Focus sur la Côte d’Ivoire et le Niger sur la gestion des migrations
Alice Guebs et Claire Zutterling – 18 janvier 2021
En 2019, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a recensé 8,4 millions de migrants[1] en Afrique de l’Ouest. Moins de 10 % d’entre eux se rendent en Europe. Contrairement aux idées reçues, l’essentiel des migrations est donc sud-sud, voire intra régional : 84 % des migrants ouest-africains se dirigent vers un autre pays de la sous-région.
Les flux migratoires dans la sous-région sont dominés par des mouvements partant des États enclavés du Sahel vers les pays du littoral. Le profil migratoire de chaque pays est cependant différent : la Côte d’Ivoire et le Nigeria, deux États côtiers, accueillent le plus de migrants, avec respectivement 2,6 et 1,3 millions de Maliens, Sénégalais, Burkinabés et Guinéens[2]. Le Mali et le Burkina Faso, pays enclavés, sont quant à eux d’importantes terres d’émigration. Près de 10 % de la population burkinabè et 7,6 % des Maliens vivent en dehors de leur pays d’origine[3]. Enfin, d’autres États servent de zone de transit. C’est le cas du Niger, devenu un important pivot pour les migrants souhaitant gagner la Libye, l’Algérie ou l’Europe. Le Sénégal, quant à lui, est à la fois une source importante d’immigrants, d’émigrants et un point de transit. Il existe également des corridors migratoires entre certains États comme l’illustre le cas des migrants burkinabè qui privilégient l’émigration[4] vers la Côte d’Ivoire.
Considérant que la majorité des flux migratoires s’opère au niveau sous-régional, l’objectif de cet éclairage est de comprendre la manière dont les pays ouest-africains abordent la question des migrations sur leur territoire. Nous commencerons d’abord par évoquer les principales causes des migrations au sein du sous-continent africain. Ensuite, nous analyserons l’approche adoptée et les mesures mises en place par l’organisation sous régionale ouest-africaine, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Enfin, nous nous pencherons sur les politiques d’accueil et de contrôle des migrations développées par la Côte d’Ivoire, à la fois pays d’accueil et d’émigration, et le Niger, pays « de transit ».
Principaux facteurs de migration au sein des pays de la CEDEAO
Plusieurs études menées par des organisations internationales comme l’OCDE et l’ONU[5] identifient principalement trois facteurs à l’origine de l’émigration en Afrique de l’Ouest. Le premier est d’origine socio-économique[6]. Un grand nombre de migrants sont en effet à la recherche d’un meilleur avenir, ce qui leur est difficilement accessible vu le chômage structurel et une mobilité ascendante limitée dans leur pays d’origine. D’après une enquête de l’OCDE menée en 2017, à la question « qu’est-ce qui vous pousse à migrer vers un autre pays ? », 86 % des Ivoiriens ont répondu « un meilleur salaire ou la possibilité d’envoyer de l’argent à mon foyer »[7]. Les Nigériens sont également pour la plupart des migrants économiques peu qualifiés fuyant les difficultés structurelles du secteur de l’agriculture et le manque de perspective d’emploi dans leur pays.
Contrairement à la croyance répandue, ces migrants économiques ne sont pas originaires des pays les plus pauvres et ne migrent pas principalement vers les pays « plus riches » en Europe. En effet, les migrants ouest-africains qui optent pour l’Europe proviennent en majorité des pays qui bénéficient d’un certain développement économique, comme la Côte d’Ivoire[8].
Quant aux deux autres facteurs déterminants qui peuvent mener à l’émigration, il s’agit de l’insécurité et des problèmes environnementaux. Précisons que les personnes fuyant les conflits ou les persécutions politiques ont tendance à se réfugier dans les pays limitrophes. En ce qui concerne les problèmes environnementaux, il s’agit pour les personnes de fuir les conséquences directes de catastrophes naturelles ou les conséquences indirectes du changement climatique comme la perte de productivité agricole, de capital économique et de revenu[9].
En Afrique de l’Ouest, la question des migrations a longtemps été considérée comme un phénomène positif historiquement ancré, ne nécessitant peu ou pas d’action étatique[10]. Néanmoins, les pays de la sous-région ont progressivement pris conscience de l’importance de porter attention aux flux migratoires. En 2017, le président de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, identifiait les migrations comme « l’un des trois défis majeurs qui auront un impact important sur l’avenir de notre planète et sur les relations entre l’Europe et l’Afrique »[11]. Les instruments légaux et de contrôle aux frontières se sont alors développés afin de mieux encadrer les migrations, protéger les migrants[12] et prévenir les trafics en tout genre (armes, drogues, êtres humains)[13].
La gestion des migrations à l’échelle régionale : la CEDEAO
Dès sa fondation, la CEDEAO érige la libre circulation en un de ses principes fondateurs. Elle signe six protocoles entre 1979 et 1993, établissant entre autres le droit d’entrée, l’abolition du visa pour un séjour de moins de 90 jours ou encore le droit de résidence au sein des États membres de la CEDEAO.
Elle souhaite « pallier les effets disruptifs de la création arbitraire de ses frontières »[14] et définit les migrations comme un phénomène positif permettant d’enrayer chômage et pauvreté[15]. Ces protocoles ne font toutefois que consacrer des flux migratoires déjà existants en opérant une « légitimation par le haut des migrations intrarégionales »[16]. La CEDEAO coopère également avec l’Union africaine[17] et ses partenaires internationaux afin de « fournir un cadre permettant d’améliorer la gouvernance de la migration de main-d’œuvre au sein de la région »[18].
Dans les années 2000, certaines études[19] ont noté un changement de stratégie de la CEDEAO et une influence de la politique migratoire européenne : dans son Approche commune sur la Migration de 2008, elle privilégie entre autres « le contrôle et la restriction des migrations interrégionales, et particulièrement vers l’Europe, au détriment de la consolidation de la liberté de circulation intrarégionale »[20], menant au renforcement des contrôles aux frontières internes de l’espace ouest-africain. Plusieurs réunions, à l’instar de celle d’Abuja en 2017, ont ainsi eu pour principal objectif de « freiner les départs des ressortissants de la CEDEAO », conduisant certains à dénoncer le non-respect des engagements africains en raison de la pression des pays européens[21].
Si les différents protocoles de la CEDEAO ont en partie favorisé les migrations au sein de la sous-région, l’absence de mécanismes de régulation juridiquement contraignants et de sanctions mène à une mise en œuvre seulement partielle de l’harmonisation entre la législation régionale et les législations nationales. L’ambition de la CEDEAO d’établir une zone de libre-circulation se heurte en effet à la volonté de ses États membres, dépendant de leur contexte national respectif. En outre, on peut noter que 46,7 % des migrants en Afrique de l’Ouest sont des femmes[22] exposées à des risques spécifiques comme le harcèlement et l’exploitation sexuelle. En 2015, la CEDEAO a tenu à souligner la question du genre à travers un plan d’action « Genre et migration »[23]. Cependant, cette question est restée en pratique très peu abordée du fait du manque de mécanismes d’application du texte et de suivi à l’échelle nationale[24].
La Côte d’Ivoire face à un double enjeu : l’immigration et l’émigration
Avec 2,6 millions de migrants recensés par l’OIM en 2020, soit environ 10 % de sa population, la Côte d’Ivoire est le pays qui en héberge le plus en Afrique de l’Ouest[25]. Les migrants sont originaires de principalement trois pays limitrophes et du Bénin : 56 % viennent du Burkina, 19,8 % du Mali, 5,8 % de Guinée et 2,7 % du Bénin[26]. La plupart d’entre eux sont employés dans le secteur de l’agriculture, de la pêche ou de l’industrie et sont peu qualifiés.
Dès son indépendance en 1960, la Côte d’Ivoire promeut l’immigration sur son territoire pour répondre à la demande de main-d’œuvre, principalement dans le domaine agricole. Ainsi, de nombreux Burkinabés, Guinéens ou encore Libériens s’installent dans le pays.
Le pays établit des instruments juridiques, comme des accords bilatéraux sur la libre circulation des personnes et des biens, notamment avec le Mali et le Sénégal[27], et met en place des mesures incitatives comme l’accès à la propriété foncière ou aux services sociaux afin de rendre le pays attractif pour les travailleurs[28]. Conformément au protocole de 1986 de la CEDEAO, la Côte d’Ivoire garantit l’accès à une activité économique pour tous les ressortissants de la sous-région[29].
Cependant, à partir des années 1990, l’instrumentalisation du concept d’« ivoirité »[30], couplé à une crise économique, mène à l’émergence d’un discours hostile envers les étrangers et l’instauration de mesures restrictives en matière d’immigration[31]. Ces mesures reviennent ainsi sur les politiques libérales des décennies précédentes, mettant en cause « les droits précédemment acquis »[32]. En 1998, le Conseil économique et social ivoirien publie un rapport dans lequel il énumère les conséquences négatives de l’immigration sur l’équilibre démographique, socio-économique et sécuritaire du pays, témoignant de l’approche hostile de l’État ivoirien envers les étrangers à cette époque.
Depuis 2002, dans un contexte de résolution de la crise socio-politique et avec la volonté « d’être à nouveau un pôle attractif de la sous-région »[33], la Côte d’Ivoire impulse une nouvelle vague de mesures de libéralisation en matière d’immigration, amendant certaines lois promulguées lors de la décennie 1990[34]. En 2013, le Parlement ivoirien vote un projet de loi nommé « régime spécial en matière d’acquisition de la nationalité », permettant « aux personnes qui vivaient sur le territoire ivoirien avant 1961, à celles nées en Côte d’Ivoire de 1961 à 1972 et à leurs descendants nés par la suite dans le pays, d’obtenir la nationalité ivoirienne par simple déclaration ».
À partir des années 2000, alors que la Côte d’Ivoire est encore peu touchée par le phénomène d’émigration, les crises post-électorales de 2002 et 2010-2011 poussent des milliers d’Ivoiriens à quitter leur pays[35]. Les Ivoiriens fuyant les violences électorales se réfugient surtout dans les pays limitrophes, un scénario qui s’est reproduit en octobre 2020, lorsque 8 000 Ivoiriens, se sont réfugiés au Liberia, au Ghana et au Togo[36]. Désormais, la croissance économique de la Côte d’Ivoire a permis à de nombreux Ivoiriens de supporter les coûts du périple migratoire vers l’Europe, à la recherche de meilleures perspectives d’emplois et de vie. Ainsi, en 2016, 13 000 Ivoiriens sont recensés sur les côtes italiennes, représentant une augmentation de 230 % par rapport à l’année 2015[37].
La Côte d’Ivoire fait donc face à un double enjeu : l’immigration et l’émigration. Pourtant, le pays ne possède pas de politique migratoire globale[38] et les acteurs en charge de la gestion migratoire sont fragmentés entre six ministères différents[39]. Plus précisément, le volet émigration a suscité un intérêt moindre et plus tardif de la part du gouvernement ivoirien que celui de l’immigration. L’OIM avance deux facteurs explicatifs[40] : premièrement, l’immigration étant un enjeu significatif pour le pays, elle a occulté les questions d’émigration.
Deuxièmement, l’idée selon laquelle l’émigration des Ivoiriens est un phénomène limité est largement répandue au sein de la classe dirigeante ivoirienne.
Néanmoins, le pays a créé une Direction générale des Ivoiriens de l’extérieur dont l’objectif est « l’assistance aux Ivoiriens qui vivent à l’étranger en encourageant et en coordonnant les initiatives visant leur regroupement » et « la promotion de leurs intérêts et leur protection »[41]. Afin de favoriser les retours de ses émigrants, la Côte d’Ivoire a également lancé des mesures incitatives comme l’octroi d’argent liquide et un accompagnement administratif[42]. De 2016 à 2019, le ministère de l’Intégration africaine et des Ivoiriens de l’extérieur a rapatrié plus de 5 000 personnes, principalement de Libye, mais aussi du Gabon et d’Angola avec la participation de l’OIM[43]. Cependant, d’après une enquête menée en 2017 par l’OCDE et le Centre Ivoirien de recherche économique et sociale, près d’un migrant de retour sur trois envisage d’émigrer à nouveau l’année suivante[44]. En effet, ils se heurtent toujours aux mêmes causes, le plus souvent d’ordre professionnel et financier, les poussant à quitter le pays. De plus, l’État ne dispose pas d’une politique coordonnée d’aide au retour, ce qui entraîne des problèmes de réintégration sociale et de chômage.
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