Métis au Congo: La Belgique, son fantôme colonial et les «enfants du péché» élevés par l’église catholique

Léa, Monique, Noëlle, Simone et Marie-José ont été victimes de ségrégation systématique, comme 15.000 autres enfants métis, alors que le Congo était une colonie belge. Ces cinq dames nées au Congo et vivant en Belgique et en France, demandent réparation à Bruxelles, et la reconnaissance d’un « crime contre l’humanité ».

PAR GAËLLE PONSELET, NOTRE CORRESPONDANTE EN BELGIQUE

Métis du Congo : L’État Belge face aux « enfants du péché »

« Mes clientes ont été enlevées, maltraitées, ignorées, expulsées du monde. Elles sont la preuve vivante d’un crime d’État non avoué, et bientôt il n’y aura plus personne pour témoigner » plaide l’avocate Michèle Hirsch, jeudi 14 octobre, dans l’une des salles anodines du tribunal civil de Bruxelles, qui contraste avec la magnificence de la cour d’assises, où se tiennent en général les procès relatifs à des crimes contre l’humanité. Il s’agit ici d’une action au civil uniquement.

Léa, Monique, Noëlle, Simone et Marie-José sont assises là, au premier rang, face à la juge, dans une salle presque comble. « Si elles se battent pour que ce crime soit reconnu, c’est pour leurs enfants, leurs petits-enfants… Car le traumatisme se transmet de génération en génération. Nous vous demandons de nommer le crime et de condamner l’État belge », expose Me Hirsch. Après avoir enfoui, durant de nombreuses années, la souffrance de leur enfance, ces cinq femmes ont décidé, à 70 ans passés, de dénoncer les injustices subies et de réclamer réparation.

UN BLANC NE POUVAIT ÉPOUSER UNE NOIRE
Elles sont toutes nées au Congo, de l’union d’un Belge et d’une Congolaise, entre 1946 et 1950, ont été arrachées à leur mère, déclarées de père inconnu, puis placées dans une congrégation religieuse, comme de nombreux autres enfants métis. Leur nombre est estimé à 15.000. « On nous appelait les enfants du péché. Un Blanc ne pouvait épouser une Noire. L’enfant né de cette union était un enfant de la prostitution », a raconté Léa lors d’entretiens avec la presse.

Privées d’identité, les cinq petites filles sont envoyées à la mission religieuse de Katende, dans le Kasaï, à des centaines de kilomètres de leurs villages. Elles y vivent plusieurs années, dans des conditions proches de la misère, à peine vêtues, dans des locaux insalubres, subissant maltraitances et privations de nourriture.

En 1960, l’indépendance du Congo est sur le point d’être proclamée. Face aux troubles qui secouent la province du Kasaï, les sœurs de la mission de Katende voyagent jusqu’à Lusambo, avec les jeunes métis. Elles les abandonnent une première fois, pour tenter de monter dans un avion vers la Belgique, mais n’y parviennent pas. Elles les abandonnent une seconde fois, lorsque des camions de l’Onu arrivent à la mission de Katende et emmènent uniquement les ecclésiastiques.

Les cinq fillettes, restées à la mission avec une cinquantaine d’autres enfants, sont alors abusées sexuellement et violentées par des miliciens postés là pour les garder, suivant une décision du nouvel administrateur congolais du territoire. Plus tard, apprenant ces abus, l’administrateur décide d’envoyer les filles dans des familles congolaises, mais elles n’y seront jamais acceptées, car considérées comme des blanches.

DES EXCUSES MAIS PAS D’INDEMNISATION

Le 29 mars 2018, la Chambre des représentants de Belgique adopte une résolution qui reconnaît la ségrégation ciblée des enfants métis et la politique d’enlèvements forcés. Elle a demandé en conséquence au gouvernement fédéral « d’examiner de quelle manière, par des moyens d’ordre moral et administratif, il peut réparer, d’une part les injustices passées faites aux mères africaines auxquelles leurs enfants ont été enlevés et, d’autre part les préjudices occasionnés aux métis issus de la colonisation belge ». L’année suivante, le Premier ministre – Charles Michel à l’époque – a présenté des excuses aux enfants métis du Congo, au nom de l’État belge.

Mais en 2020, voyant qu’aucune mesure n’est prise pour indemniser les victimes, les plaignantes saisissent la justice. L’État belge, selon leur avocate, doit consentir à réparer son crime. « Des excuses pour l’histoire oui, mais des réparations aux victimes non », s’est exclamée Me Hirsch au tribunal de Bruxelles. « L’État belge n’a pas eu le courage d’aller jusqu’au bout, de nommer le crime, car sa responsabilité encourait des dommages et intérêts », a-t-elle conclu.

UN CRIME DE L’ÉTAT ET DE L’ÉGLISE

Les rapts d’enfants métis ont été organisés par l’État belge et mis en œuvre avec le concours de l’Église, décrit l’avocate. Les fonctionnaires de l’État colonisateur recevaient des instructions pour organiser les enlèvements des enfants issus d’une union mixte, et les placer dans des missions catholiques. Dès leur plus jeune âge, les métis ont été arrachés à leur mère alors qu’ils n’étaient ni abandonnés ni délaissés, ni orphelins ni trouvés.

L’avocate fonde sa demande de reconnaissance de crime contre l’humanité sur deux décrets qui établissent, selon elle, une politique d’État. En 1911, la Belgique a appliqué au Congo ces deux textes, qui ont légalisé l’acheminement et le confinement des métis dans des asiles philanthropiques ou des orphelinats. Il s’agit du décret du 12 juillet 1890, qui déférait à l’État la protection des enfants abandonnés, orphelins, délaissés ou trouvés ; et du décret du 4 mars 1892, qui autorisait les associations philanthropiques et religieuses à recueillir, dans les colonies agricoles et professionnelles qu’elles dirigeaient, les enfants indigènes placés sous tutelle de l’État.

L’avocate de l’État belge, Clémentine Caillet, a contesté, lors de l’audience devant le tribunal civil de Bruxelles, qu’il y a eu crime contre l’humanité – un crime imprescriptible. Elle ne conteste pas qu’il y ait pu y avoir une faute de l’État, en l’occurrence le retrait forcé d’enfants à leur famille, mais elle ne pouvait lui être reprochée que dans un délai de cinq ans, et l’action actuelle est donc prescrite.

ARCHIVES COLONIALES TOUJOURS OPAQUES

La demande des cinq femmes va plus loin. Elles enjoignent le tribunal à condamner l’État belge à produire les archives qui les concernent. Cette demande, adressée aux services des Affaires étrangères concernés est restée sans réponse jusqu’il y a peu, et les documents demandés n’ont toujours pas été rendus accessibles.

Une autre avocate des plaignantes, Sophie Colmant, a décrit un imbroglio administratif, tendant à la mauvaise foi. La juriste a vertement critiqué le nouvel inventaire des archives coloniales inauguré fin septembre, décrivant un mauvais « GPS » des quelque 20 kilomètres de documents de cette période conservés en Belgique. Conçu entre autres pour permettre à des métis qui veulent reconstituer leur histoire familiale d’accéder aux archives qui les concernent, l’outil s’avère inefficace, dénonce Me Colmant.

« Nos clientes sollicitent une indemnisation intégrale du dommage mais aussi la production d’archives les concernant. Il s’agit de documents administratifs, d’échanges de courriers et de télégrammes au sein des institutions, de registres d’état civil, etc. L’État belge n’a rien produit, pas une feuille », s’est exclamée l’avocate. « Nos clientes ont besoin de se réapproprier leur vie, leur histoire, de la transmettre. Elles sont en quête de leur identité, de leurs origines. »

Les victimes ont demandé une somme provisionnelle de 50.000 euros chacune pour les dommages et intérêts, et la désignation d’un expert pour évaluer précisément leur dommage moral, ainsi que, en second lieu, la production desdites archives. En attendant, elles et leurs avocats se disent attentifs à la Commission spéciale sur le passé colonial belge, censée faire la lumière sur les pratiques honteuses de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi. Mais le début des travaux de cette commission se fait toujours attendre…

Le tribunal a mis l’affaire en délibéré et rendra sa décision dans les prochaines semaines.

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