Il fut un temps où Achille Mbembe critiquait la politique française en Afrique et se gardait de caresser les dirigeants français dans le sens du poil. En 2010, par exemple, à une question de Christophe Boisbouvier de RFI, il répondait ceci : “Je pense que les Africains qui cherchent à réinventer leur futur gagneraient à oublier la France. Elle n’est pas le centre du monde. Il est temps de regarder ailleurs et de ne pas lui reconnaître plus de pouvoir qu’elle n’en dispose vraiment.” Pourquoi les Africains, d’après lui, devraient-ils se tourner vers d’autres pays ? Parce qu’ils “ne sont toujours pas à même de choisir librement leurs dirigeants, parce que les anciennes colonies françaises se sont transformées en satrapies gérées comme des fiefs privés, que l’on se transmet de père en fils”. Et Mbembe d’ajouter : “Le temps est venu de tirer un trait sur cette histoire ratée. Elle n’est porteuse d’aucun futur digne de ce nom. Au fond, cela aura été une relation passablement abusive qui ne reflète en rien la richesse et la densité des rapports humains établis depuis plusieurs siècles entre Français et Africains.” (cf. ‘Télérama’ du 8 octobre 2010). Avec la publication de ‘Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire’ (L’Harmattan, 1985) et ‘Afriques indociles’ (Karthala, 1988), l’historien camerouais se positionnait indiscutablement comme l’un des penseurs africains avec qui il fallait compter dorénavant. En raison de la rigueur, de la vigueur et de la profondeur de ses analyses, je le percevais comme l’un des dignes héritiers des Jean-Marc Ela, Fabien Eboussi Boulaga et Mongo Beti. En un mot, ses réflexions sur l’Afrique et la France forcèrent assez vite mon estime et mon admiration. Le “divorce” entre nous deux intervint en janvier 2011 quand Mbembe apposa sa signature sur un texte où des universitaires français, américains et africains (Elikia M’Bokolo, Mamadou Diouf, Paulin Hountondji et Ousman Kobo) décrivaient Laurent Gbagbo comme un “chef ethnocentriste” (cf. ‘Le Monde’ du 18 janvier 2011). Ce texte, je le trouvais tout simplement abject, non parce qu’il désavouait l’ancien président (même les Gbagbo ou rien ont le droit d’être en désaccord avec leur champion), mais parce qu’il ne donnait aucune preuve de ce qu’il affirmait. En effet, comment peut-on accuser d’ethnocentrisme un président qui nomma à des postes-clé Dona Fologo, Mamadou Koulibaly, Paul David Nzi, Jean-Baptiste Akrou, Philippe Mangou, Sidiki Bakaba qui ne sont pas de l’ethnie bhété ? Un mois plus tard, Mbembe essaya de se racheter dans une interview où il disait ne pas savoir qui était le vrai vainqueur de l’élection présidentielle de novembre 2010 (cf. ‘Jeune Afrique’ du 14 février 2011).
Le sommet France-Afrique, initialement programmé en juillet, aura finalement lieu du 7 au 9 octobre 2021 à Montpellier (France) et ne concernera que les sociétés civiles africaine et française. De l’avis de Benoît Verdeaux, ancien numéro 2 de l’Agence française de développement (AFD) en Côte d’Ivoire, il s’agira de “réfléchir à réinventer, redynamiser les relations entre l’Afrique et la France” (entretien avec Boisbouvier sur RFI le 14 septembre 2021). Achille Mbembe affirme avoir accepté de co-piloter la préparation du sommet parce que “des gestes ont été accomplis, je pense en particulier à la mission qu’il [Macron] a confiée à mon ami Felwine Sarr, qui a permis de rouvrir le débat sur les restitutions [des biens culturels africains], qui a permis un déclic des imaginaires. Je pense à l’autre mission, confiée à madame N’Goné Fall, qui a abouti à une grosse opération « Africa 2020 ». Il y a des pas qui ont été accomplis en ce qui concerne le franc CFA… Et donc il y a un frémissement.” (RFI du 22 mars 2021). Doit-on croire l’historien camerounais quand il s’exprime de la sorte et qu’il se défend d’être une prise de guerre de Macron ? Peut-on partager son optimisme sur les rapports entre la France et ses ex-colonies ? Emmanuel Macron tuera-t-il vraiment la Françafrique qui a fait tant de mal aux peuples d’Afrique francophone ? Réussira-t-il là où tous ses prédécesseurs ont lamentablement échoué ?
Notre réponse est “non”. Pourquoi ? Premièrement, parce que “c’est le soleil du matin qui sèche l’attiéké” (proverbe ivoirien). Macron a eu 5 ans pour opérer un changement dans les relations entre son pays et ses anciennes colonies, changement qui, pour nous, passe par la fermeture des bases militaires françaises installées dans certains pays africains, la fin de l’immixtion de la France dans nos affaires internes et la création d’une monnaie africaine par les Africains eux-mêmes. Au lieu de cela, il a soutenu le 3e mandat anticonstitutionnel de Dramane Ouattara et d’Alpha Condé, validé la réélection de tel ou tel président ayant déjà passé plus de 30 ans au pouvoir, soutenu des dictateurs sanguinaires, gardé au Mali des soldats soupçonnés d’y faire autre chose (piller l’or, l’uranium, le gaz et le pétrole de ce pays) que de combattre le terrorisme, établi un lien douteux entre les familles nombreuses et le manque d’éducation.
Un tel homme peut-il réaliser en un an ce qu’il fut incapable de faire en 4 ans ? Gaston Kelman en doute fort quand il écrit : “L’ancien maître n’a plus voix au chapitre. Il n’a rien fait quand il le pouvait. Comment penser qu’il s’est converti à d’autres sentiments ! Qu’est-ce qui aurait changé dans la psychologie du dominant depuis Ruben Um Nyobè pour que nous pensions à lui comme Messie, interlocuteur indispensable pour notre destin ? Dans quelle page de l’histoire ou des mythologies, avons-nous vu le dominant panser les plaies du dominé ?” (cf. ‘Jeune Afrique’ du 30 avril 2021).
La seconde raison est la suivante : quitter l’Afrique signifierait, pour la France, ne plus avoir accès aux nombreuses richesses qu’elle y pille depuis 6 décennies. Il faut être fou pour se faire hara-kiri. Je ne vois pas le président français oser scier la branche sur laquelle son pays est assis. Elle a beau clamer qu’elle ne gagne rien en Afrique et qu’elle se saigne plutôt pour les Africains, la France aurait moins de poids et moins d’influence sur la scène internationale sans ces richesses.
À partir de là, chacun s’apercevra aisément de l’inutilité du sommet de Montpellier. Celui-ci n’est organisé que pour tromper une fois de plus les Africains et essayer de les “reconquérir” au moment où, après le Centrafrique de Touadéra, le Mali d’Assimi Goïta est en train de remplacer l’ancienne puissance colonisatrice par la Russie jugée plus humaine, plus sincère et plus compétente. En d’autres termes, rien ne changera dans la relation franco-africaine après Montpellier, ce qui ne veut pas dire que le changement n’adviendra jamais. Les adeptes africains et français de la Françafrique gagneraient, à cet égard, à lire ou à relire le texte de Jean-Paul Sartre : “Nos procédés sont périmés. Ils peuvent retarder parfois l’émancipation, ils ne l’arrêteront pas. Et n’imaginons pas que nous pourrons rajuster nos méthodes : le néo-colonialisme, ce rêve paresseux des Métropoles, c’est du vent ; les » troisièmes forces » n’existent pas ou bien ce sont les bourgeoisies bidon que le colonialisme a déjà mises au pouvoir. Notre machiavélisme a peu de prise sur ce monde fort éveillé qui a dépisté l’un après l’autre nos mensonges. Le colon n’a qu’un recours : la force, quand il lui en reste ; l’indigène n’a qu’un choix : la servitude ou la souveraineté” (cf. Préface à ‘Les Damnés de la terre’ de Frantz Fanon).
C’est un truisme de dire que le sentiment anti français monte de jour en jour de Bamako à N’Djamena en passant par Dakar et Bangui. Macron espère que le sommet de Montpellier fera baisser la tension dans ces capitales africaines. À mon avis, il a aggravé les choses car, on ne convoque pas chez soi une personne en colère. Le bon sens voudrait qu’on se rende plutôt chez elle, qu’on l’écoute et qu’on fasse droit à ses légitimes desiderata. En tout état de cause, non seulement les 200 millions d’Africains qui suivent la chaîne panafricaine “Afrique Media” ne sont plus prêts à se laisser distraire mais rien ne leur semble plus agaçant que le paternalisme arrogant et condescendant de la classe politique française. Quant aux “intellectuels” africains, qui se sont mis au service de cette classe médiocre et prédatrice, ils sont aussi méprisables que le Léopold Sédar Senghor qui, intervenant le 29 janvier 1957 à l’Assemblée nationale française, déclarait : “Le carré français, croyez-moi, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement y bâtir nos propres cases, qui élargissent et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l’Hexagone France” (http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/leopold-sedar-senghor-29-janvier-1957). Fanon a vu juste en disant d’eux qu’ils “ont intériorisé le système colonial qui place le Blanc tout en haut de l’échelle des races, que le colonialisme s’est infiltré en eux avec tous ses modes de pensée” (cf. ‘Peau noire, masques blancs’, Maspero, 1952).
Toujours en quête de la reconnaissance et de l’approbation du maître, ces “êtres truqués ou mensonges vivants” (Sartre) se rendent à Montpellier, non pour imposer quoi que ce soit, mais pour voler au secours d’un pays qui ne doit s’en prendre qu’à lui-même si ses ex-colonies ont commencé à lui tourner le dos.
En conclusion, le sommet de Montpellier n’apportera rien de bon aux Africains car ceux qui l’ont organisé ne sont ni bons ni sincères. Seuls les naïfs peuvent croire que le soleil du soir séchera l’attiéké.
Jean-Claude DJEREKE
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