Serge Alain KOFFI
En Côte d’Ivoire, quelques 2.500 diplômés du Doctorat peinent à décrocher un poste d’enseignant-chercheur dans les universités publiques, où le déficit d’enseignants reste pourtant l’une des faiblesses. Si dans le passé, ce parchemin garantissait à son titulaire une insertion professionnelle rapide ou un emploi stable, ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Enquête.
Titulaire d’un doctorat en Sociologie de l’environnement, obtenu en 2020, Franck Tao aurait souhaité être enseignant-chercheur dans l’une des universités publiques de Côte d’Ivoire mais il doit encore patienter pour espérer un jour se prévaloir de ce titre et jouir de ses privilèges.
C’est qu’après avoir brillamment soutenu sa thèse, à l’université Félix-Houphouët-Boigny de Cocody, Franck Tao a, dans la foulée, tenté sans succès, le concours de recrutement de l’enseignement supérieur des assistants et attachés de recherche : “On était des dizaines de candidats en compétition dans les filières Sociologie et Anthropologie pour seulement deux ou trois places disponibles’’’, se souvient-il.
En attendant de réussir à ce concours et pour s’occuper, Dr Franck Tao a pu se faire recruter comme enseignant vacataire de Français au Cours secondaire Sainte Thérèse, un petit collège privé dans la commune de Koumassi, pour un salaire mensuel qui n’excède pas 120.000 FCFA (183,24 euros).
Contre mauvaise fortune, il tente de faire bon cœur : “c’est une étape importante parce qu’ici aussi je me forme à la pédagogie aux côtés des autres enseignants plus expérimentés que j’ai trouvés dans cette école’’, explique-t-il avec philosophie.
Même s’il ne désespère pas, il vit, toutefois, mal sa situation actuelle : “L’adéquation formation-emploi est problématique aujourd’hui en Côte d’Ivoire. On nous forme à l’université mais avec, au final, de faibles chances d’insertion’’, juge Franck Tao.
Pour lui, “Il faut mettre la recherche au cœur du développement’’ et “les docteurs peuvent apporter beaucoup’’.
“C’est triste si le pays doit engloutir des ressources importantes pour former des intellectuels sans pouvoir profiter de leur expertise. On est formé pour développer, pas pour rester à la maison’’ se désole-t-il.
Enseignant de Sciences de la vie et de la Terre (SVT) dans le même collège, Brice Ayekoué a, quant à lui, soutenu sa thèse de Doctorat en Sciences et technologies des aliments, option Enzymologie, en 2017, à l’université Nangui-Abrogoua (ex-Abobo-Adjamé).
“J’ai postulé cinq fois sans succès pour le test de recrutement d’enseignants-chercheurs. La dernière fois c’était l’année dernière. Dans ma filière, nous étions un peu moins de 20 candidats pour moins de cinq places disponibles’’, raconte-t-il.
A 45 ans révolus, il est aujourd’hui forclos pour les recrutements nouveaux. Son ultime opportunité est de se faire recruter pour des durées limitées en tant qu’enseignant contractuel. Ce qui serait le moindre mal, pour lui, même si les privilèges ne sont pas les mêmes.
La situation de Franck Tao et de Brice Ayekoué sont loin d’être des cas isolés en Côte d’Ivoire. Et le nombre de docteurs, encore sans emploi ou réduits à des emplois sous-qualifiés, suffit à conclure que le doctorat, aussi prestigieux soit-il, ne garantit plus une insertion professionnelle.
2.923 docteurs pour 326 postes d’enseignant-chercheurs…
Lors de l’unique session 2020 du concours de recrutement de l’enseignement supérieur des Assistants et Attachés de recherche, c’est un total de 2.923 candidatures qui avaient été déposées. Sur ce nombre impressionnant, seulement 326 candidats avaient été en fin de compte retenus pour les différents postes d’assistant et de chercheurs. Tous les autres devront patienter ou trouver un emploi ailleurs que dans la recherche ou l’enseignement supérieur public.
En 2019, c’étaient 2.428 candidatures pour 460 postes. Finalement, 498 candidats qui avaient été retenus, soit 354 Recrutements Nouveaux (RN), 119 Glissements Catégoriels (GC) et 25 Contrats.
La Plateforme des Docteurs d’Universités en attente de Recrutement en Côte d’Ivoire (PDURCI), un collectif informel, créé il y a quelques mois, revendique à ce jour “environ 2.500 membres’’. Combien sont issus des universités Félix Houphouet-Boigny de Cocody ? Nangui Abrogoua d’Abobo-Adjamé ? Alassane Ouattara de Bouaké ? Jean Lorougnon Guédé de Daloa ? “C’est maintenant que nous constituons notre base de données’’, a répondu l’un des membres.
Contactés par ALERTE INFO, les principaux responsables de ce collectif n’ont pas souhaité s’exprimer sur leur situation, de peur, selon l’un d’eux, de subir des représailles des autorités universitaires ou gouvernementales, qui pourraient leur reprocher de s’étaler dans la presse et de voir leurs noms biffés d’office de la liste des candidats lors du prochain test de recrutement.
En dépit de cette autocensure, il est de notoriété que la situation des docteurs, en activité (comme enseignants-chercheurs) ou ceux en quête d’emploi, n’a pas été un long fleuve tranquille ces vingt dernières années en Côte d’Ivoire.
En 2007, alors que son pouvoir faisait face à des grèves à répétition de l’intraitable Coordination nationale des Enseignants et Chercheurs (CNEC), dirigée par Flavien Traoré, le Chef de l’Etat d’alors Laurent Gbagbo, lui-même Chercheur de formation, s’était fendu d’un discours, le 1er mai, lors de la célébration de la fête de travail, qui avait suscité une vive indignation au sein de la communauté universitaire.
“Je leur ai expliqué qu’un doctorat, ce n’est pas la mer à boire. Nous tous, on a des doctorats, et puis, on est assis ici (…) Je suis chef d’Etat et je dispose de tous les instruments de l’Etat…Je voudrais vous dire solennellement et clairement qu’aucun assistant ne sera payé à deux millions de francs ici’’, avait-il sèchement répondu aux revendications corporatistes d’un groupe d’enseignants-chercheurs.
Aujourd’hui, les assistants et attachés de recherche, perçoivent un salaire mensuel qui s’élève à 500.000 FCFA (764,46 euros) voir 600.000 FCFA (917,35 euros).
Autre fait, autre date : en 2015, près de 300 docteurs en attente de recrutement, ne voyant rien venir, avaient entrepris d’organiser un sit-in, au Plateau, à quelques encablures du Palais présidentiel pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur leur situation. La manifestation n’était pas allée à son terme en raison du dissuasif dispositif de police mis en place.
Docteur en Histoire économique et sociale, Christophe N’guessan, faisait partie de ce groupe. Depuis 2016, il enseigne à l’université Jean Lorougnon Guédé de Daloa, où il a finalement été recruté à l’issue d’un test, le premier du genre.
“Avant, il n’y avait pas de test comme cela se déroule maintenant. Le recrutement se faisait, dans chaque département à l’université, uniquement sur la base de l’examen du dossier du candidat’’, explique-t-il.
Le changement du mode de recrutement n’a pas amélioré pour autant le sort de plusieurs diplômés du Doctorat, empêtrés dans la précarité et le chômage, après de longues et intellectuellement exigeantes études.
Ancien ministre de la Fonction publique d’abord, puis de l’Enseignement supérieur entre 2012 et 2016, Gnamien Konan se souvient avoir vu parmi les agents de ces ministères certains “(qui) avaient le doctorat dans des domaines très pointus mais qui étaient réduits à de simples rôles de chargés d’Etudes’’.
La principale difficulté de l’insertion professionnelle des docteurs réside, selon lui, dans l’insuffisance des moyens financiers de l’Etat malgré un “déficit avéré d’enseignants dans les universités’’.
“Les postes de travail ne sont pas pris en charge financièrement par la Fonction publique ou les universités. Mais plutôt par le ministère de l’Economie et des finances, qui fait ses calculs en fonction des départs à la retraite et vous dit, par rapport à son budget, que vous avez tel montant ou moyens à votre disposition. A vous de traduire ces moyens en terme de postes à pourvoir. Donc, l’Etat ne peut recruter des enseignants parce qu’il ne peut pas augmenter sans limite sa charge salariale. La masse salariale est trop importante en Côte d’Ivoire. Un pays ne peut pas mobiliser plus de 50% de ses ressources pour payer les salaires. Sinon c’est la faillite. La norme, c’est 35%’’, analyse-t-il.
Selon lui, si l’Etat avait les moyens de recruter, il ne permettrait pas que des enseignants fassent des heures supplémentaires dont le paiement a presque toujours été un point d’achoppement entre ces derniers et le gouvernement.
Pour résorber le chômage des docteurs qui “décrédibilise l’école’’, Gnamien Konan, propose deux choses : la suspension momentanée ou la réduction des filières universitaires où il y a une crise de débouchés et la substitution de l’enseignement général par l’enseignement technique et professionnel.
Des propositions empruntées aux exemples japonais et rwandais. En juin 2015, le gouvernement du Premier ministre japonais Shinzo Abe avait demandé aux 86 universités nationales publiques du pays d’ “accélérer la suppression des départements de sciences humaines et sociales ou de les transformer en départements répondant mieux aux besoins de la société’’
Dans cette directive “non contraignante’’, le gouvernement japonais demandait concrètement aux présidents de ces universités de “réfléchir pour orienter les jeunes de 18 ans vers des domaines hautement utiles où la société est en demande’’.
Plus récemment, l’Université du Rwanda (UR), le principal établissement d’enseignement supérieur du pays, a également décidé de lancer une reforme de ses programmes d’enseignement, qui devrait conduire à la suppression de certaines filières jugées inadaptées au marché de l’emploi, parmi lesquelles les arts et sciences sociales.
Appliquer une telle mesure en Côte d’Ivoire serait une erreur, selon Dr Brice Gnapia, enseignant- chercheur à l’Institut national polytechnique Félix Houphouët-Boigny (INP-HB) de Yamoussoukro et chef de département des études prospectives et de la veille stratégique au Ministère de l’Enseignement Supérieur.
“En matière d’éducation, on n’applique pas systématiquement ce que les autres font’’ ce d’autant plus que “les métiers du futur en Europe ou en Asie ne sont pas forcément des métiers du futur en Afrique’’, explique Dr Brice Gnapia, auteur d’un livre paru en 2019 et intitulé “Le système éducatif que mérite la Côte d’Ivoire’’.
Un système de recrutement jugé “opaque’’….
En Côte d’Ivoire comme partout dans le monde, le principal débouché des doctorants reste le poste d’enseignant-chercheur à l’université. Malheureusement, il y en a beaucoup pour de moins en moins de places disponibles. Ainsi, la proportion de docteurs occupant un emploi sous-qualifié a augmenté ces dernières années.
Même si l’Etat mettait en place un plan pluriannuel d’embauches massives, cela ne suffirait pas à absorber cet important flux. Et pour avoir une chance dans un tel contexte, il faut souvent faire jouer le piston.
Selon plusieurs témoignages concordants recueillis, le seul mérite ne suffit pas pour réussir le test de recrutement.
Pour l’actuel secrétaire général de la CNEC, Professeur Johnson Zamina Kouassi, “certaines formes peu orthodoxes autour du concours semblent ressembler à une foire aux pratiques mafieuses’’
“Depuis que le concours de recrutement des Assistants et Attachés de recherche est instauré et que l’effectif de docteurs croit à l’échelle exponentielle, survient une étonnante subjectivité déconcertante au détriment de la compétitivité dans l’embauche des fonctions enseignantes et de la recherche dans le supérieur tant la concurrence nationale connait un essor’’, écrit-il dans un livre à paraitre, dont quelques bonnes feuilles, ont été transmises à ALERTE INFO.
Enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody, Professeur Roger Langui avait poussé une gueulante sur les réseaux sociaux en décembre 2020 après la publication des noms des candidats retenus à l’issue d’un test de recrutement.
“Quand on a encadré un étudiant du Master au Doctorat, quand on a vu ce qu’il a traversé chaque jour, les efforts et les progressions qu’il a réalisés, entendre qu’il ne peut être recruté à cause d’un système opaque, nous amène à nous interroger pourquoi leur en exiger autant quand on sait qu’ils seront sacrifiés sur l’autel de l’impolitique ?’’, avait-il écrit sur Facebook notamment.
Une publication qui fait écho aux griefs de Dr Brice Ayekoué, qui dénonce également un test de recrutement aux contours obscurs: “Si ça ne tenait qu’aux notes, j’aurais été admis depuis longtemps. Le recrutement se fait certainement sur une autre base. Sûrement pas sur la valeur intrinsèque des candidats’’, fait-il observer. Franck Tao parle, quant à lui, de “copinage’’ comme critère d’admission à ce concours.
“En réalité, il y a certains qui ont payé leur recrutement. Et d’autres qui ont mis à contribution leurs amitiés’’, témoigne pour sa part, Dr Christophe N’guessan.
Selon les mêmes témoignages concordants évoqués plus haut, “le coût’’ du succès au test de recrutement oscille entre 1 et 2, 5 millions de FCFA (entre 1.528,97 et 3.822,43 euros).
A la pratique, le recrutement des Enseignants-chercheurs est pourtant du ressort de la Commission Nationale de Recrutement des Enseignants du Supérieur (CNRES), présidée par le ministre de l’Enseignement supérieur et qui comprend plusieurs structures, notamment le ministère de la Fonction publique, les Universités et Grandes Ecoles Publiques.
Dans son fonctionnement, la CNRES statue sur les candidatures à l’emploi d’Assistants en deux sessions ordinaires par an et en autant de sessions extraordinaires jusqu’à épuisement des postes budgétaires de l’année.
Plus de la moitié des docteurs s’orientent vers l’enseignement supérieur et la recherche qui reste un débouché mineur (avec au mieux quelques centaines de postes ouverts par an) et très peu travaillent dans les autres fonctions publiques. Une porte de sortie est-elle, alors, envisageable dans le secteur privé ?
L’insertion professionnelle des docteurs hors du monde académique n’est pas non plus évidente même si certains l’ont réussie. Malgré un doctorat en Droit qui le prédestinait presque naturellement à l’enseignement au supérieur, l’actuel Directeur général du quotidien gouvernemental Fraternité-matin, Venance Konan s’est plutôt orienté vers le journalisme avec un succès reconnu de tous.
“Je n’aurais pas été un bon enseignant’’, expliquait-il, lors d’une conférence publique au Lycée Moderne de Daoukro.
Pour Georges Kouassi, docteur en Lettres modernes option littérature française et enseignant au Collège les Orchidées à Abobo, il est “presque absurde’’ de demander aux docteurs de s’orienter hors du monde académique.
“Le policier qui est formé à l’école de police ou le gendarme à l’école de gendarmerie, que pourrait-il faire si on lui demandait de s’orienter vers un autre secteur après sa formation ?’’, questionne-t-il, avant de conclure plus incisif : “Le doctorat, c’est la promesse d’un emploi. Qu’on tienne la promesse et qu’on ne m’oblige pas à faire autre chose’’.
Alerte info/Connectionivoirienne.net
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