L’usage confond l’analyse ou la description d’un fait ou d’un phénomène à l’expression d’une opinion. Il importe de poser clairement cette distinction. Il appartient en particulier à « l’intellectuel » de le faire. Si nous devons nous interdire ces analyses et descriptions, il n’y aurait plus rien à penser et pour nourrir notre réflexion. En effet, ce serait soutenir que la complexité de la réalité n’est rien d’autre que le reflet de notre opinion et ne saurait se comprendre autrement. Il serait tout aussi stérile de définir la réalité d’un fait ou d’un phénomène, indépendamment du processus même de sa formation, et plus précisément de l’histoire qui retrace ses conditions d’apparition et ses modalités d’évolution. Il appartient ensuite aux uns et autres d’en déterminer la signification, l’origine, les causes, les mécanismes de manifestation et le devenir. Cette démarche relève par nature, à la fois la possibilité d’une subjectivité de la part du sujet, mais plus fondamentalement la possibilité d’une différence d’appréciation, qui consacre la relativité des opinions. L’idée que nous avons de la réalité, ne peut faire l’objet d’aucune intuition transcendantale a priori : elle ne prend sens que dans et par l’histoire sur la base d’une assiette factuelle, avec leurs liens et leurs logiques internes.
Notre problématique sera donc : à quelles conditions une différence peut-elle s’exprimer ?
Une question technique peut-elle devenir une question politique ? Une question historique peut-elle devenir une question idéologique ? Quelle signification en déduire pour la société ivoirienne ? Passer de l’un à l’autre nous renseigne sur l’orientation générale d’une politisation extrême de la pensée, sur son manque d’exigence de cohérence et d’objectivité, sur son absence d’ouverture permettant un libre exercice de la raison critique. Ailleurs, l’on parle de confiscation de la réflexion au profit d’une certaine « élite » qui impose une forme de dictature de la pensée qu’elle veut uniforme, dogmatique et unique. En réalité, il s’agit davantage d’illusions de la pensée procédant d’une projection et d’une généralisation de préjugés idéologiques, d’imaginaires sociaux, de falsifications historiques ou de reflexes ethno-nationalistes que l’on refuse d’interroger ou de soumettre à la raison critique, que de thèses réellement réfléchies, construites et assumées. Le refuge de la facilité est dans la comparaison et le déplacement des éléments centraux de la réflexion critique posée suivant un mode contradictoire.
Ensuite, il y a une sorte d’incapacité de la pensée à s’élever pour atteindre un statut d’universalité. La conflictualité de la société ivoirienne avec ses différentes crises et l’affrontement de ses contradictions sont internes à son histoire et propres à celle-ci. Les généralisations que nous en tirons sont possibles que dans la mesure où il est prouvé par l’expérience ou l’observation, que ces réalités possèdent une portée universelle. Que cette expérience particulière est transposable et exportable à d’autres sociétés dans d’autres contextes civilisationnels. Comment définir ces tentatives ou ces aspirations ou encore cette volonté d’universalisation de la part de nos « intellectuels militants » ou « plumitifs » (Sembène Ousmane). Toute définition suppose une interrogation préalable sur les critères qui la permettent. Ethnocentrisme ? Théorisation de l’illusion déformatrice ? Si la réponse est négative, en ce sens que dans l’homme ou dans une société donnée, l’on retrouve l’entière humanité ( Alain et avant lui Montaigne), la démarche doit être mieux structurée en utilisant des matériaux fiables, sans dénaturer la réalité objective ou laisser interférer avec elle. Nos appartenances et convictions personnelles. C’est au prix de cet effort intellectuel que l’on peut prétendre à des vérités universelles. De nombreux intellectuels ont tenté de saisir l’esprit de l’Ivoirien d’une manière synthétique. Ils ont caractérisé, non sans raison, cette démarche comme étant une entreprise sociale de libération de la pensée par rapport aux diverses pressions historiques, imagologiques, socio-culturelles et politiques qui la maintiennent dans un état d’hétéronomie et de sclérose. Il est temps de la sortir de la tutelle politique, de cette prison morale de la dichotomie manichéenne où tout est noir ou blanc, de ce confort illusoire de la certitude et de l’esprit de la facilité (catéchisme politique, populisme, militantisme, clichés et raccourcis réducteurs et déformateurs).
Enfin, l’esprit qui peut construire la Côte d’Ivoire de demain appartient à la postmodernité et non au passé. C’est un esprit d’affranchissement, de libération et d’autonomie citoyenne. La religion politique est morte. La tutelle politique de la pensée est morte. L’influence ethnoculturelle de la pensée est morte. Les idéologies sont mortes. L’esprit de la postmodernité en phase avec une structure démographique très jeune en Côte d’Ivoire apparaît comme la possibilité historique de la liberté de la pensée, que renforce l’explosion des NTIC. Au départ sa construction est l’œuvre d’une poignée d’intellectuels, de donneurs d’alerte, d’influenceurs, de cyber-activistes. Progressivement il gagne la société, puis s’élargit avec ses avantages et ses inconvénients à toutes les institutions de la République avant de gagner les mentalités et les mœurs de toute la société, donc de se collectiviser. Le processus est le même partout dans le monde entier. Il est général et s’universalise. C’est un trait de la mondialisation. Un phénomène historique à analyser. C’est cet esprit et les valeurs qu’il véhicule tant de la modernité de la pensée que de sa libération qui nous intéresse, sans avoir à examiner son mode opératoire ou son influence sur la gouvernance et les conduites sociales et politiques. La liberté est une vielle valeur et elle n’est pas propre à une société. Elle est universelle et émancipatrice. Précisément, c’est là que cet esprit prend toute sa place dans la construction du projet de l’ivoirien nouveau, en voulant s’échapper des prisons de la pensée (passé, appartenances, idéologies, environnement socio-culturel, passions, servilité, clans, dictature intellectuelle et spirituelle, normes bien pensantes). Sous cette dynamique la pensée devient de plus en plus individuelle et moins uniforme. » L’individu entend exercer sa pensée et son esprit critique, il veut exprimer sa sensibilité propre, par-delà les dogmes et canons de la société à laquelle il appartient » (Vincent Citot). Il débat de tout. C’est à la fois un processus de socialisation qui cherche des compromis avec la liberté et la civilité, et un processus de démocratisation qui cherche un compromis avec le droit et la vérité. Cette libération deviendra effective que si l’ivoirien de la postmodernité réussit dans ce mouvement à se débarrasser définitivement des stéréotypes et préjugés dont il a hérité de la part d’une société conflictuelle, à s’émanciper de ses appartenances (tribales, idéologiques, partisanes) de son passé (traditions, milieu social, blessures, mémoire, nostalgie, esprit de revanche et de vengeance).
CONCLUSION
Dès lors, il devient nécessaire de concevoir une éducation sociale de la liberté et de l’exercice de la pensée critique. Car ce qui pourra sauver la société ivoirienne du naufrage est la force de son esprit et la liberté de sa pensée. Ce qui libère la pensée de toutes les formes de prison, de préjugés négatifs et de conditionnements idéologiques, est la culture, la connaissance, le débat contradictoire. Pour que la masse ne soit plus manipulée et abusée par des jugements d’évidence et d’autorité, la déformation des faits, le populisme et autres perversions de l’esprit, ll y a une répartition des rôles à avoir. Ce n’est pas le segment de société qui brime, embrigade et emprisonne l’esprit, qui la libère, l’émancipe et l’élève. C’est ici que commence le travail des intellectuels et de l’élite, pour que demain la collectivité nationale puisse s’en approprier et en faire une singularité, le trait particulier de l’esprit Ivoirien, de l’Ivoirien nouveau. Un esprit libre, élevé et enraciné dans sa culture et la connaissance, accessible à l’universel et tourné vers le progrès social et la dignité de l’homme. Le rôle de l’intellectuel est d’éveiller cet esprit, de l’éduquer et de révéler à lui-même son humanité, tout en le réconciliant avec les valeurs universelles. Un homme livré à lui-même sans ces ingrédients est un danger, et quand il est au service d’un individu, d’un parti politique ou encore de toute autre section du peuple, il est un extrémiste « barbare » et violent. La transformation de la Côte d’Ivoire commence par la transformation de l’Ivoirien et de son esprit.
Pierre Soumarey
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