Quand on lit ‘L’homme révolté’, on s’aperçoit tout de suite que, pour Albert Camus, la révolte est toujours motivée par le sentiment d’une injustice, faite non seulement à soi-même, mais à tout homme : on se révolte quand on estime que l’homme, où qu’il se trouve, est brimé, exploité, humilié ou méprisé. Chez Camus, il y a la forte conviction que l’homme révolté préférerait mourir debout au lieu de vivre couché. Mais la révolte camusienne n’a rien à voir avec une sacralisation et une idéalisation de la révolution. Elle ne débouche jamais sur l’élimination des personnes et la destruction de leurs biens. Quoique nécessaire, car un homme digne de ce nom ne peut rester de marbre face à un autre homme dont la dignité est bafouée, la révolte est “mesurée” chez Albert Camus comme on peut le voir dans sa préface au livre d’Alfred Rosmer, ‘Moscou sous Lénine. Les origines du communisme’ (Paris, P. Horay, 1953). Il y écrit ceci : “Des hommes comme lui [Rosmer] ont su résister à l’effondrement de leur espoir et y résister deux fois, d’abord en refusant de s’abandonner, comme tant de révolutionnaires, au confort de la servitude dite provisoire, ensuite en refusant de désespérer de la force de révolte et de libération qui est à l’œuvre en chacun de nous. Mais on voit, en somme, que s’ils n’ont cédé à aucun de ces entraînements, c’est que pour eux, formés dans la lutte prolétarienne, toujours au contact de la misère ouvrière, la révolution n’a jamais été ce qu’elle est pour tant de nos nihilistes, c’est-à-dire un but qui justifie tout et lui-même. Elle n’a été qu’un moyen, un chemin probablement nécessaire vers cette terre où vivre et mourir ne seront pas une double humiliation.” Et Camus termine par ces mots : “Ceux pour qui la révolution n’est qu’un moyen savent qu’elle n’est pas ce bien pur qui ne peut être ni trahi ni jugé. Elle peut être trahie, et il faut le savoir, car elle tient aux hommes par ce qu’ils ont de plus grand et de plus bas. Elle peut être jugée, car elle n’est pas la valeur la plus haute et si elle en vient à humilier ce qui dans l’homme est au-dessus d’elle, elle doit être condamnée dans le temps où elle humilie. C’est le double mouvement, exemplaire à mon sens, qu’on trouvera dans ce livre où, du malheur de ce siècle, Rosmer a tiré la double décision d’exalter ce qui est apparemment mort, et de dénoncer ce qui survit.”
Parce que sa révolte était mesurée, parce qu’il était non pas équilibriste mais nuancé, Camus critiqua “la déshumanisation de toute politique à droite comme à gauche”. Cet humaniste qui s’insurgea contre le bombardement d’Hiroshima (Japon) par l’Américain Paul Tibbets le 6 août 1945, cet homme qui voulait la justice et la liberté parce que “la justice sans la liberté, c’est la dictature et la liberté sans la justice, c’est la loi du plus fort”, on peut légitimement le considérer avec le philosophe français Michel Onfray comme “un grand lucide”.’
Ceux qui, venant du Burkina Faso voisin, attaquèrent et endeuillèrent notre pays dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, peuvent-ils être assimilés à l’homme révolté de Camus ? Non car ils n’avaient pas bien compris l’ivoirité qu’ils prétendaient combattre. Un Forum fut organisé en mars 1996 à Abidjan par la Cellule universitaire de recherche et de diffusion des idées et actions politiques du président Henri Konan Bédié (Curdiphe). Lors de ce forum, Georges Niangoran-Bouah associait à l’ivoirité les 5 grands groupes ethnolinguistiques présents en Côte-d’Ivoire : Akan, Malinké et Bambara, Dan, Gur et Krou. Pour lui, comme pour Henri Konan Bédié, le grand ensemble national n’excluait personne et l’objectif de l’élaboration intellectuelle du concept d’ivoirité n’était point d’éliminer les musulmans et les ressortissants du Nord de la vie nationale (cf. François Gaulme, “L’ivoirité, recette de guerre civile” dans ‘Études’, 2001/3, tome 394, pp. 292 à 304).
Mais ce n’était pas uniquement contre l’ivoirité de Bédié que Guillaume Soro et ses camarades prirent les armes. Était également visée la “dictature” de Laurent Gbagbo. On peut reprocher des choses à l’ancien président mais est-on sérieux en le traitant de dictateur alors qu’il dépénalisa les délits de presse, qu’il ouvrit son premier gouvernement au RDR et que Ouattara ne fut jamais inquiété après avoir déclaré qu’il rendrait le pays ingouvernable si sa candidature était rejetée ? Il est normal que l’injustice, la discrimination et la dictature suscitent notre indignation et notre révolte. Encore faut-il que ces maux ne soient pas imaginaires, que l’on ne se serve pas d’arguments fallacieux pour faire aboutir une cause obscure. Car, 19 ans après le déclenchement de la rébellion, on peut se poser les questions suivantes : Les villes du Nord de la Côte d’Ivoire sont-elles devenues plus riches et plus développées ? Où sont les Zaga Zaga, IB et Wattao ? Soro et d’autres Ivoiriens ne sont-ils pas en prison ou en exil ? Les entreprises ivoiriennes profitent-elles des juteux marchés publics ? Les planteurs de cacao, de café, d’hévéa et de la noix de cajou gagnent-ils plus d’argent que du temps de Bédié et de Gbagbo ? Le pays est-il moins endetté que sous les précédents régimes ? Les Ivoiriens peuvent-ils être fiers de leur école ? Peut-on parler d’émergence et de performance alors que, en 10 ans, aucune université ivoirienne, publique ou privée, n’a réussi à figurer dans le classement des 200 meilleurs universités africaines ?
Les défenseurs du régime Ouattara me parleront de ponts et de routes construits ici ou là, du prochain métro dont la France compte doter la capitale économique. Je leur répondrai tout simplement que la qualité et la solidité de ces réalisations sont fort douteuses, que le métro est une vraie arnaque de la France et que les ponts et routes auraient pu se faire plus tôt si on avait laissé Bédié et Gbagbo travailler en paix.
Bref, ce que je veux dire ici, c’est que la prise des armes dans notre pays le 19 septembre 2002 ne fut rien d’autre qu’un gâchis. Elle fit reculer notre pays. Nous avons perdu 20 années. Non seulement les Ivoiriens furent humiliés et appauvris par cette fausse révolution mais les soi-disant libérateurs se regardent en chiens de faïence aujourd’hui, chacun ne rêvant que de faire passer l’autre de vie à trépas.
Étions-nous condamnés à vivre tout cela ? Non ! Y avait-il moyen de procéder autrement ? Oui car, quand on se dit démocrate et républicain, on ne recourt pas aux armes pour réparer une injustice réelle ou supposée. Bien qu’opposé à l’article 7 de l’ancienne Constitution qui faisait de Konan Bédié le successeur d’Houphouët en cas de vacance du pouvoir, Laurent Gbagbo ne prit pas les armes pour contester ledit article. Il se prononça en faveur de l’application de la Constitution. La Loi fondamentale et les institutions d’un pays peuvent ne pas être parfaites mais le démocrate et le républicain, tout en les critiquant, sont appelés à s’y soumettre jusqu’à ce qu’elles soient améliorées ou modifiées. Ils n’ont pas besoin de faucher des vies humaines, ni de saccager des biens matériels, ni de réclamer un embargo sur les médicaments et une fermeture des banques étrangères pour arriver au pouvoir.
Parlant ainsi, je ne suis pas en train de dire qu’il faut accepter l’inacceptable ou attendre que Dieu fasse les choses à notre place. Toute injustice, si elle est avérée, ne devrait laisser aucun homme indifférent. Nous devons toujours nous lever et nous dresser contre elle. Mais ce n’est pas nécessairement en tuant ni en jetant des bombes sur des innocents qu’on rend justice aux pauvres et aux malheureux. Ghandi, qui n’était ni résigné ni passif, nous enseigne que “la victoire obtenue par la violence équivaut à une défaite, car elle est momentanée”.
Jean-Claude DJEREKE
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