Jean-Yves Le Drian a-t-il fait jouer ses réseaux au profit de son fils ?
Par Mathieu Olivier et Vincent Duhem
« Jean-Yves Le Drian – Business, famille, patrie » (1/2). D’Abou Dhabi à Bamako en passant par Paris, « Jeune Afrique » a mené l’enquête sur les possibles liens entre les activités du patron du Quai d’Orsay et celles de son fils Thomas. Premier volet de notre enquête exclusive.
Sous le soleil d’Abou Dhabi, un étrange véhicule attire les regards. Avec ses six roues motrices tout-terrain et ses deux portes avant ouvertes qui laissent entrevoir un cockpit à la pointe de la technologie, l’engin a des allures d’insecte des sables. Autour de ce dangereux scarabée doré, équipé de deux mitrailleuses légères, l’étrange ballet du commerce d’armement bat son plein.
Des représentants de Renault Trucks Defense vantent les mérites de leur coléoptère géant. Des militaires en treillis insistent sur l’intérêt de son camouflage en zone désertique. Quelques Français en costume se sont quant à eux réfugiés un peu plus loin, sous la protection climatisée du hall d’exposition, où lance-roquettes chinois, blindés biélorusses et fusils d’assaut américains se disputent la vedette.
En cette fin du mois de février 2015, Jean-Yves Le Drian a fait le déplacement. Pour le ministre de la Défense de François Hollande, l’International Defence Exhibition & Conference (Idex), le plus important salon d’armement du Moyen-Orient, est un rendez-vous à ne pas manquer.
Lorsqu’il débarque à Abou Dhabi, le patron de la sixième armée du monde (300 000 hommes environ) a une nouvelle fois mis le paquet : le pavillon tricolore est le deuxième le plus imposant chez les Européens (derrière l’Allemagne mais devant le Royaume-Uni).
Des légionnaires du 2e régiment étranger de parachutistes ont été réquisitionnés pour faire la démonstration de leur équipement. Jean-Yves Le Drian a endossé ses habits de représentant de commerce. Tout sourire, il se comporte à Abou Dhabi, où il se rend déjà pour la neuvième fois en tant que ministre, comme s’il était chez lui, sur un marché de Bretagne. Poignées de mains et tapes dans le dos, l’ancien édile sait y faire. Quelques pas derrière : un jeune homme discret, qui n’a que 31 ans.
Fine moustache et barbe de quelques jours, Thomas Le Drian détonne un peu dans cet aréopage d’industriels plus âgés, de militaires à la retraite et d’acheteurs émiratis. Peu le connaissent. Officiellement, il n’exerce aucune fonction auprès de son père.
Diplômé de l’Institut supérieur de commerce de Paris en 2008, il a certes été contrôleur de gestion chez le fleuron français du transport maritime CMA-CGM pendant un an, de juin 2006 à juin 2007, mais il a ensuite poursuivi sa carrière comme consultant chez KPMG Advisory (janvier 2008-décembre 2012), avant de devenir conseiller de Jean-Pierre Jouyet, avocat et haut fonctionnaire proche de son père et intime de François Hollande, à la direction générale de la puissante Caisse des dépôts et consignations (CDC).
LE MINISTRE FRANÇAIS A-T-IL SAISI L’OCCASION D’UNE VISITE AUX ÉMIRATS POUR FAIRE PROFITER SON FILS DE SON CARNET D’ADRESSES ?
À la CDC, il s’est alors orienté vers l’immobilier, au sein de la Société nationale immobilière (SNI, devenue CDC Habitat en 2018). Quand il arpente les allées de l’Idex d’Abou Dhabi, Thomas Le Drian est directeur de cabinet du président du directoire de la SNI, André Yché.
Ce dernier a été directeur adjoint du cabinet d’Alain Richard, ancien ministre de la Défense du président Jacques Chirac, mais la présence du fils de Jean-Yves Le Drian à Abou Dhabi n’a malgré tout rien à voir avec la SNI, qui s’occupe de la politique de logement social de l’État français. « On savait que Thomas avait un poste officiel dans l’immobilier, mais aussi un rôle officieux dans les affaires, où le carnet d’adresses de son père était essentiel », se souvient un participant français de l’Idex.
(…)
Enquête – Mali-France : Jean-Yves Le Drian, VRP breton auprès d’IBK
2e partie:
Photo UNE: Jean-Yves Le Drian (c.), son fils Thomas (g.) et l’ex-président malien Ibrahim Boubacar Keïta (d.).
Par Mathieu Olivier et Vincent Duhem
« Jean-Yves Le Drian – Business, famille, patrie » (2/2). En 2015, une entreprise basée en Bretagne, la région d’origine de l’actuel ministre français des Affaires étrangères, obtenait le marché de la fabrication des passeports biométriques au Mali. Selon plusieurs sources, elle aurait bénéficié du soutien actif de celui qui était alors ministre de la Défense.
France-Afrique : Jean-Yves Le Drian a-t-il fait jouer ses réseaux au profit de son fils ? (1/2)
Dans le milieu des affaires, chez les grands industriels français et les géants de l’armement, Jean-Yves Le Drian est une valeur sûre. Et pour cause : la vente d’armes, il s’y prépare depuis 2006. À l’époque, la gauche n’est pas encore au pouvoir, et Ségolène Royal s’apprête à affronter Nicolas Sarkozy. Le Breton vient de décider de ne pas se présenter de nouveau aux législatives de 2007 et de se consacrer à sa région.
Mais l’ancien secrétaire d’État à la Mer n’entend pas se couper de Paris. Lors d’un déjeuner – « Chez Françoise », près de l’Assemblée nationale – avec Cédric Lewandowski, conseiller au Parti socialiste qui deviendra son directeur de cabinet, Le Drian évoque la nécessité de rester attentif à des opportunités gouvernementales. Lewandowski – franc–maçon du Grand Orient comme son futur patron – suggère la Défense. Le Breton, qui a commencé à travailler en tant que député au sein de la commission Défense de l’Assemblée dès 1978, acquiesce.
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Pour l’ancien maire de Lorient, le domaine militaire est une évidence. Né dans cette ville d’après-guerre en ruines, il s’est formé politiquement au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne, dont ses parents sont militants, et a grandi au contact de l’arsenal de la ville, qui a longtemps produit les navires de combat de la République française.
Réseau
La guerre et l’industrie. En 2006, ces deux piliers deviennent l’alpha et l’oméga de son ambition ministérielle, que quatre hommes se chargent de concrétiser : Lewandowski, évidemment, l’énarque François Roussely, son futur conseiller spécial Jean-Claude Mallet (aujourd’hui directeur des affaires politiques chez Total) et l’ancien officier de l’armée de terre Jean-Michel Palagos.
Ce groupe, baptisé Sémaphore, prépare officiellement les éléments de langage de la candidate Royal sur la défense. Mais il travaille en réalité pour Le Drian, qui multiplie déjà les rencontres avec les industriels et les militaires. Cela paie : en 2007, le Breton est appelé par Nicolas Sarkozy, qui a battu Royal, et travaille à un gouvernement d’ouverture. Le socialiste refuse. Il patientera cinq ans de plus, jusqu’à l’élection de François Hollande.
Mais le travail de Sémaphore, qui se réunit environ une fois par mois autour d’une bonne table durant le quinquennat de Sarkozy, a porté ses fruits. De l’avis de tous, Le Drian est devenu l’un des meilleurs connaisseurs du système militaro-industriel français, en particulier au sein d’une gauche française où l’utopie antimilitariste a encore ses adeptes.
Grâce à son Comité ministériel des exportations de défense (Comed, piloté par Lewandowski), il fait passer le montant des ventes d’armes françaises de 4,8 à 16 milliards d’euros lors de ses trois premières années à l’Hôtel de Brienne (« Le Phénomène Le Drian », Les Éditions du coin de la rue, 2016). Pour les industriels de la défense, le VRP breton fait figure de champion. Un statut largement assumé par l’intéressé, qu’il a continué à endosser après son passage à l’Europe et aux Affaires étrangères, en 2017, où il a embrassé sans rechigner le concept de « diplomatie économique » vanté par l’un de ses prédécesseurs, Laurent Fabius.
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