Par Justine Brabant et Anthony Fouchard | Mediapart
En Afrique, l’Agence française de développement, symbole de la solidarité de la France envers le monde, finance à coups de milliards d’euros des projets dont les premiers bénéficiaires sont les entreprises françaises, et s’abrite derrière le secret bancaire pour ne pas dévoiler ses pratiques.
Au Gabon, elle s’affaire à construire un collège. Au Cameroun, elle a réparé un pont. Dans un village malien, elle creuse un puits ; tandis qu’au Niger, elle soutient une campagne contre les violences faites aux femmes. Elle, c’est l’Agence française de développement (AFD).
Symbole de la solidarité de la France envers le reste du monde, l’AFD, créée il y a quatre-vingts ans par le général de Gaulle, a d’abord été la banque de la Résistance. Aujourd’hui, grâce à un capital de 953 millions d’euros fourni par l’État français, l’établissement public emprunte des milliards sur les marchés financiers à taux bas, puis les prête à des institutions privées ou publiques dans les pays en développement. Sur les 12 milliards d’euros engagés en 2020, 87 % étaient des prêts. Le reste des fonds est utilisé sous forme de dons, majoritairement alloués à des projets sur le continent africain.
Part d’ombre et secret bancaire
Le 17 décembre 2020, le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé que « la France [allait] redonner aux pays africains les moyens de venir en aide à leurs populations ». C’est à l’AFD que revient la tâche d’investir des milliards d’euros pour « développer » l’Afrique, dans l’objectif, inscrit dans les missions de l’agence, d’y « améliorer les conditions d’existence des populations ».
L’AFD y contribue certainement. Des milliers de projets qu’elle soutient fonctionnent et remplissent leur but : contribuer à lutter contre les inégalités mondiales. Mais l’agence a aussi sa part sombre. Accusations de déplacements forcés, déforestation, soutien à des forces armées accusées d’exactions, opacité des données, dialogue social dégradé… L’enquête de Disclose et Mediapart dévoile une face méconnue de la politique de développement vantée par la France.
Nous avons passé au crible le registre des marchés publics de l’Union européenne. Il nous a permis d’analyser 209 appels d’offres que l’AFD a passé entre 2015 et 2019, pour un total de 249 millions d’euros. L’écrasante majorité des fonds a été débloquée dans les principaux pays africains de la zone d’influence française. À l’instar du Gabon, du Sénégal, du Cameroun ou de la Côte d’Ivoire.
Parmi les bénéficiaires des appels d’offres de l’AFD, une filiale de Suez Environnement, une autre de la multinationale du gaz Engie, ou encore une société de sécurité privée proche des services secrets français, Amarante International.
Selon l’agence, ses financements « ne sont pas conditionnés à la sélection d’entreprises françaises ». Pourtant, l’analyse montre que dans la grande majorité des cas, les sociétés choisies dans les appels d’offres de l’AFD sont domiciliées en France – 320 lots de marchés publics sur 495 analysés. Interrogé par Disclose et Mediapart, le numéro 2 de l’AFD, Bertrand Walckenaer, se défend de tout favoritisme vis-à-vis des entreprises tricolores : cette surreprésentation s’expliquerait notamment par le « niveau d’exigence » demandé par l’AFD en matière de « normes responsabilité sociale et environnementale ».
Notre analyse démontre également que les dix sociétés à avoir remporté le plus d’appels d’offres (pour ceux qui mentionnent l’identité de l’entreprise bénéficiaire) sont toutes françaises. On y retrouve une filiale de Suez Environnement, une autre de la multinationale du gaz Engie, ou encore une société de sécurité privée proche des services secrets français, Amarante International. Cette dernière fournit « des prestations visant à assurer la sécurité de[s] agents [de l’AFD] en France et dans ses pays d’intervention », fait savoir l’agence.
Quant aux marchés passés avec ses emprunteurs, pays et collectivités locales, l’agence refuse de les rendre publics. Motif invoqué ? Le secret bancaire.
L’un de ces projets controversés se trouve à Douala, la capitale économique du Cameroun, aux mains du président Paul Biya depuis 38 ans. En 2016, l’agence publique a prêté 46 millions d’euros à l’entreprise publique Aéroports du Cameroun pour la rénovation de l’aérogare de Douala, la réfection de sa piste d’atterrissage et quelques autres travaux. Deux entreprises françaises sont alors sélectionnées : la Sogea Satom, filiale du leader français du BTP Vinci, et Razel-Bec. Montant des contrats : 24,4 millions d’euros.
Deux ans plus tard, quinze compagnies aériennes, dont Air France, écrivent au directeur général d’Aéroports du Cameroun. Le terminal de passagers est d’une « saleté repoussante », avec ses « peintures défraîchies », ses « branchements électriques incohérents » et cette « forêt inextricable de câbles » qui pendent un peu partout sur les façades extérieures. Mais, selon les signataires, le « plus préoccupant » concerne la sécurité des avions. « Les tarmacs gorgés d’huile n’ont plus la résistance initiale et se détériorent rapidement », s’alarment-ils, ajoutant qu’il « ne se passe pas une journée sans panne ou manque de matériel » sur place. Depuis, certains des travaux prévus ont été réalisés mais, selon nos informations, l’aérogare de passagers demeure toujours en très mauvais état.
Comment ont été utilisés les millions d’euros transférés vers Aéroports du Cameroun, avec quelles garanties contractuelles et quel audit du projet ? En posant ces questions à l’AFD, nous nous sommes heurtés au mur du secret bancaire. Brandi par l’organisme public en mars 2018 à la suite d’une demande d’accès aux documents, ledit secret fut invoqué trois mois plus tard par la Commission d’accès aux documents administratifs, la Cada, chargée d’arbitrer le litige. Lors d’une audience en février 2021, le tribunal administratif de Paris a confirmé que certains documents demandés étaient protégés par le secret bancaire. Pour les autres, les avocats de l’AFD annonçaient au dernier moment qu’ils n’existaient pas.
Quant à Emmanuel Freudenthal, le journaliste (collaborateur de Disclose) qui avait demandé l’accès à ces documents, il a été condamné à payer la somme de 1 000 euros de contribution au frais d’avocat de l’AFD.
Défaut de transparence
L’opacité qui entoure l’utilisation des fonds de l’AFD est connue. Elle a d’ailleurs fait l’objet d’une alerte de la Cour des comptes dans un rapport publié en février 2020. Les magistrats y pointaient notamment l’absence de transparence dans la mise en œuvre « des procédures, des études d’impact, de l’enquête publique ou des décaissements » réalisés par l’établissement. Des critiques également formulées par l’ONG Publish What You Fund, qui édite chaque année un classement des institutions d’aide au développement les plus transparentes (l’Aid Transparency Index). En 2020, l’AFD y figurait à la 30e place sur 47, dans la catégorie « correct ». Sur le papier, c’est une progression : en 2014, l’agence française pointait parmi les organismes les moins transparents du monde, à la 44e place. Mais, dans les faits, bien peu de changements sont visibles.
Preuve supplémentaire : le portail open data de l’AFD, censé « rendre son action plus accessible et plus lisible », est truffé d’erreurs. Les descriptions des projets sont régulièrement incomplètes, les dates incohérentes, lorsque les données ne sont pas tout simplement manquantes. « Il s’agit de problèmes techniques que nous nous efforçons de régler dans les meilleurs délais », justifie l’agence.
Près de 30 millions d’euros investis dans une usine d’huile de palme dont les propriétaires ont été accusés de maltraitance et de négligence à l’égard de leurs salariés.
Ce manque de transparence, conforté par l’argument du secret bancaire, a permis de financer des projets en totale contradiction avec les objectifs affichés de l’AFD et Proparco, sa filiale dédiée à l’appui du secteur privé. C’est le cas de 87 projets soutenus depuis 2010. Usine d’engrais azoté au Nigéria, production intensive de fleurs au Kenya, ou encore financement d’exploitations d’huile de palme… Tous sont liés à l’agriculture intensive, selon notre analyse comparée des bases de données publiques de l’agence française et de sa filiale avec celle établie dans le cadre d’un rapport conjoint d’Oxfam, CCFD-Terre solidaire et Action contre la faim sur les financements français à l’agro-industrie.
Or, depuis 2013 et le vote de la loi d’orientation sur le développement et la solidarité internationale (Lopdsi), l’aide publique de la France est censée promouvoir « un développement durable dans les pays en développement ». Notre enquête en République démocratique du Congo démontre qu’on en est loin : près de 30 millions d’euros y ont été investis à perte dans une usine d’huile de palme, dont les propriétaires ont par ailleurs été accusés de maltraitance et de négligence à l’égard de leurs salariés.
Enfin, soucieuse de promouvoir le « dialogue social » dans les pays où elle intervient, l’AFD ne parvient manifestement pas à le faire chez elle, comme le démontre notre enquête. Au siège de l’agence, le climat social est « délétère », jugent des salariés et responsables syndicaux. La direction tente d’imposer une réforme du statut des agents de l’AFD moins protectrice et créatrice d’inégalités entre les salariés.
Cette enquête a été menée en collaboration avec Disclose, média d’investigation à but non lucratif. Elle est le fruit de six mois de travail en France et en RDC, sur des données publiques, des documents internes ainsi qu’environ 70 entretiens avec des chercheurs, des employés de l’Agence française de développement, des bénéficiaires de projets de l’AFD et des travailleurs humanitaires.
La direction de l’AFD nous a accordé un entretien téléphonique le 16 septembre (avec le directeur général adjoint de l’agence, Bertrand Walckenaer), puis a répondu à des questions complémentaires adressées par écrit le 27 septembre.
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