Certains Africains, quand il s’agit de rendre hommage à un défunt, vont évoquer ses diplômes, les langues étrangères qu’il parlait, les prix qui lui furent décernés par telle ou telle institution européenne. Or les prix littéraires ne sont pas nécessairement attribués aux meilleurs écrivains. Nul ne réussira, sur ce point, à me convaincre que Senghor, élu à l’Académie française le 29 mars 1984, écrivait mieux qu’Aimé Césaire et Mongo Beti, que le Sénégalais était plus adulé sur le continent que le Martiniquais et le Camerounais. Césaire et Mongo Beti furent ignorés par les médias et critiques littéraires français à cause du ‘Discours sur le colonialisme’ (Présence Africaine, 1950) et de ‘Main basse sur le Cameroun’ (Maspero, 1972), parce qu’ils ne mâchaient pas leurs mots. Quand Bernard Zadi Zaourou disait que les prix ont un prix, il voulait probablement signifier que l’Occident ne récompensait souvent que les Noirs qui acceptaient de s’aplatir devant lui, de chanter ses louanges tout en dénigrant l’Afrique. Les prix, parchemins et langues étrangères dans la vie d’un homme ne sont donc que des détails qui n’impressionnent que les gens étourdis et superficiels. Le plus important, ce sur quoi on devrait se concentrer, c’est de savoir ce que l’individu a apporté à son pays et à l’Afrique, s’il a plié ou non l’échine devant l’Occident.
Je ne parlerai donc pas des grades académiques de Godefroid Kangudie alias Kä Mana qui a quitté le monde des vivants depuis le 15 juillet 2021, grades qu’il obtint sans coup férir mais dont il ne jugeait pas utile de se vanter. Je dirai plutôt comment je l’ai rencontré, ce qui m’a frappé dans sa manière de vivre et de penser les problèmes de l’Afrique.
I. Mes rencontres avec Kä Mana
C’est au Cameroun, début 2000, que nous nous rencontrâmes. Kä Mana enseignait la théologie et l’éthique à Bafoussam tout en partageant ses réflexions avec les lecteurs de ‘Le Messager’ de feu Pius Njawe, journal dans lequel publiaient également Mongo Beti, Fabien Eboussi, Célestin Monga, Célestin Lingo et autres. Lorsque je le contactai pour qu’il préface mon premier ouvrage sur l’engagement politique du clergé catholique en Afrique noire, il accepta spontanément. Je lui envoyai ensuite le manuscrit. Deux semaines plus tard, il me fit parvenir sa préface. Le bouquin sortit en avril 2001. Pourquoi m’étais-je adressé à lui ? Parce que, de lui, j’avais déjà lu et aimé ‘L’Afrique va-t-elle mourir ?’ (Cerf, 1991), ‘Théologie africaine pour temps de crise’ (Karthala, 1993) et ‘Christ d’Afrique’ (Karthala, 1994).
L’année suivante, il fut affecté à Porto-Novo (Bénin) pour diriger le Centre d’études et de recherches œcuméniques et sociales (CEROS). Je n’étais plus à Douala mais à Abidjan. Un jour, je recois une lettre de l’Action chrétienne pour l’abolition de la torture (ACAT). Kä Mana avait demandé et obtenu que cette ONG m’invite à son séminaire sur les cultures africaines et la torture à Dakar en juillet 2002. Le séminaire avait lieu au Cours Sainte-Marie de Hann. Ma présentation portait sur l’action de l’Église catholique contre les traitements inhumains en Afrique. Kä Mana fit la sienne sans papier. La seconde chose qui me frappa, c’est son humilité. Comme nous étions logés dans le même hôtel, il vint deux fois dans ma chambre pour me demander de corriger un texte qu’il comptait publier dans une revue.
En mars 2012, je reçois un mail de lui. Il m’y propose de lui succéder à la tête du secrétariat de l’Association œcuménique des théologiens africains (AOTA) dont le siège se trouve à Yaoundé (Cameroun) car il doit rentrer définitivement en République démocratique du Congo (RDC). J’étais évidemment touché par cette marque de confiance mais je dus décliner sa proposition, la mort dans l’âme, parce que j’avais déjà acheté mon billet d’avion pour me rendre en Amérique du Nord. Nous gardâmes néanmoins le contact. Chaque fois qu’il publiait un nouveau livre, il me le faisait savoir par mail.
S’il fallait résumer en quelques mots sa manière d’être, je dirais que Kä Mana était un homme heureux de voir les jeunes faire plus et mieux que lui. C’était une sorte de Jean-Baptiste disant à propos de Jésus: “Il faut qu’il grandisse et que moi, je diminue” (Jn 3, 30). Il ne faisait pas partie des sorciers qui ont pris en otage nos universités, Églises, hôpitaux, entreprises, etc. Le sorcier, c’est celui qui refuse de faire la place aux autres, qui fait tout pour empêcher la promotion ou l’avancement des jeunes, qui veut être le seul médecin, le seul pharmacien, le seul avocat, le seul professeur, le seul prêtre, le seul pasteur, le seul ingénieur, le seul journaliste ou le seul architecte du coin, qui est jaloux de voir les jeunes atteindre ou dépasser son niveau.
Kä Mana était resté accessible. Sa renommée, son immense savoir ne l’avaient rendu ni arrogant, ni méprisant, ni suffisant. Il ne regardait pas de haut ceux qui n’avaient pas le même bagage intellectuel que lui.
Dans ses ouvrages, il pouvait citer des auteurs occidentaux et africains, s’inspirer des théologiens catholiques et protestatnts. Lui qui était luthérien, il pouvait travailler avec les Harristes de Côte d’Ivoire, parler à des catholiques, échanger avec des évangéliques, etc. Et s’ouvrir aux autres, s’intéresser à ce qu’ils pensent, ne l’empêchait pas de penser par lui-même.
II. La pensée de Kä Mana
L’Église d’Afrique a d’abord connu la théologie de l’inculturation avec les Vincent Mulago, Oscar Bimwenyi-Keshi, Anselme Sanon, Barthélemy Adoukonou, Charles Nyamiti, ensuite la théologie de la libération dont les figures majeures sont Engelbert Mveng, Emmanuel Milingo, Jean-Marc Ela, Benezet Bujo, Laurenti Magesa, John-Mary Waliggo… Kä Mana a critiqué ces deux théologies avant de proposer la théologie de la reconstruction. Mais comment reconstruire cette Afrique mal en point, ruinée à certains endroits, alors qu’elle est riche en ressources naturelles ? En purifiant notre imaginaire malade, répond le penseur congolais. Pour lui, avoir un imaginaire malade, c’est placer l’ethnie au-dessus de la nation, servir des intérêts étrangers au lieu de s’occuper de son peuple, se servir d’une arme fabriquée par le Blanc pour éliminer le frère avec qui on est en désaccord, idolâtrer et suivre bêtement des individus pour qui le pouvoir n’est qu’un instrument d’enrichissement personnel, diaboliser le “chez nous” (l’Afrique) tout en sanctifiant l’ailleurs (l’Occident), etc.
On a coutume de dire que les artistes et écrivains ne meurent pas et c’est vrai parce qu’on continue de penser à eux grâce à leurs œuvres. Celles de Kä Mana ne sont pas uniquement ses écrits mais les jeunes qu’il a formés ici et là en Afrique. Le travail de Titan qu’il a abattu sera continué par cette jeunesse à qui il a inculqué le goût de l’effort et du travail bien fait, l’amour de l’Afrique et de ses héros, le respect de la vie humaine, l’acceptation de la différence, la considération de l’autre (celui qui pense, mange ou prie différemment) comme une chance et non comme une menace.
Kä Mana a fait sa part. La RDC et l’Afrique peuvent être fières de lui parce qu’il a mené le bon combat, parce qu’il a parlé juste, haut et fort, quand d’autres se taisaient prudemment pour ne pas fâcher certaines personnes ou pour ne pas compromettre leur carrière.
Jean-Claude DJEREKE
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