Après les retraits du Benin et de la Côte-d’Ivoire, pourquoi l’UA doit reformer la Cour Africaine (Cadhp)

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Le juge ivoirien Sylvain Oré, président de la CADHP

Le dérapage de trop, selon le chef de l’Etat

Patrice Talon n’a pas aimé l’ordonnance de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Cadhp) dans le différend qui opposait la banque Société générale Bénin à des particuliers. Dans l’interview accordée à Jeune Afrique, le chef de l’Etat a voulu lever l’équivoque et mettre fin aux amalgames. La sortie du Bénin du Protocole de la Cour africaine n’est en rien motivée par la décision rendue au profit de Sébastien Ajavon. La Cadhp a surtout empêché la Sgb de faire prévaloir sa garantie pour recouvrer un prêt de 15 milliards de francs octroyés à des promoteurs privés. Selon le chef de l’Etat béninois, c’est la goutte d’eau de trop. « Depuis quand une Cour des droits de l’homme interfère-t-elle dans un conflit commercial ? Quelle est sa compétence en la matière ? », s’est interrogé Patrice Talon. C’était pour lui, le dérapage de trop qui a acté la sortie du Bénin du Protocole de la Cadhp.

Il faut sauver la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples !

Par Samira Daoud et Marceau Sivieude, Bureau Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale

Le 28 avril, la Côte d’Ivoire a retiré la possibilité à ses citoyens et aux ONG de saisir la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples pour dénoncer les possibles violations des droits humains par l’Etat.

Le Bénin l’avait précédé de peu en formulant ce retrait le 24 mars, tout comme la Tanzanie en novembre 2019 et le Rwanda en 2016. Lorsque ces retraits auront tous pris effet, seuls le Burkina Faso, le Mali, le Malawi, la Gambie, le Ghana et la Tunisie autoriseront cette saisine. Cette tendance est inquiétante. Elle démontre un recul net de la protection des droits humains dans les pays ayant opéré ces retraits. Elle met à mal le système africain de protection des droits humains.

La Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples est l’organe judiciaire supranational de protection des dispositions de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, basée à Arusha, en Tanzanie. A l’instar de la Cour européenne des droits de l’Homme ou de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, elle peut juger le respect par un Etat de ses obligations en matière de protection des droits humains.

Cette Cour a mis du temps à se mettre en place compte tenu des nombreux obstacles politiques mis en travers de son chemin par des chefs d’Etat et de gouvernement peu enclins à voir une institution indépendante juger du comportement des autorités en matière de protection des droits humains. C’est en 1994 que l’Organisation de l’Unité Africaine a déclenché le processus d’élaboration du protocole portant création de la Cour. Et ce n’est que sous la pression de la société civile africaine et internationale que ce protocole sera adopté en 1998 et entrera en vigueur en 2004. Il faudra attendre 2009 pour que la Cour rende sa première décision.

Depuis sa création, la Cour a été saisie de 268 affaires déposées par des individus ou des ONG. 90 affaires étaient finalisées à mars 2020. La Cour a eu à se prononcer sur de nombreuses plaintes portant en particulier sur le droit à un procès équitable, mais également d’autres droits tels que la liberté d’expression ou encore le respect de la dignité et l’interdiction de la torture, créant une jurisprudence d’importance pour le continent.

Parmi ses décisions les plus retentissantes, en 2015, la Cour a demandé au Burkina Faso de reprendre les investigations en vue de rechercher, poursuivre et juger les auteurs des assassinats de Norbert Zongo, le journaliste d’investigation retrouvé mort calciné avec trois de ses compagnons dans sa voiture, en 1998. En mai 2017, la Cour a conclu à la violation par le Kenya des droits et libertés du peuple Ogiek, chassé sans consultation de ses terres ancestrales dans la forêt Mau.

En posant leur acte de retrait, les autorités ivoiriennes ont dénoncé le fait que la Cour avait violé la souveraineté de l’Etat et s’était immiscée dans ses affaires intérieures. Pourtant c’est bien en toute souveraineté que la Côte d’Ivoire a ratifié la Charte africaine et le protocole de la Cour et accepté que les individus et les ONG puissent la saisir. Par ailleurs la Cour ne peut être saisie par ceux-ci que si et seulement si les voies de recours internes ont été épuisés. Il revient donc aux Etats en premier lieu de garantir la protection des droits humains.

L’excuse de la souveraineté n’est en fait que le vernis qui couvre l’absence de volonté des autorités concernées d’accepter la critique sur leur gouvernance. Dans un contexte politique sensible à quelques mois de l’élection présidentielle, la décision de retrait est venue juste après l’ordonnance de mesures provisoires de la Cour demandant la suspension du mandat d’arrêt émis par la justice ivoirienne contre Guillaume Soro et la remise en liberté provisoire des dix-neuf proches et partisans de l’ancien président de l’Assemblée nationale, afin de préserver leurs droits le temps que la Cour puisse examiner le fond de l’affaire portée par ceux-ci contre l’Etat de Côte d’Ivoire.

Au Bénin, les autorités ont à plusieurs reprises imposé le silence des voix critiques depuis les élections législatives organisées en avril 2019 sans la participation des partis d’opposition exclus du processus et la répression des manifestations de l’opposition qui a fait au moins 4 morts en toute impunité.

Au moins 17 journalistes, blogueurs et militants politiques ont été poursuivis en deux ans au titre d’une loi portant code du numérique qui restreint de manière disproportionnée le droit à la liberté d’expression et la liberté de la presse, en violation du droit international. Pas étonnant dans ce contexte que les autorités aient décidé de retirer le droit de recours des individus à la Cour africaine qui avait par ailleurs pris une décision favorable à l’opposant politique Sébastien Ajavon en 2019.

La Côte d’Ivoire, le Bénin, la Tanzanie et le Rwanda étaient aux avant-gardes des pays africains en permettant l’accès direct des individus et des ONGs à la Cour. Le retrait de cet accès est un signal fort du recul des droits humains dans ces pays. Les autorités concernées devraient revenir sur leur décision et les autres Etats membres de l’Union Africaine devraient réagir en apportant leur soutien au système régional de protection des droits humains, sous peine de le voir s’effondrer.

« Il faut réformer la Cour Africaine des Droits de l’Homme »

Par Philippe Randrianarimanana

En retirant à la Cour Africaine la compétence d’être saisie directement par leurs citoyens et ONG, la Côte d’Ivoire et le Bénin mettent en lumière les contradictions de cet instrument chargé de la protection des droits de l’homme en Afrique. Pour le juriste et militant ivoirien Arsène Nene Bi, cette crise nécessite l’ouverture d’un dialogue entre la Cour, les États et les sociétés civiles africaines.

En activité depuis 2006, la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, basée à Arusha en Tanzanie, découle du Protocole de Ouagadougou de 1998. Avec la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP), la Cour a pour mission de protéger les droits humains. Elle peut être saisie par la Commission, un Etat africain ou une organisation intergouvernementale africaine.

Dès son ébauche, des Etats africains ont refusé que les citoyens puissent la saisir directement. Finalement, le protocole relatif à la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples portant création de la Cour est adopté après trois sommets et conditionne la saisine par les citoyens et ONG à une déclaration de compétence spéciale et facultative à faire par tout Etat participant au Protocole.

Sur les 55 Etats membres de l’Union Africaine, 30 ont ratifié le protocole, 10 ont réalisé une déclaration de compétence, mais 4 ont décidé de retirer leur déclaration.

Entretien avec le docteur Arsène Nene Bi, enseignant-chercheur en droit public et président de Actions pour la Protection des Droits de l’Homme (APDH) en Côte d’Ivoire, ONG ayant statut d’observateur à la CADHP.

TV5MONDE : Selon plusieurs ONG ivoiriennes des droits humains dont « Actions pour la Protection des Droits de l’Homme (APDH) » que vous présidez, le retrait de la Côte d’Ivoire de sa déclaration de compétence de la Cour africaine est une décision légale mais illégitime, qu’est ce que cela signifie ?

Dr Arsène Nene Bi : Reconnaître aux Ivoiriens et aux ONG le droit de saisir la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples depuis 2013 puis le retirer aujourd’hui, c’est un recul dont la Côte d’Ivoire n’a pas besoin.

Cette décision du gouvernement ivoirien annoncée le 29 avril est disproportionnée car la Côte d’Ivoire se fonde sur une seule affaire en cours à la Cour africaine pour priver l’ensemble des citoyens de ce droit de saisine. Dans cette affaire opposant l’ex-Premier ministre en exil Guillaume Soro et ses proches contre l’Etat ivoirien, la Cour n’a pris que des mesures provisoires (Le 22 avril, elle demande à la Côte d’Ivoire de lever le mandat d’arrêt contre Soro et de libérer ses 19 proches en mandat de dépôt, ndlr).

Rien ne préjuge que la décision finale sur le fond aille dans un sens ou un autre. L’Etat ivoirien aurait pu attendre, d’autant plus que ces mesures provisoires doivent être exécutées par la Côte d’Ivoire, en principe.

En principe, ce retrait de déclaration de la Côte d’Ivoire doit prendre effet dans un an, est-ce que cela est acquis ou contesté ?

Il y a trois précédents : d’abord le Rwanda, puis la Tanzanie et tout récemment le Bénin, une semaine avant la Côte d’Ivoire. En 2016, le Rwanda avait demandé un effet immédiat de son retrait, mais la Cour Africaine avait déclaré qu’il fallait un délai d’un an. Le Rwanda a refusé. Il n’a plus donné suite à la procédure et a demandé à la Cour Africaine de cesser de communiquer avec lui.

Au final, l’Union africaine n’a pas été capable de prendre de sanctions. A l’époque, le président rwandais Paul Kagamé en était le vice-président, et il a pris la présidence de l’organisation panafricaine deux ans plus tard.

Qu’est-ce qui a provoqué le retrait de ces Etats africains ?

Ces Etats accordent plus d’importance à leur souveraineté qu’aux droits humains. Pour la Côte d’Ivoire, le gouvernement avance que ce n’est pas une décision politique, mais avant tout un droit. Il reproche aussi à la Cour Africaine de « porter atteinte à la souveraineté de l’État » ou encore d’instaurer « une véritable insécurité juridique ».

Dans le cas du Bénin, la Cour Africaine demande la suspension des élections communales prévues le 17 mai 2020 à la suite de la plainte de l’opposant Sébastien Ajavon sur l’impossibilité de son parti de présenter des candidats.

Pour le Rwanda, c’est le processus de révision de la Constitution qui a permis au président Kagamé de briguer un 3e mandat qui a été contesté devant la Cour Africaine.

La Tanzanie, où se trouve le siège de la Cour Africaine, est l’Etat le plus visé par les décisions de la Cour Africaine. Les autorités du pays dénoncent un « tsunami judiciaire ».

Ces différentes motivations montrent que ces Etats retirent leur déclaration de compétence de la Cour Africaine par défiance et en guise de représailles.

La Cour Africaine risque-t-elle de perdre de sa crédibilité ?

C’est déjà le cas. Des Etats lui reprochent de sortir de son domaine de compétence. Malgré le délai d’un an avant l’entrée en vigueur du retrait, il sera très difficile pour la Cour Africaine de faire respecter ses décisions par le Bénin et la Côte d’Ivoire qui pourraient suivre l’exemple du Rwanda. Même si cela est regrettable et ne grandit pas notre système, ces retraits remettent en cause la capacité de la Cour Africaine dont la crédibilité est engagée.

Faut-il réformer la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ?

Oui, car il y a une crise. Il faut analyser à froid pour repenser le système africain des droits humains qui contient des incongruités.

Par exemple, la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement africains qui est censée veiller à l’application des décisions de la Cour Africaine comprend tous les pays membres de l’Union africaine, y compris ceux qui ne la reconnaissent pas. La prise de sanctions est dévolue aux Etats qui sont pourtant les auteurs de violations.

Tout Etat membre de l’Union africaine devrait reconnaître la Cour Africaine et le Protocole de Ouagadougou l’instituant.

Puisque l’individu est au centre des droits humains, il faut faciliter la saisine de la Cour africaine et retirer sa clause facultative. Pour moi, un débat sur le rôle de la Cour Africaine doit intervenir assez rapidement entre la Cour, l’Union africaine, les Etats et les sociétés civiles africaines.

 

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