Le 19 septembre 2002, des militaires originaires du Nord ivoirien et entraînés au Burkina Faso (Ibrahim Coulibaly dit IB, Chérif Ousmane, Koné Zakaria, Tuo Fozié, Touré Hervé, Issiaka Ouattara alias Wattao et d’autres) attaquaient la République ainsi que les personnes qui incarnaient ses institutions. Bilan de cette barbarie : environ 300 vies humaines fauchées par les balles, de nombreux blessés, des maisons et entreprises détruites, un pays coupé en deux, des individus et des familles obligés de marcher depuis Bouaké jusqu’à Abidjan, etc. Quelques jours plus tard, Soro Guillaume, colistier d’Henriette Dagri Diabaté dans la commune de Port-Bouët aux législatives du 10 décembre 2000, expliquera que lui et ses compagnons avaient agi de la sorte parce que leur région était exclue du “développement”, parce que le Nordiste n’était pas suffisamment valorisé. En visite au Sénégal, le même Soro ne parlera plus d’exclusion des Nordistes pour justifier la prise des armes contre la mère patrie mais du port du boubou qui serait interdit à un Koné ou à un Coulibaly. Pour nous, aucune de ces raisons ne tient la route. Pourquoi ? Parce que tous les présidents d’institutions, présidents de conseils d’administration, ministres, directeurs de sociétés et chefs d’entreprises nommés par Houphouët, Bédié, Gueï et Gbagbo n’étaient pas du Sud, parce que, malgré les tristes événements de 1963 (jeunes cadres du PDCI arrêtés et jetés en prison à Assabou sur la base de complots imaginaires), du Sanwi (1969) et du Guébié (1970), il n’y avait pas d’exclusion dans notre pays comme en Afrique du Sud où les Noirs étaient victimes de discrimination raciale de la part des Blancs et jamais une ethnie ou une région ne se rebella contre la République pour corriger une injustice réelle ou supposée. La vérité est que beaucoup de Nordistes et de musulmans se laissèrent manipuler et instrumentaliser par un individu qui voulait coûte que coûte diriger la Côte d’Ivoire bien que sa nationalité douteuse ne le lui permît pas. Cet individu ne se contenta pas de faire croire aux musulmans et aux gens du Nord qu’ils étaient considérés par le Sud comme des Ivoiriens de seconde zone et que ce Sud refusait qu’un fils du Nord devienne président de la République. Il s’appuya sur une rebellion armée pour diviser physiquement le pays.
Que fit Laurent Gbagbo pour le réunifier ? Quelles actions mena-t-il pour la réconciliation du pays ? Il permit à Konan Bédié et à Alassane Ouattara exilés en France de rentrer en Côte d’Ivoire, organisa un forum de réconciliation nationale (9 octobre-18 décembre 2001) au cours duquel chacun eut l’occasion de vider son sac, même si certaines des quatorze résolutions de ce forum ne furent pas suivies d’effets, participa directement ou indirectement à des pourparlers avec la rebellion (Lomé, Marcoussis, Accra, Pretoria, Ouagadougou), amnistia les infractions commises contre la sûreté de l’État sur le territoire ou par les Ivoiriens en exil, ouvrit son gouvernement aux rebelles et aux partis d’opposition, autorisa le 26 avril 2005 la candidature de Ouattara uniquement pour la présidentielle d’octobre 2005 contre la volonté de la majorité des Ivoiriens, nomma Guillaume Soro à la Primature, alla à l’élection présidentielle d’octobre 2010 sans le désarmement des rebelles, ce qui était une faute. Si je ne m’abuse, Laurent Gbagbo accepta même, pour la paix et la cohésion nationales, que des rebelles incultes soient enrôlés dans la police, la gendarmerie et les régies financières. Nous connaissons la suite : malgré tous ces sacrifices et concessions, l’ancien président sera bombardé en avril 2011 avec collaborateurs et parents, emprisonné à Korhogo avant d’être déporté à La Haye, certains de ses partisans prendront la route de l’exil pendant que d’autres seront incarcérés ici ou là dans le pays, etc.
Ouattara installé au pouvoir par Sarkozy présente-t-il un meilleur bilan en matière de réconciliation ? Qu’a-t-il fait pour que les enfants du pays se retrouvent et se remettent ensemble ? Il est indéniable qu’il a élargi un certain nombre de prisonniers politiques parmi lesquels Assoa Adou, Danon Djédjé, Hubert Oulaye, Simone Ehivet Gbagbo, mais il est non moins vrai que plusieurs prisonniers ne sont pas sortis vivants de leur lieu de détention. En outre, Justin Koua, Dogbo Blé, Jean-Noël Abéhi, Anselme Séka Séka et d’autres militaires sont toujours privés de liberté.
Le rattrapage ethnique, qui ne promeut que les gens du Nord, a porté un grand coup à l’unité du pays. De mémoire d’Ivoirien, aucun dirigeant avant Ouattara n’était allé aussi loin dans la discrimination et le favoritisme.
La justice à deux vitesses, l’enterrement du rapport de la commission Dialogue, vérité et réconciliation, la non-indemnisation de toutes les victimes de la crise post-électorale, l’impunité dont bénéficient les Microbes (enfants et adolescents drogués qui dépouillent, blessent et tuent les gens), le transfèrement de Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale (CPI) avant la signature par l’État ivoirien du traité de Rome instituant la CPI ont contribué à l’affaiblissemment de la cohésion sociale.
Last but not least, les violences subies par les Ivoiriens présents à l’aéroport de Port-Bouët le 17 juin 2021, l’absence de Ouattara et du soi-disant ministre de la Réconciliation à ce grand moment de retrouvailles et de communion de la nation sont des actes qui ne vont pas dans le sens de la réconciliation.
Tout ce qui précède montre clairement que monsieur Ouattara n’est point intéressé par la réconciliation des Ivoiriens. On peut même penser qu’il n’en veut pas car il ne prospère que dans la division comme ses maîtres français. A contrario, les actes posés par Laurent Gbagbo entre 2001 et 2010 pour que le Nord et le Sud ne se regardent plus en chiens de faïence le désignent indiscutablement comme celui qui non seulement veut la réconciliation mais est à même de la réaliser aujourd’hui. Deux autres arguments plaident en sa faveur pour cette tâche : de tous les acteurs politiques, il est celui qui a souffert le plus, celui qui a payé un lourd tribut à cette crise ; en lui il n’y a ni haine ni désir de vengeance. Parce qu’il a beaucoup souffert, il pourra comprendre et apaiser ceux qui ont souffert. Parce qu’il a fait du “asseyons-nous et discutons” une devise, il est mieux placé pour convoquer une concertation nationale où seraient représentées toutes les couches sociales et où aucun représentant ne devrait être empêché de dire tout ce qu’il a sur le cœur car on ne se réconcilie pas en dissimulant les désaccords, en fuyant les conflits ou en éludant les sujets qui fâchent. Ces sujets sont, entre autres, la souveraineté du pays qui passe par le départ du 43e BIMA et notre droit d’avoir d’autres partenaires que la France, une monnaie créée et gérée par les Africains eux-mêmes, le taux d’immigration dans notre pays, l’occupation de la terre, l’octroi des marchés publics, l’immixtion intempestive de certains pays dans nos affaires intérieures. Cette concertation devrait nommer, à la fin de ses travaux, une commission qui aurait pour mission de réparer les préjudices subis par les victimes entre 2002 et 2021. Une autre commission devrait veiller à ce que les crimes économiques et crimes de sang ne restent pas impunis. Ses membres devraient toujours se souvenir de la phrase de Rousseau : “Faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les hommes ; elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste”(cf. ‘Du contrat social’, livre II, chapitre VI)
Mais, avant de faciliter la réconciliation nationale, Laurent Gbagbo devra montrer en actes que lui-même est capable de se réconcilier avec les gens de sa maison et de sa famille politique, qu’il est capable de s’asseoir et de discuter avec eux. C’est cet exemple qui donnera à chaque Ivoirien blessé, humilié ou trahi la force de se lever et d’aller vers les autres, mais aussi le courage de travailler chaque jour à la construction de la paix sociale qui est “une tâche sans répit qui exige l’engagement de tous” (Pape François, ‘Fratelli tutti’, lettre encyclique, 3 octobre 2020, n. 232).
J’ai souvent entendu certains compatriotes appeler tout le monde à pardonner ici et maintenant pour que le pays soit réconcilié. Mon avis est que plusieurs années sont parfois nécessaires pour que certaines personnes accordent le pardon qui est un acte libre et individuel. Sur ce point, je suis en phase avec François quand il écrit : “On ne doit pas exiger une sorte de pardon social de la part de celui qui a beaucoup souffert injustement et cruellement. La réconciliation est un fait personnel, et personne ne peut l’imposer à l’ensemble d’une société, même si elle doit être promue. Dans le domaine strictement personnel, par une décision libre et généreuse, quelqu’un peut renoncer à exiger un châtiment (cf. Mt 5, 44-46), même si la société et sa justice le demandent légitimement. Mais il n’est pas possible de décréter une “réconciliation générale” en prétendant refermer par décret les blessures ou couvrir les injustices d’un manteau d’oubli. Qui peut s’arroger le droit de pardonner au nom des autres ? Il est émouvant de voir la capacité de pardon de certaines personnes qui ont su aller au-delà du mal subi, mais il est aussi humain de comprendre ceux qui ne peuvent pas le faire. Dans tous les cas, ce qui ne doit jamais être proposé, c’est l’oubli.” (‘Fratelli tutti’, n. 246).
Jean-Claude DJEREKE
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