Compter sur nos propres forces

Cinquième président tanzanien élu le 29 octobre 2015 avec 58, 46% des voix, John Magufuli fut emporté, le17 mars2021, par la covid-19 qu’il aurait minimisée. Si ses années au pouvoir furent marquées par une dérive autoritaire (musellement des journalistes et traque des opposants), ses collègues de l’Afrique de l’Est reconnaissaient avoir perdu “un nationaliste qui a combattu la corruption” (Félix Tshisekedi) et un président qui mit en œuvre plusieurs projets (construction de routes, d’hôpitaux, de barrages, de chemins de fer ; électrification des campagnes, etc.) sans l’aide du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (Uhuru Kenyatta). C’est à ce second aspect de sa présidence (vivre ou agir sans dépendance vis-à-vis des autres) que le présent article voudrait s’intéresser.

Magufuli était respecté et aimé par ses compatriotes, il jouissait d’une grande popularité, d’abord parce qu’il voulait que son pays se développe avec ses propres ressources. Compter sur soi, telle était sa devise en quelque sorte. Quand il s’agit d’entreprendre une activité en Afrique, certains pensent que seul l’argent extérieur peut financer cette activité. Magufuli ne partageait pas cette façon de voir les choses. Lui était persuadé que les moyens financiers existaient sur place et que, pour les mobiliser, il suffisait d’actionner trois leviers : réduire le train de vie de l’État, récupérer les millions ou milliards que certains compatriotes ont volés à l’État, faire payer les sociétés minières étrangères (Acacia Mining et Petra, entre autres) qui devaient de l’argent à l’État. Pour la première opération, l’ancien président tanzanien fit passer le nombre des ministères de 30 à 19, interdit les séjours inutiles à l’étranger des ministres, diminua les frais d’organisation de la fête nationale, imposa la classe économique en avion aux cadres de l’État, supprima les indemnités de séance des députés. La lutte contre l’enrichissement illicite et le redressement fiscal permirent de récolter plusieurs milliards de dollars. Magufuli préférait travailler avec cet argent au lieu de compter sur les dons de l’extérieur qui créent la dépendance. Pour lui, le pays devait compter sur ses propres forces d’abord et chercher à agir par lui-même avec ses petits moyens.
Avant d’aller plus loin, je voudrais faire une précision : je ne suis pas en train de dire ici que toute dépendance est mauvaise. L’enfant, jusqu’à un certain âge, dépend de ses parents pour vivre. Il a besoin d’eux pour faire ceci ou cela. Un adulte peut momentanément solliciter l’aide d’un autre adulte pour atteindre tel ou tel objectif. Une telle dépendance est saine. Ce qui est malsain, c’est de compter perpétuellement sur les autres, de marcher toujours avec des béquilles. Quand l’on porte des béquilles, c’est pour un temps. Cela signifie qu’on est appelé à s’en débarrasser un jour. Tendre la main, mendier sans cesse, porte atteinte à notre dignité. Se prendre en charge, en revanche, ne peut que nous faire du bien. Le site www.secretsdereussite.com révèle que compter sur ses propres forces comporte les avantages suivants : “Vous n’êtes dépendant de personne ; vous êtes sûr de réaliser votre projet ; vous maîtrisez tous les éléments nécessaires à la réalisation de votre projet ; vous pouvez ajuster si nécessaire les éléments de votre projet sans l’avis de quelqu’un ; vous réduisez vos coûts de lancement du projet ; vous évitez de parler de votre projet à des gens négatifs qui risquent de vous influencer dans votre projet ; vous évitez la pression extérieure venant d’un partenaire qui a mis son argent dans l’affaire et n’a pas la même vision que vous de votre projet ; vous conservez la vision de votre projet comme vous le voulez.”

Magufuli aurait-il réalisé ses projets d’infrastructures comme il le voulait s’il s’était adressé au FMI ou à la Banque mondiale ? Non ! Les pays africains contraints de passer sous les fourches caudines des institutions de Bretton Woods n’étaient-ils pas réduits à faire uniquement la volonté de ces deux institutions ? Or l’expérience a suffisamment montré que les ajustements structurels ont été réalisés “sans apporter de résultats probants quant au niveau de vie des plus démunis, sans que les pauvres [cessent d’être] pauvres, sans que les pays pauvres décollent ”. L’Union africaine ne peut pas défendre les intérêts de l’Afrique, elle est incapable d’agir pour le bien des Africains, elle ne put sauver Kadhafi qui aida certains chefs d’État comme Abdoulaye Wade, parce qu’elle est financièrement dépendante de l’Occident.

La volonté de Magufuli de ne pas dépendre de l’Occident, il la tient de Mwalimu Julius Nyerere. Pour le premier président de la Tanzanie, une éducation qui ne rend pas les gens autonomes n’en est pas une. Il estimait que le développement de la Tanzanie devrait dépendre de ses ressources naturelles. C’est après son départ du pouvoir en 1985 que le pays se jeta dans les bras du FMI et de la Banque Mondiale. Quand il dirigeait encore le pays, le revenu per capita était de $280. 13 ans après sa démission, il était de $140.

Même si on n’aime pas les “Refondateurs”, on doit leur reconnaître la mise en place en 2001 du budget sécurisé qui ne prenait en compte que les ressources propres du pays. Cette expérience, que tentait la Côte d’Ivoire pour la première fois, fut saluée par la communauté financière internationale. Antoine Bohoun-Bouabré et ses camarades avaient procédé de la sorte dans le gouvernement dirigé par Pascal Affi N’Guessan parce que l’article 4 des statuts et règlement intérieur du FPI stipule clairement que “le Front Populaire Ivoirien rassemble en une union volontaire les femmes et les hommes épris de justice et de liberté, engagés contre toute forme de domination sur la Côte d’Ivoire et en Côte d’Ivoire”. Il est curieux que le journaliste Guillaume Gbato ait oublié l’existence de cet article lors du débat télévisé sur RTI1, le 17 août 2021. L’extérieur s’est-il servi de quelques personnes indignes et cupides de l’intérieur pour faire la guerre au FPI le 19 septembre 2002 parce qu’il trouvait cette expérience dangereuse pour ses intérêts ? Avait-il peur que le budget sécurisé ivoirien ne fasse tache d’huile en Afrique francophone ? En tout état de cause, la meilleure manière d’échapper à la domination et au contrôle des autres, c’est de compter sur ses propres ressources. Malheureusement, nombre d’Africains semblent se plaire et se complaire dans cette attitude de dépendance. Pour notre propre sécurité, on se croit obligé de compter sur la France, de faire appel à elle. D’où vient ce manque de dignité et de responsabilité ? Comment l’expliquer ? C’est en lisant Paulo Freire que j’ai un peu compris pourquoi certains Africains sont enclins à compter sur les autres pour exister. Le philosophe brésilien écrit ceci : “L’opprimé est attiré fortement par la personne de l’oppresseur et son mode de vie. Il voudrait accéder à ce mode de vie et à l’être de l’oppresseur. Il pense comme l’oppresseur, il fait sienne sa vision du monde. Dans le même mouvement, l’opprimé se déprécie ; intériorisant le jugement de l’oppresseur, il se croit incapable. L’opprimé a peur de la liberté, peur de courir le risque d’autre chose, de l’autonomie. Il veut être mais a peur d’être .”
Tous nos discours sur la liberté et la souveraineté sonneront faux et la démocratie, que certains réclament à cor et à cri comme si c’était la panacée qui guérira toutes nos maladies, sera une coquille vide si nous n’apprenons pas d’abord à compter sur nous-mêmes, si nous ne sommes pas en mesure de faire et de vivre avec nos petits moyens.
Jean-Claude DJEREKE

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