Une plainte a été déposée jeudi à Paris contre l’ex-premier ministre ivoirien et actuel adversaire du président Alassane Ouattara. Elle porte sur des faits présumés commis par la rébellion des Forces nouvelles qu’il a dirigée de 2003 à 2011.
Une partie des crimes présumés des Forces nouvelles est en train de revenir comme un boomerang vers Guillaume Soro, l’ancien « secrétaire général » de cette rébellion armée et candidat déclaré à l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire, prévue en octobre 2020.
PAR FANNY PIGEAUD PUBLIÉ LE JEUDI 7 MAI 2020
Une plainte pour torture, assassinat et crimes de guerre, a été déposée contre lui jeudi 7 mai, à Paris, par les avocats de six personnes qui se sont constituées parties civiles. Guillaume Soro, 48 ans, vit à Paris depuis au moins décembre 2019.
« Si ces faits, par définition très graves, étaient avérés, il est aberrant que les juges ivoiriens n’en aient pas été saisis. Personne ne peut douter du caractère opportuniste et artificiel de cette démarche », a réagi son avocat, William Bourdon, contacté par Mediapart, suggérant que l’État ivoirien est derrière cette action judiciaire.
Les plaignants, de nationalités ivoirienne et française, accusent Guillaume Soro d’avoir commandité, en 2004 et 2011, la mort de cinq personnes, membres ou ex-membres de la rébellion, dont le charismatique Ibrahima Coulibaly, surnommé « IB », selon la plainte que Mediapart a pu consulter.
C’est l’histoire interne, sale et cruelle, du mouvement rebelle qui remonte ainsi à la surface. Aucun de ses chefs n’a jusqu’à présent été jugé pour des crimes de
sang.
Pour bien comprendre, revenons 18 ans en arrière, au 19 septembre 2002. Ce jour-là, une tentative de coup d’État secoue la Côte d’Ivoire. Ses auteurs sont d’anciens militaires ivoiriens installés depuis 2000 au Burkina Faso voisin, où ils bénéficient du soutien du président Blaise Compaoré, allié de la France. Ils sont
commandés par Ibrahima Coulibaly. Cet ex-sergentchef de l’armée ivoirienne a noué d’étroites relations avec Alassane Ouattara quand ce dernier était premier
ministre, entre 1990 et 1993.
IB et ses hommes ont déjà tenté des putschs, d’abord contre le général Robert Guéï arrivé fin 1999 au pouvoir grâce à eux, puis contre Laurent Gbagbo, élu
en octobre 2000. Leur opération de septembre 2002, au cours de laquelle le ministre de l’intérieur, Émile Boga Doudou, est tué, tourne court. Ils réussissent cependant à couper le pays en deux et garderont le contrôle de sa partie nord, soit 60 % du territoire, jusqu’en 2011.
Leur opération bouleversera durablement la Côte d’Ivoire, qui vivra dans un état de guerre permanent jusqu’en 2011. Laurent Gbagbo sera contraint par la
communauté internationale de faire entrer des rebelles dans le gouvernement, à l’issue d’accords signés à Marcoussis sous la pression des autorités françaises.
Mais au sein de la rébellion, c’est aussi la guerre.
Dès 2003, une crise de leadership met aux prises IB et Guillaume Soro, en désaccord sur la direction à donner au mouvement. Guillaume Soro est entré dans
l’entourage d’IB après qu’il a rejoint son groupe au Burkina Faso, courant 2000. Il avait auparavant dirigé un puissant syndicat étudiant et s’était rapproché du
parti politique présidé par Alassane Ouattara.
Au Burkina Faso, il s’impose peu à peu auprès d’Ibrahima Coulibaly, au point d’apparaître, début 2003, comme la figure politique de la rébellion. Appuyé entre autres par Blaise Compaoré et Alassane Ouattara, il en profite pour chercher à écarter IB.
Fin 2004, c’est chose faite : Guillaume Soro est le seul maître à bord, avec à ses côtés Soumaïla Bakayoko, chef d’état-major des forces armées des Forces
nouvelles. Entre temps, des dizaines de partisans d’IB – qui se trouvait en France à cette période – ont été éliminés.
Le conflit entre les deux hommes s’est définitivement clos à Abidjan, le 27 avril 2011, date du décès d’IB, 47 ans, tué avec six de ses compagnons, dont son frère
Soualio Coulibaly.
La mort d’IB est précisément au centre de la première partie de la plainte déposée ce jeudi. Une de ses enfants, une fille de nationalité française, s’est constituée partie civile en tant que victime directe, accusant Guillaume Soro d’assassinat. Dans les écritures déposées par ses avocats, Joseph Breham et Noémie Saidi-Cottier, il est indiqué : « Il n’y a pas de doute sur le sort qui a été réservé à IB et le fait qu’il ait été victime d’homicide par des agents de Guillaume Soro. »
Dans les semaines précédant sa mort, Ibrahima Coulibaly commandait à Abidjan un groupe armé surnommé le « Commando invisible ». La Côte d’Ivoire était alors plongée dans une crise politicomilitaire inédite, née de l’élection présidentielle de 2010 opposant Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo. Revenu discrètement à Abidjan depuis le Ghana où il résidait, IB voulait pousser Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir.
Le Commando invisible combattait donc les forces de sécurité ivoiriennes, lesquelles étaient aussi attaquées par les Forces nouvelles, agissant pour le compte d’Alassane Ouattara et bénéficiant de l’aide de l’armée française. Cette guerre à têtes multiples s’est achevée le 11 avril 2011, avec la défaite de l’armée régulière et
l’arrestation de Laurent Gbagbo.
Quelques jours après, alors qu’il cherchait à négocier avec Alassane Ouattara et avait désarmé ses troupes, IB aurait été, selon la plainte, victime d’une « traque »
et « d’un guet-apens minutieusement préparé ».
Le matin du 27 avril, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), la nouvelle armée créée par Alassane Ouattara et dirigée par des commandants issus des
Forces nouvelles, ont effectivement lancé, devant les caméras de télévision, une opération dans la zone où il se trouvait.
L’objectif des militaires, « identifiés comme les hommes de Guillaume Soro », était « manifestement de procéder à l’élimination non seulement de Ibrahima
Coulibaly, mais également de tous ceux qui tentaient de s’échapper avec lui, alors même qu’il n’y avait pas entre eux de conflit armé ».
À ce moment-là, Guillaume Soro était secrétaire général des Forces nouvelles, premier ministre et ministre de la défense du gouvernement nommé par
Alassane Ouattara.
« Depuis la veille – a minima – de son assassinat », IB « se savait en danger et avait informé »l’Organisation des nations unies (ONU) et les forces françaises, selon les avocats de sa fille.
L’ancien sergent-chef a lui-même déclaré, en direct, sur la radio Voice of America : « Ce sont les Forces nouvelles qui m’attaquent, les FRCI qui m’attaquent
[…], c’est Soro qui m’attaque ! » Des hélicoptères de l’ONU et des forces françaises survolaient le quartier. « Grâce à cette surveillance aérienne, les
forces internationales suivaient systématiquement le déplacement des pourchassés », avance le texte transmis au parquet de Paris.
Une fois repérés, IB et ses hommes se sont rendus.
Certains auraient été « abattus sur place par les FRCI ». Parmi eux, Issiaka Timité et Soualio Coulibaly, dont des proches se sont constitués parties civiles. Les circonstances précises de leur mort « restent à être établies », précise la plainte. Les autres, dont IB et un certain Abib Karamoko, étaient emmenés
par des FRCI «dans des véhicules motorisés».
Le soir même, le corps d’IB était retrouvé dans une rue, « gisant sur le sol »; un peu plus loin, celui d’Abib Karamoko avait un impact de balle dans la tête. Si la
version officielle dit qu’IB a été tué dans des combats, plusieurs éléments, dont une photo de sa dépouille publiée par un média lié à Guillaume Soro, laissent
penser qu’il a été torturé, souligne la plainte.
Au regard des « circonstances détaillées du décès de la victime », des « déclarations de la victime elle-même », ainsi que des déclarations de Guillaume Soro, « il n’y a guère de doute quant au fait que son homicide puisse être imputé aux agents de Guillaume Soro », qui aurait nourri « une rivalité notoirement connue à l’endroit
d’Ibrahima Coulibaly », et que « ce meurtre serait prémédité ».
«Il y a une culture de l’impunité conséquente en Afrique de l’Ouest»
Des faits datant de juin 2004 constituent le second volet de la plainte, lequel accuse Guillaume Soro de crimes de guerre. Ils concernent deux fidèles d’IB : Kassoum Bamba, 36 ans, et Abdoulaye Doumbia, 31 ans.
Le camp rebelle que dirigeait Kassoum Bamba, dit Kass, ancien caporal de l’armée ivoirienne, a été attaqué le 20 juin 2004 à Bouaké (centre) « par les hommes de Guillaume Soro », affirme la plainte.
Après une bataille qui a duré toute la nuit, les «hommes de Guillaume Soro » auraient arrêté Kassoum Bamba, et l’auraient « exécuté ». Une commission internationale d’enquête indépendante a pour sa part évoqué dans un rapport établi en octobre 2004 « l’égorgement » et le « dépeçage du corps » de Kassoum Bamba « en plein jour dans la rue à Bouaké ».
Le corps d’Abdoulaye Doumbia, « chargé du volet mystique des soldats gravitant » autour d’IB, a été, quant à lui, identifié par des enquêteurs de l’ONU,
après avoir été retrouvé, comme une centaine d’autres cadavres, dans un charnier, le 26 juin 2004, à Korhogo (nord). Cinq jours plus tôt, des affrontements armés avaient aussi eu lieu dans cette ville, entre une faction loyale à IB et une autre se réclamant de Guillaume Soro. La victoire était revenue au camp Soro – au prix de plusieurs centaines de morts.
D’après l’ONU, la majorité des corps exhumés étaient nus. Certains étaient décédés par balles, d’autres par asphyxie. Des rapports de l’ONU ont aussi relevé que des combattants pro-IB, faits prisonniers à l’issue des combats, avaient été détenus dans des conditions « inhumaines et dégradantes », une soixantaine d’entre eux étant morts par suffocation dans un
container placé au soleil.
(…)
La suite de l’article Mediapart
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