuvent, au lieu de produire tous leurs biens eux-mêmes, importer des biens produits par d’autres pays et en retirer le bénéfice de la spécialisation qui améliore la productivité et donc la richesse pour tous.
-Un « mécanisme financier » qui consiste à mettre en place un cadre favorable aux mouvements de capitaux (réduction ou élimination des restrictions afférentes aux contrôles de capitaux et de change) entre les pays concernés . Ce cadre permet de rendre ces pays plus forts, c’est-à-dire plus riches. Cela en vertu d’une théorie qui assimile l’espace du mouvement de capitaux (le marché des capitaux) à un vaste champ de maïs dont la production globale ne pourrait être améliorée qu’en permettant au stock initial de maïs (l’épargne) d’être alloué (investi) dans la zone( pays) où le maïs croît rapidement produisant ainsi plus de« maïs » pour tous.
-Un « mécanisme monétaire » qui consiste à mettre en place un cadre monétaire (monnaie unique ou établissement de taux de change fixes) favorable aux mouvements de biens, de services et de capitaux, soit un cadre permettant de stabiliser les prix auxquels s’effectuent les transactions relatives à ces mouvements, cela du fait que la stabilité des prix recèle de multiples impacts positifs sur le développement des flux commerciaux (importations et exportations) et financiers (prêts et investissements). Cette stabilité permet d’éviter les effets négatifs émanant des deux conséquences éventuelles de l’instabilité des taux de change, à savoir la volatilité et les variations indésirables de ces taux.
En effet, la volatilité du taux de change, c’est à dire les fluctuations du taux de change excessives, génère deux principaux effets négatifs sur les flux commerciaux et financiers : d’une part, elle engendre des coûts pour les opérateurs du commerce extérieur sous forme de coûts de couverture pour se prémunir contre l’incertitude engendrée par ladite volatilité et, d’autre part, cette volatilité peut freiner les flux de capitaux, car elle agit négativement sur la visibilité à moyen et long terme du rendement des investissements étrangers et du coût de l’endettement extérieur. S’agissant des variations indésirables de taux de change, il s’agit du recours de certains pays aux mesures de dévaluations compétitives, lesquelles demeurent nuisibles pour les flux commerciaux (elles engendrent des impacts similaires à l’augmentation des droits de douane) et aux flux de capitaux (elles impactent négativement le rendement des investissements).
Ce tryptique (mécanismes commercial, financier et monétaire), qui ne constitue certes pas un axiome, est devenu le schéma de référence de tous les processus de coopération interétatique depuis les accords de Bretton-Woods signés en 1944 aux Etats-Unis. Ces accords avaient en effet mis en place trois cadres institutionnels de coopération internationale :
-Un cadre pour le développement du commerce international : l’Organisation du Commerce International qui donnera lieu par la suite à la réunion permanente de démantèlement des restrictions tarifaires et non-tarifaires( le GATT ), puis à l’Organisation Mondiale du Commerce(l’OMC) ;
– Un cadre pour la coopération financière : la Banque Internationale de Reconstruction et de Développement connue sous le nom de la Banque Mondiale qui avait pour objectif , d’une part, de lever des fonds sur les marchés de capitaux dans des conditions plus avantageuses que celles prévalant en cas de levée des fonds par les Etats concernés d’une manière individuelle, et ,d’autre part, d’affecter ces fonds sous forme de crédits à moyen et long terme destinés au financement de projets d’investissement réalisés dans ces Etats. L’idée de créer cette banque, au lieu de mettre en place un cadre favorable aux mouvements internationaux des flux de capitaux, demeure liée au contexte international de l’époque marqué par la pénurie des capitaux et son corollaire la réticence des marchés financiers à financer des projets d’investissement dans des pays en développement, et ce, même lorsque ces projets présentaient toutes les garanties de sérieux et de rentabilité ;
-Un cadre pour la coopération monétaire : le Fonds monétaire international qui peut être considéré comme le stratagème mis en place conjointement par les Etats-Unis et la Grande Bretagne pour la gestion d’un système monétaire international fondé sur une monnaie unique, à savoir le dollar américain.
En fait le système fonctionnait exactement comme si le dollar était une monnaie mondiale unique et que la banque centrale américaine ( la FED) était une banque centrale mondiale. Quant au FMI, son rôle consistait à empêcher les différents Etats de sortir de cette union monétaire (concrètement à dévaluer leurs monnaies) en leur accordant des crédits destinés à desserrer leurs contraintes financières extérieures. Ce stratagème n’était bien entendu pas une fin en soi, mais avait pour objectif d’empêcher le retour aux politiques de change non coopératives et leur corollaire le retour du protectionnisme commercial (une dévaluation équivaut à l’augmentation des droits de douane) considéré comme l’un des facteurs responsables du déclenchement de la deuxième guerre mondiale.
Cette architecture posée lors des accords de Bretton Woods est devenue par la suite le schéma de référence de tous les projets de coopération multilatéraux, notamment ceux d’ordre continentaux telle l’Union Européenne : union douanière, création de l’euro, libéralisation des flux de capitaux, Banque européenne d’investissement, etc..
En marchant dans le sillage de l’Union européenne, les pays du continent africain ont procédé quelques mois après l’achèvement du processus de construction de cette union (création de l’euro fiduciaire le premier janvier 2002) au lancement d’un processus de coopération multilatéral selon le même schéma de référence précité.
L’effet d’annonce de ce virage stratégique était le changement de la dénomination de l’organisation intergouvernementale des Etats africains : création le 9 juillet de «l’Union africaine » en remplacement de « l’Organisation de l’unité africaine ».
L’opérationnalisation économique de cette union a connu bien entendu beaucoup de retards. Le seul mécanisme qui fonctionne aujourd’hui est celui financier (quoiqu’à titre partiel puisque les mouvements de capitaux entre les pays africains n’ont pas encore été libéralisés) à travers la Banque Africaine de Développement( la BAD). Quant aux mécanismes commerciaux et monétaires, ils sont en phase d’amorçage. En effet, deux protocoles d’accord ont été signés à ce titre respectivement en 2014 et 2018 à savoir «le Protocole relatif à la création du Fonds Monétaire Africain » et « l’Accord portant création de la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine ».
Le Protocole relatif à la création du Fonds Monétaire Africain(FMA), objet de cet article, a fixé les objectifs généraux de ce fonds et les modalités de leur réalisation. L’examen de ces objectifs permet de relever que la mission assignée au FMA est de promouvoir la coopération monétaire et financière entre les pays africains, autrement dit ce fonds s’occupe de l’opérationnalisation des deux mécanismes de coopération multilatérale précitée (le mécanisme monétaire et celui financier). S’agissant des modalités de réalisation des objectifs du fonds, elles s’articulent autour de deux principaux instruments: octroyer des facilités de prêts de soutien à la balance des paiements à court et moyen terme et aider les Etats à accéder à d’autres sources de financement pour faire face aux déficits de leurs balances des paiements .
Cette dernière modalité, présentée d’une manière un peu vague, pourrait constituer un véritable levier d’ajustement des déséquilibres extérieurs des pays africains, et même plus, elle pourrait opérer une révolution économique dans les pays africains. Comment ?
En fait, il suffirait de créer une chambre de compensation interétatique où les excédents enregistrés sur les marchés des changes privés ( sans prise en compte de l’intervention de l’Etat à travers les emprunts extérieurs)de certains pays serait versés dans un compte géré par le fonds pour qu’ensuite le fonds procédera à placer ces devises en tant qu’avances au profit des pays ayant enregistré des déficits de leurs marchés des changes privés (sans prise en compte de l’intervention de l’Etat à travers les emprunts extérieurs).
Cette chambre de compensation pourra fonctionner en position équilibrée puisque la balance des paiements économique consolidée des pays africains (recettes et dépenses en devises sans prise en compte de l’intervention de l’Etat) est quasi-équilibrée , du fait qu’elle dépend des prix des produits énergétiques sur le marché international : l’augmentation des prix de ces produits engendre un excédent dans les pays africains exportateurs (Gabon , Nigéria, Congo Brazzaville, Cameroun, Côte d’Ivoire, Guinée équatoriale, Soudan, etc.) et provoque un déficit dans les pays importateurs.
Cet instrument permettra de réduire le niveau des avoirs de réserve minimums devant être détenus par ces pays. En effet, tous les pays africains sont obligés de détenir actuellement unniveau minimum de ces avoirs équivalent à trois mois d’importation dans l’objectif de résorber les déséquilibres du marché des changes, c’est-à-dire les insuffisances des recettes en devises par rapport aux dépenses en devises à caractère temporaire telles celles inhérentes aux chocs jugés non durables, notamment les augmentations des prix des matières premières sur le marché international et les baisses de la production agricole nationale imputables aux aléas climatiques, etc. Ces avoirs jouent en fait un rôle tampon en attendant la mise en place des autres instruments d’ajustementdes déséquilibres extérieurs difficilement déployables à court terme tels l’endettement extérieur, la réduction des dépenses publiques, l’augmentation des droits de douane ou la révision des accords commerciaux, la dévaluation du taux de change, la cession des entreprises publiques, etc..
Or, avec la mise en place de ce mécanisme de coopération de change, les différents pays africains pourront procéder à la réduction de ce niveau minimum en plaçant les devises libérées dans des fonds d’investissement publics . Ces fonds qui s’élèvent à plus de 300 milliards de dollars à fin 2020 permettront à leur tour d’augmenter la production nationale des pays concernés , de réduire le déficit de la balance commerciale (plus de production engendre moins d’importation et plus d’exportation) et celui du marché des changes, et partant, de réduire le niveau minimum des avoirs de réserve.
Ainsi, le mécanisme de coopération de change proposé permettra d’inverser le paradigme actuel adopté en matière des avoirs de réserve dans le sens suivant :
-Au lieu que les pays africains soient obligées de s’auto-assurer contre le risque de survenance d’une crise de change (pénurie de devises) en détenant eux même les fonds nécessaires pour combler ledit risque, ces pays vont souscrire à une assurance contre ce risque moyennant le versement au Fonds Monétaire Africain d’une prime d’assurance annuelle ;
– Au lieu que les pays africains immobilisent des fonds (en fait ces devises détenues sous forme d’avoirs de réserve financent le déficit budgétaire des Etats-Unis car ils sont placés dans des bons du trésor américain), par crainte de survenance d’un déficit du marché des changes, ces pays vont mobiliser ces fonds pour minimiser le risque d’occurrence de ce déficit ou au moins alléger son ampleur.
Il convient de signaler par ailleurs que le ratio minimum de trois mois d’importation adopté actuellement s’avère déjà surdimensionné par rapport au profil économique de plusieurs économies africaines. En effet, ce ratio valable au début des années 1990 lors du lancement du processus de convertibilité des monnaies pour les opérations courantes (il constituait une garantie à moyen terme de cette convertibilité) n’est plus valable aujourd’hui, du fait que les fondements de sa conception ne sont plus vérifiés :
– spécialisation dans un rang restreint d’exportations relatives à certains produits bruts rendant très volatil le solde de la balance des paiements ;
-une très faible intégration financière internationale liée à la faiblesse des investissements directs étrangers et à l’absence de sources privées de financement international , quasi absence de prêteur en dernier ressort mondial due au contexte de faiblesse des avoirs de réserve à la disposition des pays développés, situation qui demeure liée au système de Bretton Woods dans lequel la création monétaire était adossée au stock mondial d’or et de dollars ( 1944- 1971).
Or , Cette configuration économique ne correspond plus à celle de plusieurs pays africains : d’une part, les exportations de ces pays sont devenus plus diversifiés rendant très improbable une éventuelle baisse des recettes d’exportation, au point où ces exportations s’établiraient à un niveau très insuffisant pour couvrir les dépenses au titre des importations (à côté bien entendu des recettes au titre des transferts des nationaux résidant à l’étranger et des recettes au titre des voyages, etc.) , et d’autre part, lesdits pays sont désormais plus intégrés aux marchés financiers internationaux au regard de la part croissante qu’occupent les recettes au titre des investissements directs étrangers dans les recettes en devises des pays africains (ajouté à cela la situation actuelle du marché financier international qui se caractérise par une abondance de liquidités et par des possibilités de financement de déficits du compte courant nettement plus importantes que celles durant la période du système de Bretton Woods).
Ce mécanisme de chambre de compensation ne constitue certes pas le seul canal de libération et de mobilisation de fonds pour les pays africains. D’autres options sont possibles, dont notamment la signature d’accords de coopération de change (lignes de liquidités en devises en faveur du Fonds Monétaire Africain) entre le fonds et les pays disposant de stocks importants de réserves de change, telles la Chine (3.000 milliards de dollars), la Suisse(1.000 milliards de dollards), etc.
En définitive, le Fonds Monétaire Africain pourra constituer un extraordinaire levier de développement économique de l’Afrique. Il permettra en effet, comme l’avait souligné Sa Majesté le Roi Mohammed VI lors du sommet de l’Union Africaine tenu à Adis-Abeba le 31 janvier 2017, « à la terre africaine après avoir subi des décennies de pillage, d’entrer dans une ère de prospérité ».
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