En Côte d’Ivoire, les jeunes « retournés » bouleversent l’équilibre des villages
Dans les campagnes du pays bété, l’arrivée d’une jeunesse déçue notamment par Abidjan perturbe l’ordre établi et remet en cause les privilèges des aînés.
Propos recueillis par Yassin Ciyow Mondeafrique.fr
Dans son livre Retour au village, qui sort ce jeudi 26 novembre aux éditions Karthala, l’ethnologue Léo Montaz se penche sur la situation des « retournés » ivoiriens, de jeunes urbains déçus de la ville qui reviennent s’installer au village. Dans les campagnes du pays bété, une région située au centre-ouest de la Côte d’Ivoire, l’arrivée de ces jeunes bouscule l’ordre établi et remet en cause les privilèges des aînés, propriétaire des terres, créant une nouvelle dynamique rurale.
Vous vous êtes intéressé à l’exode urbain en Côte d’Ivoire. Quand le phénomène a-t-il commencé ?
Ce mouvement de retour au village prend sa source dans les crises économiques des années 1970 liés aux chocs pétroliers. A l’époque, de nombreux Ivoiriens perdent leur emploi et commencent à quitter les villes. Le phénomène s’intensifie tout au long des années 1980 et 1990 avec la paupérisation d’une partie de la population d’Abidjan, à tel point que, depuis 1984, le pays enregistre une décroissance migratoire urbaine.
Cela ne veut pas dire que les villes ne grandissent pas, loin de là, mais les villages croissent plus vite encore. La crise [post-électorale qui a fait quelque 3 000 morts] de 2010-2011 semble avoir encore accentué la dynamique. Dans le pays bété que j’ai étudié, on estime qu’environ les trois quarts des autochtones dans les villages sont des gens qui ont fait un « retour à la terre ». C’est considérable.
Qui sont ces « retournés » ?
Les profils sont assez divers. Certains sont des étudiants qui ont interrompu leur cursus faute de perspectives professionnelles à Abidjan, où le marché de l’emploi est extrêmement concurrentiel. Mais la plupart de ceux qui reviennent sont des jeunes qui pratiquaient ce qui est communément appelé la « débrouille » : des petits boulots dans les transports, la vente d’unités téléphoniques… Des précaires qui ne parviennent pas à subvenir à leur besoin en ville.
Ces retours au village ne se font pas sans bouleverser les équilibres locaux. Comment se passe l’intégration des « retournés » ?
Les années 1990 coïncident avec une politisation très forte de ces jeunes. Constitués en association de jeunesse villageoise, ils demandent un meilleur accès à la terre. Mais le rapport de force ne leur est pas favorable dans un contexte marqué par une forte présence dans les plantations d’étrangers venus du nord et aux privilèges fonciers des aînés autochtones. Ces derniers reçoivent des dons ou des petites aides financières de la part des allogènes qu’ils autorisent à cultiver leurs terres. Une relation de dépendance qu’ils ne peuvent pas instaurer avec leurs enfants qui se considèrent comme leurs héritiers. Les jeunes se retrouvent donc pour la plupart exclus de l’accès au foncier.
Les décisions sur le développement du village restent également la chasse gardée des aînés. Les jeunes souhaiteraient avoir leur mot à dire sur la création d’infrastructures, l’organisation des cérémonies ou l’émergence de nouveaux commerces. Par exemple, pendant longtemps les maquis étaient mal vus au village, mais les « retournés » ont fini par les imposer, et avec eux une certaine culture urbaine.
S’ils n’ont pas accès à la terre, que font ces jeunes qui se réinstallent à la campagne ?
La plupart se sont convertis en entrepreneurs de la ruralité. Ils ouvrent des commerces : salon de coiffure, atelier de mécanique, boutique de téléphonie. Des activités qui connaissent un large succès, car il n’y a pas vraiment de concurrence. Alors qu’à Abidjan, chacun se bat pour son petit bout de trottoir, au village, les jeunes sont seuls et réussissent.
Quel impact a leur émancipation financière et politique sur les rapports avec les autres villageois ?
Elle remet en cause une chose très importante en Côte d’Ivoire comme ailleurs en Afrique : le droit d’aînesse. En contestant les privilèges associés à la position des anciens, les jeunes transforment les villages. Ils pèsent dans l’économie, deviennent les moteurs du développement, ont les moyens de prendre en charge financièrement leurs enfants ou d’autres gens de leur génération.
Notons que cette contestation de l’ordre établi et les tensions intergénérationnelles existent aussi en ville. On l’a vu récemment avec les critiques adressées aux vieilles figures de la politique nationale, qu’elles briguent un troisième mandat comme Alassane Ouattara ou se démènent pour rester chef à 86 ans, comme Henri Konan Bédié. Les jeunes reconnaissent de moins en moins leur légitimité à décider pour eux.
Les villes, notamment Abidjan, sont restées plutôt calmes ces derniers mois, alors que des violences explosaient ici et là à l’approche de l’élection présidentielle. Diriez-vous que les urbains sont moins politisés que les ruraux ?
Oui. Une des premières choses qu’a faite le président Ouattara en arrivant au pouvoir en 2011 a été de casser la « Sorbonne », cet immense parlement de rue niché dans le quartier central du Plateau où les jeunes se rassemblaient pour discuter de l’actualité. Tous ces endroits qui étaient des lieux de rassemblement et de débats ont quasiment disparu des grandes villes, mais pas des villages ! Dans le pays bété, les jeunes se retrouvent le soir pour parler politique, après avoir suivi l’actualité nationale sur leur téléphone durant la journée.
A vous lire, on a le sentiment que les villages ivoiriens sont presque plus dynamiques que les grands centres urbains. On est loin de l’image d’une ruralité ivoirienne moribonde…
Ce qui est certain, c’est que les « retournés » ont apporté une forme d’urbanité au village. Aujourd’hui, on y trouve des espaces zouglou [un genre musical populaire et urbain né en Côte d’Ivoire] qui n’existaient pas il y a dix ans, des maquis, mais aussi des activités de services. La dynamique est aussi politique et on l’a vu lors des dernières élections : les barrages, les marches, les affrontements ont surtout eu lieu en zone rurale et ont été initiés par des jeunes.
Yassin Ciyow (Abidjan, correspondance)
Commentaires Facebook